Thaïlande : une victoire de tous les dangers pour le camp démocrate

Camouflet pour l’armée, les élections en Thaïlande consacrent la victoire du camp démocrate. Mais le chemin vers les réformes est encore long.

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Le candidat Pita Limjaroenrat au milieu de ses supporters le 15 mai.
Le candidat Pita Limjaroenrat au milieu de ses supporters le 15 mai. © VACHIRA VACHIRA / NurPhoto / NurPhoto via AFP

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Un « triomphe », une « déferlante », un « raz de marée ». En Thaïlande, les élections législatives ont consacré dimanche la victoire des partis prodémocratie, et humilié l'armée, qui ne rassemble que 15 % des voix après dix ans de pouvoir à la suite d'un coup d'État.

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Le parti Move Forward, de Pita Limjaroenrat, a ainsi raflé 151 des 500 sièges de la Chambre des représentants, talonné par le Pheu Thai, autre parti prodémocrate dirigé par la richissime famille Shinawatra, qui en remporte, lui, 141. Un « raz de marée préparé depuis de longues années », selon la chercheuse au centre Asie de l'Ifri Sophie Boisseau du Rocher, qui explique : « Depuis 15 ans, on sent en Thaïlande un vrai besoin de changement, dont la concrétisation a été systématiquement empêchée par l'armée. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que depuis 2018, il existe la possibilité de sortir du face-à-face pernicieux entre l'armée et le clan Shinawatra. De nouveaux acteurs ont émergé pour porter cette transformation réformatrice : le parti du Nouvel Avenir (Future Forward), qui s'est transformé après sa dissolution en parti Move Forward. »

Libéralisation politique et économique

Militant pour une réforme de la Constitution et du crime de lèse-majesté, utilisé par les militaires pour censurer l'opposition, le parti Move Forward, fondé suite à la dissolution du pari Future Forward après les élections de 2019, semble ainsi réussir un coup de maître, grâce au soutien des classes moyennes – urbaines et rurales – et de la jeunesse.Quatre millions de primovotants s'exprimaient ainsi ce 14 mai. Son leader de 42 ans, l'homme d'affaires diplômé de Harvard Pita Limjaroenrat, dit Pita, entend également libéraliser l'économie afin de relancer la croissance thaïe, en berne depuis plusieurs années.

« Move Forward veut engager une réforme d'ensemble pour moderniser le pays et rattraper le retard économique, accumulé par rapport à ses voisins, et notamment le Vietnam, résume Sophie Boisseau du Rocher. Les résultats économiques, 2,4 % de croissance en 2022, ne sont pas bons en raison de l'ingérence systématique de l'armée dans les circuits économiques, et des circuits de corruption qui vont avec. Cela fait fuir les investisseurs étrangers. L'économie du pays est aussi de plus en plus soumise à des circuits de dépendance envers la Chine et subit le préjudice des tensions commerciales sino-américaines. »

L'opposition a ainsi une majorité très nette dans la Chambre des représentants, l'équivalent thaïlandais de notre Assemblée nationale. « La population, avec un taux de participation de plus de 75 %, a exprimé très clairement son rejet des militaires et du contrôle qu'ils exercent sur la vie politique, souligne le chercheur honoraire du Ceri à Sciences Po David Camroux. Ils l'ont fait par les urnes, et j'espère qu'ils seront écoutés, car le contraire pourrait être très dangereux pour le pays. »

Négociations difficiles

Car si la victoire est massive, et le soutien de la population aux réformes, manifeste, rien n'est encore gagné. En effet, s'il paraît peu probable que les militaires tentent un énième coup d'État – la Thaïlande en a traversé une douzaine depuis 1932 –, l'establishment a encore plusieurs cartes en main.

La première, et non des moindres, est la Constitution sur mesure que les militaires, appuyés par le roi, ont fait adopter en 2017. Pour être nommé Premier ministre, Pita doit ainsi réunir une coalition d'au moins 376 députés, afin de contrebalancer les voix des 250 sénateurs nommés par les militaires et acquis à leur cause, puisqu'il faut obtenir la majorité des deux chambres en Thaïlande pour parvenir au pouvoir.

L'heure est donc à la négociation en Thaïlande, où le puissant parti Pheu Thaï a annoncé lundi qu'il rejoignait Move Forward et lui apportait 141 sièges supplémentaires, tirés de sa popularité auprès des paysans et des populations du Nord-Est. Mais ce parti, au centre de la vie politique thaïlandaise depuis les années 2010, pourrait, une fois la coalition formée, faire payer à son jeune rival le fait de l'avoir dépassé.

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Les regards sont également tournés vers Anutin Charnvirakul, l'actuel vice-Premier ministre et ministre de la Santé du pays, apprécié pour avoir fait légaliser le cannabis thérapeutique, et dont le parti, dissident au sein du camp de l'armée, pourrait apporter 71 sièges supplémentaires pour compléter la majorité.

Le temps presse, car le vainqueur reste fragile tant qu'il n'a pas été nommé Premier ministre. « Un coup d'État judiciaire n'est en effet pas impossible, explique Sophie Boisseau du Rocher. L'armée peut utiliser l'appareil juridictionnel et judiciaire qu'elle a mis en place pour le retourner contre Pita et Move Forward. Ce risque est à prendre au sérieux, car les partis proches des militaires peuvent tenter de faire ressortir une casserole quelconque de son passé d'homme d'affaires pour l'évincer. »

Rôle du roi

Celui-ci pourrait ainsi être déclaré inéligible, à l'instar de Thanathorn Juangroongruangkit, l'ancien leader de Future Forward, l'ancêtre de Move Forward, déchu de son mandat de député sur un motif fallacieux et dont le parti avait été dissous après les élections de 2019.

Le scrutin pourrait enfin être invalidé par la Commission électorale, explique David Camroux. « Les militaires ont politisé les institutions électorales pour soumettre l'opposition », rappelle le chercheur. « Cela avait participé à déclencher des manifestations massives en 2020, et ils pourraient être tentés de reproduire la même stratégie, même si Move Forward a dû se préparer à cette éventualité. »

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Une autre inconnue est enfin la réaction du roi lui-même. Moins apprécié que son père par ses sujets, qui restent néanmoins attachés à l'institution royale, le sulfureux Rama X pourrait choisir de peser sur le résultat de l'élection pour faire pencher la balance en faveur des militaires, soutiens traditionnels de la monarchie.

Mais si son intervention est « possible », elle reste « peu probable », poursuit Sophie Boisseau du Rocher. « Le roi pourrait effectivement soutenir l'armée, en reprenant le discours qui la présente comme le seul recours face au risque d'instabilité. Mais dans le climat d'effervescence et d'exaspération, parier sur cet argument rabâché depuis tant d'années serait probablement contre-productif. Ce qu'ont clairement démontré les élections est que ce cycle-là est terminé, l'armée, après neuf ans de pouvoir, est désavouée par la population. »

« Derrière le résultat des élections, conclut David Camroux, c'est le rejet d'une société paternaliste et patriarcale qui s'exprime. En 2020, les manifestants criaient « on n'a pas besoin de Dieu, on n'a pas besoin de père. » Ils veulent passer à autre chose, et il serait dangereux d'essayer de les forcer à faire marche arrière. L'État thaïlandais a de la chance que les jeunes s'expriment dans les urnes. Si les résultats sont invalidés, cela pourrait s'avérer terrible. »

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