Faut-il organiser une convention citoyenne sur l’immigration ?

Manifestants pour la régularisation des travailleurs sans papiers, devant le Panthéon, à Paris.

Manifestants pour la régularisation des travailleurs sans papiers, devant le Panthéon, à Paris. ALEXANDRA BONNEFOY/REA

DISSENSUS. Les appels en faveur d’une telle convention se multiplient, quelques voix s’inquiétant néanmoins des conséquences d’un tel débat dans un contexte compliqué… « L’Obs » a sollicité les avis d’Hélène Thiollet, politiste, et d’Henry Masson, président de la Cimade.

Après le climat et la fin de vie, l’immigration ? Depuis des mois, des dizaines d’associations, des centaines de chercheurs et scientifiques ainsi que quelques députés ont multiplié les appels pour la mise en place d’une convention citoyenne portant sur ce sujet ô combien sensible. Si Emmanuel Macron ne s’est jamais prononcé sur cette proposition, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, l’a soutenue, estimant, en avril dernier, que l’immigration « est un beau thème pour lequel on peut mobiliser des Français ». Les scientifiques et les associations militant dans ce sens y voient l’occasion de débattre, enfin, de manière sereine, dépassionnée et sur un temps long, d’un sujet constamment instrumentalisé par une partie de l’échiquier politique. Leur objectif est, bien sûr, de donner une image positive de l’immigration, mais aussi de faire émerger un consensus parmi les citoyens tirés au sort, grâce à l’éclairage d’experts, présents pour étayer les éventuelles propositions.

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Certains s’interrogent néanmoins sur l’opportunité d’une telle grand-messe, alors même que le Sénat a adopté ce mardi 14 novembre le texte du projet de loi du gouvernement sur le sujet, dans une version nettement durcie avant son futur examen, à partir du 11 décembre, à l’Assemblée nationale. Ils s’inquiètent, surtout, des effets délétères possibles de mois de débat sur l’immigration dans une France frappée par l’inflation et qui se fracture actuellement sur la question du conflit israélo-palestinien. Rappelons au passage que l’un des premiers à avoir proposé une telle convention n’est autre qu’un certain Eric Zemmour…

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Renaud Février

Hélène Thiollet : « Cela permet un débat encadré, donc apaisé »

Hélène Thiollet est politiste, chargée de recherche au CNRS, notamment sur les crises et les transformations politiques liées à la migration et à l’asile.

Hélène Thiollet est politiste, chargée de recherche au CNRS, notamment sur les crises et les transformations politiques liées à la migration et à l’asile. ©COLLECTION PERSONNELLE.

Pourquoi réclamez-vous une convention citoyenne sur l’immigration ?

Car cela permettrait une vraie délibération, démocratique et apaisée, sur un sujet complexe, avec des citoyens représentants l’ensemble du spectre politique français. Créer du consensus par le débat, c’est l’un des fondements de la politique. Le politique, c’est du tissage, pour gérer ensemble la cité, écrivait ainsi Platon dans « le Politique ».

Ce débat apaisé n’existe pas aujourd’hui. Depuis des années, nous assistons d’une part à de récurrentes montées de fièvre politique et médiatique à propos d’immigration, des pics de politisation qui sont largement créés et instrumentalisés – en premier lieu par l’extrême droite. Et, d’autre part, à une prolifération législative – déjà 21 lois depuis 1990 ! – qui n’identifie pas correctement les problèmes et ne trouve pas de solutions satisfaisantes.

C’est un cycle perpétuel de débats électoralistes hystérisés, inflammables, et de lois court-termistes. Jamais la France ne s’est autorisée un vrai débat sur l’immigration, en essayant de construire du consensus et, surtout, d’avoir une vision à moyen-long terme. L’Europe non plus d’ailleurs…

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Ne craignez-vous pas, justement, que la convention citoyenne devienne une tribune pour l’extrême droite ? Eric Zemmour s’était lui aussi prononcé en faveur d’une convention…

Je ne suis pas dupe des déclarations d’Eric Zemmour : en tant qu’homme politique, il pense qu’une convention serait bonne pour lui. De mon côté, je pense qu’elle serait bonne pour la démocratie. Nous ne devons pas nous interdire de débattre, sous prétexte que le sujet serait trop polémique. Au contraire ! Preuve en est : la convention citoyenne sur la fin de vie a permis un débat serein, alors que le sujet était, selon moi, encore plus sensible, intime, chargé d’idéologie et de valeurs religieuses que l’immigration. L’idée n’est pas, pour autant, d’ouvrir une convention citoyenne sur l’immigration en général, qui risquerait de virer au gloubi-boulga. Il serait idiot de demander « Que pensez-vous de l’immigration ? » ou « Etes-vous en faveur de l’immigration ? » Pour être efficace, il faut se concentrer sur une question précise sur laquelle il est possible de légiférer puisque l’objectif de la convention est bien de proposer une ou des lois.

