Montbéliard « Le monde s’est reformé, reconfiguré à bas bruit »

Politiste au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), professeur des universités à Sciences-Po Paris, Bertrand Badie a animé un Bar des sciences mardi 2 mai au Brit Hôtel Bristol à Montbéliard, autour, non d’une question, mais d’une affirmation : le monde ne sera plus comme avant.
Propos recueillis par Alexandre BOLLENGIER - 03 mai 2023 à 12:30 | mis à jour le 07 mai 2023 à 20:18 - Temps de lecture :
Bertrand Badie, universitaire et politiste, spécialiste des relations internationales.  Photo ER /Lionel VADAM
Bertrand Badie, universitaire et politiste, spécialiste des relations internationales. Photo ER /Lionel VADAM
Le monde ne sera pas plus comme avant, dîtes-vous, dans un récent ouvrage qui porte d’ailleurs ce titre (1). Avez-vous identifié un point de bascule précis, peut-être la guerre entre la Russie et l’Ukraine qui a débuté le 24 février 2022, ou y a-t-il eu une série de ruptures ces dernières années ou décennies dont on n’a pas perçu toute l’importance, qui a échappé à l’analyse ?

« C’est une bonne question. La guerre russo-ukrainienne est intéressante davantage comme révélateur que comme facteur. Avec elle, on voit s’éclairer un monde qui s’est reformé, reconfiguré à bas bruit, peut-être parce qu’on n’a pas su saisir ces ruptures très fortes qui ont complètement bouleversé la grammaire des relations internationales. J’en vois trois. La première, ce sont les guerres de décolonisation, dans les années 50 et 60, mais qui ont commencé pour certaines dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. »

Elles ont montré, pour la première fois dans l’Histoire, que le faible l’emportait sur le fort, que la puissance devenait impuissante ?

« Tout à fait. Elles ont aussi fondé la fin des guerres de conquête sur lesquelles se construisaient les relations internationales depuis des siècles. C’est ce qu’a oublié Vladimir Poutine. En envahissant l’Ukraine, il fait une guerre à l’ancienne, en s’appuyant sur des précédents comme l’entrée des chars du Pacte de Varsovie à Prague en 1968. Il n’a pas compris que, derrière cette guerre réactionnaire au sens fort du terme, il y a une capacité de résistance sociale qui a trouvé ses racines dans la décolonisation. Or la décolonisation, c’est la ‘’déconquête’’, l’appropriation des instruments politiques. Les princes ne sont plus maîtres des territoires qui sont davantage la propriété des peuples. La décolonisation, c’est encore une extraordinaire pluralité culturelle alors que nous sortions d’un monde mono-culturel centré sur l’Europe, avec une même religion, une même histoire, une même langue, ou presque. La force de l’Europe a longtemps été son entre-soi qui est devenu sa faiblesse. Cet entre-soi n’est plus possible dans le monde d’aujourd’hui, ce que les Européens ont beaucoup de mal à accepter. La deuxième rupture, c’est la dépolarisation du monde, non vers un monde multipolaire, mais apolaire. »

« On peut dater très précisément la dépolarisation du monde : le 2 décembre 1989 »

À quand remonte cette dépolarisation ?

« On peut la dater très précisément : le 2 décembre 1989, lorsque le président américain, George Bush père, a rencontré Mikhaïl Gorbatchev, président de l’URSS, sur un bateau de guerre mouillant dans la rade de La Valette, à Malte. Ce dernier lui a déclaré : ‘’L’URSS n’a plus aucun intérêt à la compétition avec l’Occident’’. Cela a privé les États-Unis d’un ennemi - le plus important - et les a obligés à penser une diplomatie qui se fait et se construit hors des logiques d’inimitié et d’hostilité. Ils ont été totalement déstabilisés. La Guerre froide et plus largement toutes les relations internationales reposaient, depuis la Renaissance européenne, sur la compétition. Le bloc occidental est sorti vainqueur de la Guerre froide face au bloc soviétique, ces deux blocs étant alors totalement séparés, mais la Russie actuelle ne forme pas un bloc. Poutine n’est porteur d’aucune idéologie. C’est une erreur de parler de retour des blocs. Aujourd’hui, l’interdépendance est très forte - entre la Russie et l’Europe, entre la Chine et les États-Unis, etc. - comme l’a démontré la question énergétique au déclenchement de la guerre russo-ukrainienne. La troisième rupture, c’est la mondialisation qui est apparue progressivement au cours du dernier quart du XXe  siècle. »

S’est-elle d’abord manifestée dans le champ économique ?

