Giorgia Meloni (en rouge) et Emmanuel Macron aux côtés de la présidente du Parlement européen Roberta Metsola, avant un sommet européen à Bruxelles, le 9 février 2023.

Giorgia Meloni (en rouge) et Emmanuel Macron, aux côtés de la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, avant un sommet européen à Bruxelles, le 9 février 2023.

Dursun Aydemir / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Le torchon brûle à nouveau entre Paris et Rome. Le ministre de l’Intérieur français, Gérald Darmanin, a créé l’ire du gouvernement transalpin en déclarant, mercredi 3 mai, que la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, était "incapable" de régler le "problème" migratoire. "Meloni, c’est comme [la cheffe de file de l’extrême droite en France, Marine] Le Pen, elle se fait élire sur 'vous allez voir ce que vous allez voir', et puis, ce qu’on voit, c’est que ça [l’immigration] ne s’arrête pas et que ça s’amplifie", a-t-il poursuivi. Dans la foulée, le ministre des Affaires étrangères italien, Antonio Tajani, a annulé sa rencontre prévue jeudi soir, à Paris, avec son homologue Catherine Colonna, jugeant ces propos "irresponsables".

Publicité

Pour Marc Lazar, professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences po et titulaire de la chaire des relations franco-italiennes pour l’Europe à l’université Luiss, à Rome, les deux pays ont tout intérêt à régler ce différend, révélateur de l’incapacité de l’Union européenne à se doter d’une politique migratoire, tant ils ont d’objectifs stratégiques en commun. Mais d’autres crises surgiront inévitablement, Emmanuel Macron et Giorgia Meloni s’opposant autant par leur personnalité que sur les plans politique et idéologique. Entretien.

L’Express : Gérald Darmanin a créé une crise avec Rome en déclarant que Giorgia Meloni, qu’il a associée à Marine Le Pen, était "incapable" de régler le "problème" migratoire. Cette déclaration n’est-elle pas contre-productive ?

Marc Lazar : C’est une erreur politique qui ne le grandit pas. Emporté dans sa bataille contre le Rassemblement national, le ministre n’a pas mesuré la portée de ses propos. Ce qui me surprend, c’est que cette déclaration arrive à un moment où, après une grande période de froideur à la suite de l’élection de Giorgia Meloni, on assistait depuis quelque temps à un réchauffement des relations entre les deux gouvernements, malgré leurs profondes différences politiques et idéologiques. Il y avait une vraie volonté d’apaiser les choses et de travailler ensemble au plus haut niveau côté français. Lors du Conseil européen de mars, Macron a déclaré que les deux pays devaient agir ensemble pour réduire la pression migratoire que subissent l’Italie et l’Union européenne. Une visite de Giorgia Meloni à l’Elysée était même envisagée pour la fin du mois de juin.

LIRE AUSSI : Italie : Giorgia Meloni, une Première ministre caméléon

Je constate d’ailleurs que la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, ancienne ambassadrice à Rome, a tout de suite dit qu’elle avait appelé son homologue italien, Antonio Tajani, et qu’elle espérait que la visite qu’il avait annulée à Paris pourrait avoir lieu ultérieurement.

Comment analysez-vous cette sortie, est-elle essentiellement dictée par des questions de politique intérieure ?

Je crois avant tout que c’est effectivement une raison de politique interne qui a poussé Gérald Darmanin à s’exprimer ainsi. Mais il commet une erreur en mettant Giorgia Meloni et Marine Le Pen dans le même sac, car, si elles ont des points communs, elles ont aussi de fortes divergences – sur la guerre en Ukraine (Meloni soutient l’envoi d’armes à l’Ukraine, contrairement à Marine Le Pen), la politique économique (beaucoup plus libérale côté italien) ou la critique de l’islam (prônée au nom de la défense de la chrétienté pour la première et de la laïcité pour la deuxième).

Avant la sortie de Darmanin, l’affaire de l’Ocean-Viking, ce navire humanitaire transportant des migrants que l’Italie avait refusé d’accueillir, forçant la France à le faire, avait créé une première crise en novembre dernier, juste après l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni. Pourquoi la question migratoire cristallise-t-elle à ce point les tensions entre Paris et Rome ?

Des tensions reviennent en effet régulièrement autour de cette question depuis le drame du naufrage d’un bateau de migrants africains au large de l’île italienne de Lampedusa, en octobre 2013, qui avait fait des centaines de morts. Le différend est réel. Et je dirais que les torts sont partagés. En Italie, on vit très mal le côté donneur de leçons des Français, alors que le gouvernement de Giorgia Meloni a pris des mesures particulièrement dures pour réduire la politique d’accueil. D’autant plus que la France ne fait pas un geste pour les migrants, si ce n’est de déployer des policiers et des gendarmes supplémentaires à sa frontière pour leur faire la chasse. De son côté, la France accuse l’Italie, qui reçoit un flux massif de migrants, de les laisser passer en leur indiquant quasiment la direction de Menton.

LIRE AUSSI : Ocean Viking : "L'Italie utilise la France pour envoyer un message à l'Union européenne"

Ces tensions traduisent la difficulté, voire l’impossibilité de régler cette question par un accord franco-italien, pour la bonne raison qu’il ne peut y avoir qu’un accord européen sur cette question. Or une politique européenne semble impossible à mettre en place dans ce domaine. Les Polonais et les Hongrois – qui sont pourtant les meilleurs alliés de Giorgia Meloni sur les plans politique et idéologique – ne veulent en effet pas entendre parler d’une répartition des migrants.

La crise entre Paris et Rome est-elle sérieuse ?