Quelle pourrait être cette question ?

Je ne veux pas préempter ce choix. Peut-être pourrait-elle être discutée par le Parlement ? Ce qui est certain, c’est qu’il faut formuler une question en réfléchissant à ce que peuvent les politiques publiques et ce sur quoi le Parlement peut légiférer, en matière de migration, si possible en articulant les deux pans du sujet : immigration et intégration. Nous pourrions, par exemple, imaginer une question sur le thème « Immigration et marché du travail » puisque l’article 3 de la proposition de loi en discussion en ce moment semble faire débat.

Mais cela signifie aussi identifier, au préalable, les sujets sur lesquels la France peut légiférer et quels sont ceux qui dépendent de la législation européenne, ou du droit international, comme les droits de l’Homme, les droits de la femme ou de l’enfant…

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Quels sont les avantages d’une convention citoyenne ?

La convention citoyenne est un outil, une technique politique, permettant l’émergence d’un consensus. Cela permet un débat encadré, donc apaisé, et organisé sur un temps long. C’est particulièrement rare, en politique, d’avoir autant de temps pour échanger, pour s’écouter les uns les autres, hors de l’hystérie médiatique et des considérations partisanes.

C’est aussi un débat qui a la chance d’être éclairé, informé par la recherche scientifique et les expériences partagées des participants. En effet, des savants – par exemple, ici, des sociologues, des démographes, des économistes, des géographes, etc. – sont invités à partager l’état des recherches sur le sujet, les résultats qui font consensus, les controverses ou les limites des recherches actuelles.

Lors des précédentes conventions citoyennes, certains ont pu reprocher aux scientifiques d’influencer des citoyens qui manquent de compétences sur les sujets abordés…

Je ne suis pas d’accord, il n’y a pas de problème de compétences, on l’a vu même sur un sujet aussi technique que le réchauffement climatique. A condition, bien sûr, que les experts soient clairs et honnêtes. L’idée n’est, évidemment, pas de laisser les scientifiques mener la convention. C’est d’ailleurs pourquoi les présentations des experts sont suivies d’échanges avec les citoyens, de questions… Une fois correctement informés, les citoyens peuvent ensuite débattre entre eux, sans avoir peur d’exprimer des divergences d’opinions. Si chacun prend la parole librement, il est plus facile de dégager, ensuite, un consensus.

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Cet apport scientifique est une opportunité formidable, car il permet à tout un chacun de se forger un avis éclairé sur un sujet, en quelques mois. Dans tous les pays où des conventions citoyennes sont organisées, on note une montée en compétences extrêmement rapide, quel que soit le niveau d’études initial des membres de la convention. Les citoyens se retrouvent en quelque sorte à armes égales avec les politiques. Ils « deviennent » des politiques. C’est, réellement, le pouvoir « par le peuple ».

Les gens sont rationnels, vous savez. En outre, les études de l’Eurobaromètre montrent que ni les Français ni les Européens ne sont si frontalement opposés à l’immigration que certains sondages, réalisés sous le coup d’une émotion particulière, peuvent le laisser penser.

Mais ne craignez-vous pas qu’une telle convention citoyenne accouche d’une souris ? C’est ce qu’on a pu reprocher aux précédentes conventions…

C’est une vraie question. Entre la convention citoyenne sur le climat, qui a proposé des mesures concrètes, reprises a minima dans la loi, et celle sur la fin de vie, dont les conclusions n’ont pas été transposées en droit, on peut s’interroger sur les applications. Pour moi, il est évident que les propositions citoyennes doivent être légiférables.

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Pensez-vous que votre appel sera entendu par Emmanuel Macron ? Le porte-parole du gouvernement Olivier Véran s’était prononcé pour, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin est contre…

Les politiques sont dans leur rôle. Ils se demandent s’il est de leur intérêt de soutenir ou d’organiser une telle convention, c’est normal. Or, l’immigration est devenue à la fois un sujet totem pour l’extrême droite, et un tabou pour la gauche, qui n’ose plus en parler, de peur de perdre des électeurs.

