Turquie : après la victoire d'Erdogan, "le risque que la résignation s'installe"

Publié le 29 mai 2023 à 12h33, mis à jour le 29 mai 2023 à 14h46

Source : JT 20h WE

Au pouvoir depuis 20 ans, Recep Tayyip Erdogan obtient un nouveau mandat de cinq ans au terme d'une élection présidentielle très disputée.
Quelles sont les conséquences de cette réélection en Turquie et sur la scène internationale ?
Éléments de réponse avec le politologue Bayram Balci.

Recep Tayyip Erdogan est sorti gagnant des élections les plus incertaines depuis son accession au pouvoir, en 2003. À l'issue d'un second tour inédit, le chef de l'État de 69 ans se maintient à la tête de la Turquie pour cinq ans de plus. Selon les résultats portant sur plus de 99,85% des bulletins, il a obtenu 52,16% des suffrages contre 47,84% pour le candidat social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu qui, à 74 ans, a perdu le pari de la "démocratie apaisée" qu'il promettait.

L'occasion de s'interroger sur les conséquences de cette réélection pour la Turquie, mais aussi sur la scène internationale, avec le politologue Bayram Balci, actuellement directeur de l'Institut français d'études anatoliennes à Istanbul et chercheur au CERI-Sciences Po.

Les électeurs turcs ont finalement choisi la stabilité et l’expérience du pouvoir
Bayram Balci

Selon vous, pourquoi est-ce qu’une majorité de Turcs a finalement voté pour Recep Tayyip Erdogan, qui semblait pourtant affaibli lors de cette campagne présidentielle ? 

Erdogan a gagné parce que les électeurs ont vu que l’opposition était tellement hétéroclite qu’elle aurait rencontré des difficultés pour diriger le pays si elle battait Erdogan. Elle était divisée idéologiquement. Cela aurait été probablement difficile pour prendre des décisions communes par la suite. Par ailleurs, les électeurs n’ont pas été convaincus par leur discours. Ils ont donc voté pour Erdogan, malgré les difficultés économiques, malgré le séisme, malgré le fait qu’Erdogan était là depuis 20 ans et malgré le fait qu’il y a un manque de libertés dans le pays. Les électeurs turcs ont finalement choisi la stabilité et l’expérience du pouvoir.

En quoi le second tour a profité à Recep Tayyip Erdogan ?

Pendant la campagne du second tour, Erdogan devait aller chercher beaucoup moins de voix que son rival. Il a obtenu 49,5% des voix lors du premier tour. Il était donc plus facile pour lui d'arriver à 52%, contrairement à son adversaire Kiliçdaroglu, qui n'avait recueilli que 44% des voix. Ensuite, je pense que ce qui a joué en faveur d’Erdogan, c’est le discours, la stratégie subitement nationaliste adoptée par l’opposition. 

Certes, cela leur a fait gagner des voix chez les nationalistes, mais ils en ont aussi perdu du côté des Kurdes. Je pense qu'ils ont été un peu choqués par ce discours et par le marchandage engagé par Kiliçdaroglu et le petit parti nationaliste arrivé troisième avec 5% des voix au premier tour. Par conséquent, je pense qu’une partie des Kurdes ne se sont pas rendus aux urnes, ce qui a profité, indirectement, à Erdogan.

Avec cette réélection, Recep Tayyip Erdogan reste au pouvoir cinq ans de plus, après être arrivé à la tête de l'État turc, il y a 20 ans. Peut-on dire que la mainmise d’Erdogan sur la Turquie est totale ?

Effectivement. Il a la majorité au Parlement, son alliance a obtenu 49,5% des sièges aux élections législatives, c’est pas mal. Sa propre formation politique a même recueilli 35% des voix, elle est donc la première force politique au Parlement. Ensuite, le fait qu’il gagne l'élection présidentielle lui laisse le champ libre pour diriger le pays comme il veut. Après, est-ce qu’il le fera, est-ce qu’il sera encore plus dictatorial, je n’en sais rien, il faudra voir au moment venu. Côté politique intérieure en tout cas, il ne faut probablement pas s’attendre à ce que les libertés soient rétablies et que les droits reviennent. 

Justement, faut-il craindre que les dérives autoritaires observées sous le régime de Recep Tayyip Erdogan continuent, voire empirent ?

Je pense que la situation ne peut pas empirer. Si l’opposition avait gagné, il y aurait peut-être eu une possibilité que certains prisonniers sortent de prison, mais là, cela ne sera pas le cas. Je ne sais pas s’il y aura de nouvelles arrestations, mais en tout cas, ceux qui sont en prison ont peu de chance de sortir.

Par ailleurs, il y a un risque que l’hyperprésidentialisation du pouvoir par Erdogan soit renforcée avec sa réélection. Maintenant, il n’y a plus vraiment de séparation des pouvoirs, il a l’autorité, il vient d’avoir une nouvelle légitimité sortie des urnes. Même si les élections n’ont pas été complètement égales et équitables, de fait, il y a quand même un renouvellement de son mandat par les urnes et cela va le mettre à l’aise pour diriger le pays. Pour la suite, soit l’opposition s’organise encore plus et il y aura des tensions, soit il y aura une sorte de résignation en Turquie dans les années à venir. Sachant qu’il n’y a rien à faire, c’est ce qui risque d’arriver, que la résignation s’installe parmi la population.

Une réélection qui renforce Erdogan face aux Occidentaux

Quel avenir prédisez-vous pour la coalition de six partis d'opposition, menée par le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu ?

Elle va se disloquer, c’est sûr et certain. Ils avaient réussi à se réunir pour faire tomber Erdogan, ils n'ont pas réussi donc il n’y a plus de raison qu’ils restent ensemble. Il va y avoir dislocation de cette coalition et une recomposition politique, avec de nouvelles alliances pour les prochaines élections dans moins d’un an. Erdogan en parlait d'ailleurs déjà pendant son discours hier. C’est une machine électorale, il en a gagné une, il pense déjà à l’autre. Il a toujours été ainsi depuis 20 ans. 

En quoi cette élection renforce Recep Tayyip Erdogan sur la scène internationale et face aux Occidentaux ?

Cette réélection le met à l’aise, elle le renforce, c'est certain, parce qu'elle lui donne une certaine légitimité. Il va poursuivre la politique d'assouplissement qu'il a mise en place depuis plusieurs mois et je pense que les Occidentaux n’ont pas d’autre choix que de composer avec lui. Le pays est incontournable, ne serait-ce que par sa position géopolitique. Il faut donc s’attendre à ce qu’il continue son rôle de médiation dans la crise russo-ukrainienne, je pense que les Occidentaux l’ont bien compris et ils sont obligés de faire avec.

Néanmoins, même si les Occidentaux sont déçus parce qu’ils misaient sur l’opposition, le maintien d'Erdogan peut avoir un avantage au niveau de la politique étrangère. Avec Erdogan au moins, ils savent à qui ils ont affaire, ils savent qui il est, ils ont déjà beaucoup négocié avec lui. Avec l’opposition de Kiliçdaroglu, cela aurait été peut-être plus compliqué parce qu’il aurait fallu qu’ils discutent avec six partis différents, réunis en coalition. Au moins, avec Erdogan, les choses seront plus claires. Les Occidentaux auront un seul interlocuteur et il sera beaucoup plus facile de composer avec lui.


Aurélie LOEK

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