Alors qu’Ankara célébrera en octobre les 100 ans de la république de Mustafa Kemal Atatürk, la laïcité turque a-t-elle vécu ? Encore faut-il s’entendre sur cette particularité. « Dès le départ, la laïcité dans le système turc n’est pas, et loin de là, la séparation de l’État de la religion. Il s’agit, bien au contraire, d’inclure le système religieux dans l’État, non seulement pour contrôler le discours religieux, mais de plus pour l’utiliser comme une des plus solides courroies de transmission du haut (régime politique) vers le bas (le “peuple”) », rappelle l’historien et politologue ­Samim ­Akgönül (1).

Lorsque le Parti de la justice et du développement (AKP) arrive au pouvoir en 2002, son chef ­Recep ­Tayyip ­Erdogan sait qu’il doit incarner un islam modéré s’il veut que la Turquie ait une chance d’adhérer à l’Union européenne. Et durant la première décennie à la tête du pays, alors que la révolution secoue les pays arabes, la Turquie veut apparaître comme un exemple unique de « démocratie islamique », avec un attachement au pluralisme et au respect des droits de l’homme.

Une démocratie islamique

Sous son impulsion, « l’islam, longtemps mis à distance, est redevenu une force de mobilisation politique », analyse ­Dorothée ­Schmid, docteure en sciences politiques et directrice de recherche à l’Institut français des relations internationales (Ifri). L’électorat de l’AKP est notamment composé de la petite bourgeoisie pieuse aux valeurs conservatrices de l’Anatolie, laissée-pour-compte des gouvernements laïques précédents.

« Par son charisme, le fondateur Atatürk avait su imposer un principe de laïcité au cœur de la vie de la cité. Mais la Turquie reste un pays profondément musulman », rappelle ­Bayram ­Balci, ancien directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (Ifea).

L’AKP impose de nouvelles règles

Graduellement, l’AKP, sous la conduite de ­Recep ­Tayyip ­Erdogan, impose de nouvelles règles, apportant des changements majeurs dans l’identité même de l’État et de la société en Turquie. Le foulard islamique, banni dans l’éducation et la fonction publique, est rétabli pas à pas, d’autant que plusieurs femmes de ministres du gouvernement se présentent voilées aux côtés de leur mari. L’interdiction du port du voile est levée d’abord à l’université, puis au collège, dans l’administration, au Parlement et même dans la police.

Didem, Anatolienne de 29 ans, se souvient. « J’allais entrer à l’université à Kayseri (ville très conservatrice du centre de l’Anatolie, NDLR) au moment où la loi venait d’y autoriser le port du voile. J’étais soulagée parce que, dans ma famille, les femmes le portent et c’était important pour moi », explique la femme, qui porte son foulard lâche.

Aujourd’hui, « le voile n’est même plus un thème de campagne », observe ­Jean ­Marcou, spécialiste de la Turquie à Sciences Po Grenoble. Le leader de l’opposition et président du Parti républicain du peuple (CHP), Kemal ­Kiliçdaroglu, accusé par son rival de vouloir rétablir l’interdiction du voile, a même proposé d’inscrire ce droit dans la législation, afin de rassurer les conservateurs inquiets. Dimanche 14 mai, Didem votera pour lui.

L’Atatürk néo-ottoman

Depuis son élection au suffrage universel à la présidence de la République en 2014, muni de tous les pouvoirs, Recep Tayyip ­Erdogan a changé son discours. Il l’a islamisé et « ottomanisé ». Le dirigeant de la Turquie semble se poser en ­Atatürk néo-ottoman.

Il s’attaque aux symboles en décidant en 2020, par décret du Conseil d’État, de reconvertir l’ex-basilique Sainte-Sophie et l’ex-église Saint-Sauveur-in-Chora d’Istanbul en mosquées. Il fait construire des milliers de mosquées et multiplie le nombre d’écoles publiques religieuses imam hatip, censées former les imams. La Turquie est-elle pour autant plus islamique, plus religieuse, vingt ans après l’arrivée au pouvoir de l’AKP ?

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De maire à président

1994. Maire d’Istanbul jusqu’en 1998

2001. Il fonde avec Abdullah Gül le Parti de la justice et du développement (AKP), qui obtient l’année suivante une écrasante victoire aux législatives

2003. Premier ministre, il amende la Constitution pour que le chef de l’État soit directement élu par les citoyens

2005. Ouverture de négociations d’adhésion à l’Union européenne, enlisées depuis des années

2013. Des millions de personnes exigent la démission d’Erdogan après la violente répression de manifestants contre un projet d’aménagement urbain place Taksim à Istanbul

2014. Après onze ans à la tête du gouvernement, Erdogan devient le premier président de la République de Turquie élu au suffrage universel direct

2016. Tentative de coup d’État qui renforce sa position et conduit à des purges massives

2018. Réélu à la présidence à l’issue d’une élection anticipée, il inaugure un régime présidentiel.

(1) « La laïcité à la turque à l’épreuve d’un régime a-laïque », Revue du droit des religions, n° 14, 2022.