Je ne connais pas la position d’Emmanuel Macron, mais je sais que le Cese [Conseil économique social et environnemental] est plutôt favorable à une convention citoyenne. Il avait même commencé à réfléchir à la question qui pourrait être posée.

Emmanuel Macron a, pour l’heure, proposé d’élargir le champ d’application de l’article 11 de la Constitution pour possiblement organiser un référendum sur les questions migratoires. Qu’en pensez-vous ?

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Cela m’inquiète : le référendum, c’est l’antithèse de la convention citoyenne et de la démocratie ! N’oublions pas que c’est l’extrême droite qui réclame un référendum sur le sujet depuis des années ! Le référendum est un outil populiste, avec une question souvent très orientée, choisie par l’exécutif. Le débat ne serait pas apaisé, car il se jouerait sur la scène médiatique. Et surtout, l’information scientifique indépendante offerte aux citoyens sur le sujet serait proche de zéro… La convention citoyenne, à l’inverse, c’est plus de temps, plus d’informations de meilleure qualité et la possibilité d’un débat respectueux des uns et des autres.

D’autres personnalités politiques soutiennent-elles l’idée d’une convention citoyenne ?

Je n’ai pas encore entendu de vibrants plaidoyers en faveur d’un renouveau démocratique offert par une convention. C’est normal, car c’est une perte de contrôle pour les politiques ! Quand le référendum permet, lui, de tout contrôler : le timing, la question, et le débat.

Dans l’esprit des politiques, la convention citoyenne constitue peut-être une menace existentielle. C’est un peu vexant de partager leur pouvoir législatif avec de « simples » citoyens. Ce n’est pourtant pas incompatible avec la démocratie représentative : je suis même persuadée que le salut des politiques passe par ce renouveau démocratique.

Propos recueillis par R. F.

Henry Masson : « Organiser une conférence citoyenne actuellement serait un piège »

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Henry Masson est président de la Cimade, association qui aide et défend les droits
 des personnes réfugiées et migrantes.

Henry Masson est président de la Cimade, association qui aide et défend les droits des personnes réfugiées et migrantes. ©COLLECTION PERSONNELLE.

Que pensez-vous de l’idée d’une convention citoyenne sur l’immigration ?

Lorsque l’idée a été proposée à la Cimade par des personnes dont nous partageons les combats en faveur de l’accueil des étrangers, nous l’avons trouvée séduisante sur le papier. Nous ne pouvions que souscrire à l’idée de revenir sur un sujet aussi clivant que l’immigration dans un climat apaisé, pour débattre et formuler des propositions. J’étais d’autant plus intéressé que j’avais en mémoire le fait que, lors de la convention citoyenne sur la fin de vie, des citoyens tirés au sort, arrivés avec des positions très arrêtées, avaient changé d’avis, notamment en raison de l’éclairage des experts du sujet. Ce processus permet de démolir un certain nombre de préjugés des uns et des autres.

Comme pour les précédentes conventions citoyennes, un comité de gouvernance indépendant du pouvoir politique aurait été désigné, ce qui garantissait une certaine neutralité des points de vue des experts.

Pourquoi vous y opposer alors ?

Plusieurs points posent problème et en premier lieu, la question posée aux citoyens. Il faut être conscient qu’en fonction de la manière dont elle sera rédigée, cela peut impliquer tel ou tel type de réponse. Peut-on même, pour un sujet aussi vaste et sensible, se contenter d’une seule question ? Nous nous interrogeons également sur le devenir des conclusions de la convention : que fera le gouvernement si elles ne lui conviennent pas ? Du reste, je me pose aussi la question en ce qui nous concerne, à la Cimade ! L’exécutif n’est pas engagé par les conclusions des conventions, nous l’avons constaté sur le climat et la fin de vie. Il pourrait très bien dire : « C’est bien, je vous félicite, mais je ne reprends qu’une ou deux de vos propositions. » Voire aucune. Enfin, je m’interroge sur le contexte actuel, qui, pour moi, rend inenvisageable l’organisation d’une convention citoyenne.

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Pourquoi ?

Pour deux raisons : la première, c’est que le Sénat discute déjà d’un texte, que nous jugeons par ailleurs stupéfiant. Pour laisser à une convention citoyenne le temps nécessaire à son travail, il faudrait repousser le vote de ce projet de loi de plusieurs mois voire d’un an.