« Non, elle est d’abord technologique avant d’être économique. La mondialisation technologique abolit les distances, relativise l’espace et les territoires. Elle crée à la fois de l’inclusion - on est tous sur le même bateau -, de l’interdépendance - la puissance américaine ne peut plus compter uniquement sur elle-même, mais a besoin de terres rares, de ressources énergétiques, des marchés extérieurs… - et de la mobilité - avec les migrants qui sont en train de devenir l’avenir du monde. En Afrique, continent pauvre, 400 millions d’humains sont connectés et voient la richesse du monde sur l’écran de leur téléphone portable. Il y a cinquante ans, ou à peine plus, un Africain dans la précarité n’imaginait même pas que cette richesse pût exister quelque part. C’est un changement considérable. »

Avec ce que vous dîtes, la notion de géopolitique a-t-elle encore une raison d’être ?

« C’est un terme qui ne devrait plus être employé car il suppose des relations internationales prédéterminées et organisées par la distribution géographique et territoriale du monde. Or nous sommes entrés dans le temps de la virtualité. Le territoire et la distance n’ont plus l’importance d’autrefois. Les médiations subjectives deviennent beaucoup plus déterminantes que les constructions géographiques. Le poids des mouvements sociaux, des dynamiques sociales, des questions identitaires, des religions qui se mondialisent, tout cela bouleverse complètement le champ de la réalité. »

Dans le même ordre d’idée, la notion d’alliance entre États est-elle toujours pertinente ?

« Là aussi il faut changer de vocabulaire. »

« On est passé du mariage institutionnalisé à l’union libre diplomatique »

Que préconisez-vous ?

« J’ai une formule osée, très imagée : on est passé du mariage institutionnalisé à l’union libre diplomatique : Poutine va passer une nuit avec Erdogan, la suivante avec le roi d’Arabie, la troisième avec le Premier Ministre d’Israël, la quatrième avec un chef d’État africain. Derrière le mot d’alliance, il y a l’idée de pérennité, de fidélité. Là, c’est exactement le contraire. Ce qui régit désormais les relations diplomatiques, c’est l’effet d’aubaine, les avantages et les dividendes que l’on peut en tirer à court terme. On n’a pas été suffisamment attentifs au fait que, hors d’Europe, tous les pays dits émergents – un adjectif douteux à mes yeux – ont pour principale vocation à devenir des puissances régionales affranchies de la tutelle de la grande puissance américaine. »

Revenons brièvement à la question de l’interdépendance. Dans le contexte actuel d’extrême tension entre les États-Unis et la Chine, les échanges de biens et de services entre les deux pays, qui représentent plus de 700 milliards de dollars par an, n’ont jamais été aussi élevés. Peut-on se faire la guerre quand son économie dépend autant d’une autre ?

« Je ne le pense pas. Toute la question est celle de la subjectivité. On est dans un monde tellement inconnu que tout dépend de la manière dont chaque acteur, décideur ou pas, interprète la situation. Pour en avoir beaucoup discuté avec des collègues chinois, je crois que les dirigeants de leur pays ont compris cette logique systémique. Ils savent que le prix à payer avec une guerre, ce serait l’effondrement du système international des économies mondiales. Cela, ils ne le veulent pas. Dans le paysage nouveau qui est le nôtre, le système remplace l’acteur, il n’y a plus de décision solitaire possible. »

« Aujourd’hui, ce qui menace la paix, c’est la faiblesse comme source de conflictualité »

Dans ce monde en ébullition, quelle est la place des instances internationales, de l’ONU, de l’OTAN… ?

« Il faut avoir en tête une idée simple. En 1945, à la création de l’Organisation des Nations Unies, on ne pensait pas le ‘’peace making’’ comme aujourd’hui. À l’époque, la paix, c’était éviter une troisième guerre mondiale, éviter les chocs des puissances. Aujourd’hui, ce qui menace la paix, c’est la faiblesse comme source de conflictualité. On le voit au Sahel, au Soudan, au Yémen, en Afghanistan, en Somalie… Il y a quatre-vingts ans, on n’avait pas imaginé que la principale menace pesant sur l’humanité était systémique avec une insécurité globale liée aux insécurités climatique, sanitaire, alimentaire, économique, etc. Boutros Boutros-Ghali, l’ancien secrétaire général de l’ONU, l’avait un peu compris dans son agenda pour la paix rédigé en 1992. Kofi Annan, son successeur, l’avait encore mieux intégré à travers sa déclaration du millénaire. Toutes ces insécurités dont je viens de parler tuent deux fois : elles tuent en soi – chaque année, 10 millions de personnes meurent de faim dans le monde – et elles tuent en fabriquant une nouvelle forme de conflictualité. »

(1) Ouvrage codirigé avec Dominique Vidal, aux éditions Les liens qui libèrent, novembre 2022, 22 euros.