Antonio Tajani, ancien président du Parlement européen et membre de Forza Italia, est un modéré. Il incarne la composante proeuropéenne de ce gouvernement. C’est par ailleurs un francophile et un francophone. Avec cette décision d’annuler sa visite à Paris, qui a évidemment reçu l’aval de Giorgia Meloni, le gouvernement italien a voulu marquer nettement le coup. Il va sans doute y avoir de l’agitation pendant quelques jours, mais je pense qu’au plus haut niveau, notamment entre les deux présidents de la République, on va chercher à apaiser les choses. La France et l’Italie ne peuvent pas laisser cette crise s’envenimer.

Un certain nombre de responsables politiques italiens de droite et d’extrême droite ont déjà commencé à mettre de l’huile sur le feu et continueront de le faire, afin de flatter un sentiment anti-Français assez ancré dans la population italienne – dans un sondage de 2019, 38 % des Italiens exprimaient leur antipathie à l’égard de la France. Et de rassurer un électorat un peu troublé par la politique économique de Meloni, qui ne correspond pas à ses promesses. Darmanin a donc fait un cadeau à cette droite-là.

Mais Paris et Rome ont des intérêts communs très forts. Premièrement, l’un et l’autre aimeraient renégocier le pacte de stabilité européen. La France et l’Italie ont la même position du fait de leur endettement considérable, et il leur faut à tout prix agir ensemble pour obtenir plus de flexibilité de la part de l’Allemagne et des pays dits "frugaux". Deuxièmement, sur la guerre en Ukraine, même s’il y a des petites nuances, les deux pays sont aux côtés des Ukrainiens. Troisièmement, la France et l’Italie sont confrontées à la question du prix de l’énergie et souhaiteraient une politique européenne un peu plus coordonnée. Sur ces trois sujets essentiels, Paris et Rome doivent travailler ensemble. Sans oublier que chaque pays est le deuxième partenaire économique et commercial de l’autre, et que les patronats français et italien n’ont aucune envie de voir la relation bilatérale se détériorer.

LIRE AUSSI : "Dieu, Patrie, Famille" : enquête sur Giorgia Meloni, le virage autoritaire qui menace l'Italie

Ces tensions bilatérales ne sont-elles pas également attisées par la brouille personnelle entre Emmanuel Macron et Giorgia Meloni ? La dirigeante italienne s’en est parfois prise avec virulence au président français, qui ne l’a pas conviée à un dîner en l’honneur du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, à l’Elysée, en février dernier…

Il y a quelques années, Giorgia Meloni avait déjà violemment et personnellement attaqué Emmanuel Macron. Il y a bien évidemment un désaccord politique réel entre les deux, qu’elle a besoin d’entretenir, encore aujourd’hui, même si, comme cheffe du gouvernement, elle essaie d’apparaître plus respectable. Ses proches ou des ministres de son parti ne manquentent d’ailleurs pas de taper sur Macron et sur la France. Tout simplement parce que c’est payant électoralement.

De son côté, Macron a besoin de s’opposer à Meloni, parce qu’il s’est affronté et s’affronte toujours avec Marine Le Pen et ne peut pas avoir une attitude différente avec ces deux dirigeantes d’extrême droite. Au-delà de leurs désaccords idéologiques profonds, voire viscéraux, ce sont aussi deux personnalités et deux parcours totalement différents. Emmanuel Macron a fait des études brillantes, est passé par la banque Rothschild et le ministère de l’Economie. Giorgia Meloni a passé une partie de sa jeunesse dans un quartier populaire de Rome, elle n’a pas fait d’études supérieures et a besoin d’entretenir son mythe de femme du peuple. Et pour cela, quand elle était dans l’opposition, Macron était la tête de Turc idéale ; aujourd’hui, présidente du Conseil, engagée dans une démarche de respectabilité, tout en le critiquant, comme à l’occasion du dîner à l’Elysée avec Volodymyr Zelensky et [le chancelier allemand] Olaf Scholz, en février dernier, elle fait attention aux propos qu’elle tient sur lui. Ainsi, au sujet de la déclaration de Gérald Darmanin, son gouvernement demande des "excuses" au gouvernement français.

Toutefois, il leur faudra surmonter leurs différences, sachant que l’un comme l’autre ont une marge de manœuvre limitée. Giorgia Meloni ne peut pas tout à coup embrasser sur les deux joues Emmanuel Macron, parce que son électorat ne comprendrait pas. Et Macron ne peut pas le faire non plus, sachant son opposition avec Marine Le Pen.

Emmanuel Macron semble regretter vivement le temps où Mario Draghi était au pouvoir… Epoque où avait été signé, en novembre 2021, le traité du Quirinal, "pour une coopération renforcée" entre les deux pays…

L’après-Draghi est en effet assez compliqué pour Macron. Il faut dire que le contraste est saisissant. Macron et Draghi sont faits de la même étoffe, des anciens banquiers incarnant l’élite mondialisée. Il existe aussi une estime réciproque entre ces deux hommes très orgueilleux, qui ont une très haute idée d’eux-mêmes. Macron semble en revanche avoir peu d’estime pour Meloni…

D’autres crises sont-elles à prévoir ?

Pour des raisons de positionnement politique, surtout dans la situation où il se trouve actuellement, Emmanuel Macron doit montrer sa différence avec les gouvernements populistes. Cette crise s’apaisera sans doute, mais, oui, il y en aura d’autres, qui viendront du côté français ou du côté italien. Les deux dirigeants au pouvoir des deux côtés des Alpes ont en effet besoin d’entretenir ce climat par rapport à leur électorat. Mais, au niveau ministériel, il existe de réelles coopérations, notamment en matière de défense, s’agissant de la guerre en Ukraine. De même qu’au niveau de la société civile, entre les organisations patronales, par exemple (le Medef et la Confindustria), ou entre les universités.

Publicité