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La seconde, c’est que nous sommes aujourd’hui très loin d’être dans un climat apaisé sur le sujet : cela fait des années que le sujet de l’immigration est instrumentalisé auprès de l’opinion, avec des visées électoralistes de la droite et de l’extrême droite. Des partis s’en servent en effet pour justifier toutes nos difficultés. Cela ne peut pas déboucher sur des conclusions sensées. D’autant plus qu’est venu s’ajouter à tout cela l’assassinat horrible du professeur de français Dominique Bernard, à Arras [assassiné par un immigré d’origine russe], qui a entraîné une réaction émotionnelle très forte. Or, pour traiter un sujet sensible, il faut prendre de la distance. Légiférer ou organiser une convention citoyenne sous le coup de l’émotion est une erreur, voire un piège. Cela ne peut que contribuer à fracturer la société.

Mais on a le sentiment que les faits divers et l’actualité internationale ne permettront jamais un débat apaisé…

Vous avez raison, même si je considère qu’au début de la guerre en Ukraine, lorsque tout le monde a accepté d’accueillir des réfugiés fuyant la mort, nous aurions pu avoir une fenêtre d’opportunité pour l’organisation d’un vrai débat sur l’immigration, peut-être via une convention nationale… Mais cette fenêtre s’est bien vite refermée, hélas.

Que devraient faire les politiques ?

D’abord, assumer les faits : les migrations vont s’amplifier, qu’on le veuille ou non. La Terre va en quelque sorte se rétrécir, à cause des guerres et du réchauffement climatique qui vont rendre certaines zones du globe inhabitables. Des conflits importants risquent d’éclater sur la question du partage des richesses. Soyons réalistes : la France et l’Europe ne vont pas pouvoir se barricader derrière un mur qui nous protégerait. D’une part, parce que les murs sont inefficaces et finissent toujours par tomber, d’autre part parce que plus nous augmentons le niveau de « protection », plus cela coûte cher… et cela n’empêchera jamais les traversées de la Manche ou de la Méditerranée devenues de plus en plus dangereuses et mortelles !

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La France est un pays d’immigration, mais nous ne sommes pas envahis, et sommes même loin d’être le pays européen qui accueille le plus d’étrangers ! Parfois, dans l’Histoire, des politiques doivent avoir le courage d’anticiper l’avenir du pays et du monde et amener la société à accepter des transformations importantes, même si la population n’y est pas encore prête. Que se serait-il passé si François Mitterrand avait organisé une convention citoyenne ou un référendum sur la peine de mort ? Elle serait peut-être toujours en vigueur.

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Que prônez-vous exactement ?

Nous prônons la régularisation de tous les sans-papiers présents sur notre territoire. Laquelle ne créera pas d’appel d’air, car la migration ne se fait pas d’un claquement de doigts : c’est un chemin de croix sur lequel les exilés ne se lancent pas par plaisir ! Lorsque certains traversent les Alpes à pied ou la Méditerranée sur un bateau surchargé, ce n’est pas pour faire du tourisme !

Par ailleurs, n’oublions pas que nous avons besoin de ces personnes en France : dans les métiers du soin, de la sécurité, de la restauration… Elles ne volent pas le travail des Français, car le plus souvent elles occupent des métiers que nos concitoyens ne veulent pas exercer. Ne pas les régulariser est donc parfaitement hypocrite ! Et comment reprocher aux étrangers de tomber dans des combines ou des trafics si on les empêche de travailler légalement ?

Quelle serait la bonne méthode, le bon lieu, pour débattre de l’immigration ?

Le bon lieu, c’est toute la société ! Nous sommes mobilisés au quotidien pour sensibiliser les Français, organiser des débats, susciter des rencontres, pas seulement avec des personnes qui partagent notre combat. C’est pourquoi, sur le principe, nous étions séduits par l’idée de la convention citoyenne. D’ailleurs, notre « non » n’est pas définitif, mais il faudrait être clair en amont sur certains points : à savoir que le gouvernement repousse encore les discussions sur le projet de loi actuel, que la question de la convention soit ouverte et pas orientée, que les citoyens tirés au sort ne subissent pas de pressions et, enfin, que le gouvernement s’engage à tenir compte de l’ensemble des propositions validées par les citoyens. Malheureusement, ces conditions ont peu de chance d’être réunies.

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Propos recueillis par R. F.

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