Fariba Adelkhah : On n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout !

Toujours fidèle à sa promesse, Fariba Adelkhah fait part aux lectrices et lecteurs d’Eurojournalist(e), de son vécu lors de sa longue privation de liberté.

L’Iran un pays qui, même gouverné par les mollahs, ne manque pas de couleurs ! Foto: Fariba Adelkhah / CC-BY 2.0

(Fariba Adelkhah) – Janvier 2020. Depuis quelques semaines, je fais le siège dans le bureau du personnel pénitentiaire en signe de protestation. En d’autres termes, je reste dormir en bas, avec une garde, tandis que deux à trois autres membres du personnel sont logés dans leur dortoir, situé juste à côté. Les autres prisonnières, elles, demeurent au premier étage, deux portes verrouillées les séparant du rez-de-chaussée.

Dans cette pièce du bas, il n’y a qu’une seule fenêtre, d’un mètre sur un mètre et demi, très haute, inatteignable. Pour prendre l’air, je me dirige vers la petite cour située à l’entrée même de la section des femmes, la seule d’ailleurs à Evin. Elle est extrêmement petite, mesurant environ une quarantaine de mètres carrés. Cependant, il y a un coin avec des plantes et je profite de l’occasion pour les arroser. En me dirigeant vers la cour, c’est le passage obligé, je longe une petite pièce où sont souvent accueillies les nouvelles détenues, avant l’accomplissement des démarches administratives, ou celles qui sont en transit et ne vont pas rester longtemps à Evin. Pendant la pandémie, cette pièce était surpeuplée car elle abritait les prisonnières en quarantaine qui, dans les faits, devaient y résider deux semaines. C’était ma terreur, car cette cellule, dépourvue de fenêtre, comportait trois lits superposés pour six prisonnières, une douche et un WC sans porte, avec juste un rideau de séparation. Il n’y avait ni cuisine, ni évier, et il fallait compter sur la bonne volonté du personnel ou des autres détenues du premier étage pour obtenir de l’eau chaude, mon addiction.

En passant, je perçois une présence derrière le judas, ouvert, sans doute pour compenser l’absence de fenêtre. Nous sommes tenues de ne pas communiquer avec les détenues de cette cellule, règle souvent transgressée malgré les cris et l’irruption des gardes qu’on finit par ignorer. En me rapprochant, je remarque une femme bien brune, d’une quarantaine d’années, aux cheveux longs. Les premières questions sont simples. « Pourquoi es-tu ici? » Une question à laquelle je répondais souvent ironiquement, quant à moi, par un : « J’ai vu de la lumière et je suis entrée ! » La seconde interrogation concerne la durée : « Depuis quand ? Pour combien de temps ? ». Et ensuite : « Quel est ton nom ? ». Elle me répond très vite en me demandant de lui trouver de la teinture pour ses cheveux parce que demain, c’est dimanche, et que le dimanche est un jour sacré quand on est à Evin. C’est le jour de la visite de la famille ! J’apprends qu’elle est autorisée, pour la première fois après 440 jours d’isolement et d’interrogatoires, à voir sa famille, dont son fils de 14 ans dont elle parle avec insistance.

Je lui fais répéter : 440 jours sans visites, à l’isolement ! Elle approuve de la tête, les yeux brillants. Elle revient sur sa demande : la teinture pour colorer ses cheveux et ses sourcils. Le magasin de la prison – on le surnomme ironiquement l’hypermarché – est fermé. Je lui dis que je n’utilise pas de teinture, mais que je vais demander aux filles d’en haut de satisfaire sa demande. Elle me précise qu’elle remboursera le produit. Je monte exposer la requête aux détenues que je ne connais pas vraiment puisque, dès mon arrivée dans le quartier des femmes, j’avais entamé mon siège, dans le poste de garde. J’expose la situation à deux prisonnières, elles aussi préoccupées par la visite hebdomadaire. On me promet de s’en occuper dès lors que cette femme rejoindra les rangs des détenues ordinaires et qu’elle les remboursera. Le temps passe. Je remonte une deuxième fois réitérer la demande. On me fait comprendre qu’elles ont d’autres chose à faire et feront de leur mieux, mais sinon, elle pourrait bien aller à la visite de ce dimanche, cette fois-ci sans teinture ! … Rien ne se fera, et la visite du lendemain, après 440 jours de séparation, sera bien sans couleur.

Elle s’en souvient encore deux ans et demi plus tard quand je la retrouve, après mon retour à Evin. Tout comme elle se souvenait de ses 440 jours sans visite. Elle en parlait chaque fois lors de la réunion avec les autorités de la prison qui venaient dialoguer régulièrement avec nous, prétendument pour nous rassurer sur le bon fonctionnement du système carcéral et l’application des règles légales en son sein ! Et je la vois encore et toujours parler de ses 440 jours sans visite avant de déposer une demande de congé pour voir son fils, demande à laquelle elle avait bien droit légalement, autorisation toujours promise… et jamais accordée jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi cela le monde des prisonnières : on ressasse, on n’oublie rien, on s’habitue, c’est tout.

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