La Russie de Poutine ou le culte de la mort
Pour la journaliste d’opposition Galina Timchenko, comme pour les spécialistes de la géopolitique, il n’existe pas “d’opinion publique russe”.
- Publié le 21-06-2023 à 16h30
- Mis à jour le 23-06-2023 à 16h22
”Pour comprendre l’âme russe, il faut lire l’œuvre de Dostoïevski”, dit l'adage. Pour appréhender la pensée de Vladimir Poutine, “Les Frères Karamazov” (1880) parlent d’eux-mêmes : “L’homme n’a pas de souci plus lancinant, plus douloureux que, resté libre, celui de se chercher aussi vite que possible, quelqu’un devant qui se prosterner”, y dit le grand inquisiteur. “Nous aimons aussi les faibles. Ils sont pervers, ils sont rebelles, mais à la fin, c’est bien ceux-là qui nous obéiront.”
À 62 ans, Galina Timchenko connaît certainement les écrits de Fiodor sur le bout des doigts. Il est moins certain qu’elle partage son point de vue. Née à Moscou durant l’ère soviétique, longtemps éditrice pour le quotidien Kommersant puis le site d’information Lenta.ru, la journaliste s’est exilée sous la contrainte à Riga (Lettonie) en 2014, pour y lancer un site d’information d’opposition.
Depuis, “Meduza” s’est largement imposé comme une référence du genre, remportant le titre envié “d’institution menaçant la Constitution et la sécurité russe”, et offrant sur un plateau à Galina Timchenko le statut d'“agent de l’étranger”. Rencontre à Bruxelles avec la journaliste, en marge d’un colloque rassemblant plusieurs dizaines d’opposants russes.
On entend souvent les opposants à Vladimir Poutine avancer l’idée que les Russes ont fait l’objet d’un lavage de cerveau. Partagez-vous cet avis ?
Absolument, les Russes font l’objet d’un lavage de cerveau qui dure depuis des années et s’est renforcé. Il y a encore dix ans, la société russe était divisée en deux parties : celle qui s’informait exclusivement via les médias d’Etat et celle qui allait également voir sur Internet. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, les Russes vivent dans un culte totalitaire dont la rhétorique mortifère ne cesse de répéter le même message : “Mourez, mourez, mourez pour ce pays”. À aucun moment on leur demande de vivre ou d’être heureux. Vladimir Poutine incarne parfaitement cette rhétorique. Lors du discours suivant sa “réélection” il a cité cette phrase d’un poème russe : “Allons-y, allons donc mourir près de Moscou”. Il veut en permanence convaincre Russes qu’il y a une forme de gloire à mourir pour la glorieuse Russie. Et je dois reconnaître que les télévisions d’Etat qui l’assistent dans cette tâche sont de véritables génies maléfiques, parce qu’elles emballent cette propagande dans un contenu extrêmement séduisant. Il est extrêmement difficile de faire sortir la population de ce narratif.
Comment expliquer que cette propagande soit aussi efficace ?
D’abord et avant tout l’éducation. Le système éducatif de l’ex URSS a été totalement détruit avec sa chute et personne n’en a élaboré d’autre. Résultat : la Fédération de Russie comporte énormément d’habitants sous-éduqués. Vient ensuite la question des médias, auxquels Vladimir Poutine livre une guerre sans pitié depuis son arrivée au pouvoir en 2001. Dès son entrée en fonction, il a fait le nécessaire pour que rien ni personne ne vienne perturber le discours officiel. Mais il y a plus fondamental encore. En Russie, la notion d’ascenseur social n’existe pas. Si vous venez d’un milieu modeste et que vous êtes malin ou un peu éduqué, vous pouvez éventuellement devenir développeur ou spécialiste de l’IT. Si vous êtes moins malin, vous n’avez aucune chance d’accéder à une bonne éducation ou toute autre forme de privilège. Un seul choix s’offre réellement à vous : l’armée. Personne, en Europe n’est conscient du degré de pauvreté de la Russie rurale, alors je vais vous en donner un exemple. Il y a quelques semaines, la maman d’un ami à moi est venue des montagnes de l’Oural pour nous rendre visite à Riga (Lettonie). Comme elle voulait ramener des cadeaux en Russie, je lui ai donné une valise à roulettes. Elle a fondu en larme. Elle, qui a porté des sacs énormes sur son dos toute sa vie n’avait jamais vu une valise sur roulettes. Beaucoup de Russes n’ont jamais rien vu d’autre que la misère.
Cela explique en partie qu’en vingt ans, Vladimir Poutine n’ait jamais rencontré de réelle opposition ?
On peut assez justement comparer Vladimir Poutine à un virus : il a un sens inné et surdéveloppé de la survie. Poutine et son cercle restreint n’ont ni vision ni stratégie pour l’avenir de la Russie. Tout ce qu’ils font, c’est alimenter leur survie en faisant référence à la soi-disant glorieuse histoire russe. Ils évoquent constamment le passé, jamais à l’avenir. Toute leur idéologie est basée sur cette grande Russie fantasmée “qui ne commence pas les guerres, mais les finit”. C’est des conneries, ce n’est pas notre gloire, mais la gloire de nos prédécesseurs. Un fantasme qui nous fige dans un récit du passé et empêche toute évolution.
La guerre en Ukraine est-elle une erreur, qui pourrait entraîner un changement de régime ?
Je vois parfois certains signes, comme les 15 millions de lecteurs de Meduza et notre dernier sondage qui a rassemblé 18 000 personnes. C’est bien davantage que n’importe quel sondage mené en Russie par le passé et j’ai le sentiment qu’il y a une nouvelle génération plus tolérante, plus européenne, ouverte aux valeurs communes. Mais en réalité, je n’ai aucun espoir pour l’avenir, parce que toutes les institutions (l’armée, l’administration…) et la majeure partie de la population restent d’excellents serviteurs de Poutine.
On entend souvent dans le discours des opposants que 25 % des Russes soutiennent ouvertement Poutine et que 60 % de la population veut simplement vivre sa vie… Comment toucher et convaincre cette cible ?
C’est la question vitale, le point qui pourrait tout changer, mais malheureusement nous n’avons aucun moyen financier ou technique pour accéder à cette frange de la population. Meduza est le plus grand média d’opposition en langue russe, et il est en permanence au bord de la disparition. Aujourd’hui, nous allons jusqu’à envoyer des PDF à notre audience en lui disant : “Soyez nos ambassadeurs, imprimez ce contenu et partagez-le le plus possible”.