Couverture du numéro 3734

Cynisme, exactions, propagande… La faillite morale de la Russie est totale.

L'Express

Il s’appelait Sergueï Molodtsov. Mort sur le front ukrainien, ce Russe de 46 ans a été enterré le 5 janvier à Serov, une austère bourgade minière et industrielle perdue sur les contreforts de l’Oural. Il avait rejoint le corps de mercenaires Wagner, alors qu’il purgeait une longue peine de prison pour avoir tué sauvagement sa mère. Dans la Russie de Vladimir Poutine, Sergueï Molodtsov n’est pas un assassin, mais un héros. Parce qu’il a choisi de combattre les "nazis ukrainiens", l’Etat l’a absous de ses crimes - l’administration locale a même évoqué un "honnête homme" doté d’une âme "créative". Et lui a accordé les honneurs militaires.

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Comme lui, plus de 30 000 détenus auraient signé ce pacte faustien avec le pouvoir. "Partez six mois en première ligne. Si vous en revenez, vous serez portés aux nues de la société !" Gloire aux "meilleurs fils de la Russie", ose même le sulfureux Evgueni Prigojine, chef du groupe Wagner, qui, lui aussi, a connu la prison pour escroquerie et incitation de mineurs à la prostitution. Il serait même question de leur ouvrir les portes des universités et de leur offrir… des postes de député.

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Diatribes apocalyptiques

D’anciens meurtriers pour former l’élite de la nation ? Un exemple, parmi d’autres, de la dérive délétère de la Russie. Les déclarations de ses dirigeants qui, il y a quelques années, étaient accueillis à bras ouverts dans les chancelleries européennes, donnent le vertige. Elles révèlent à quel point le pouvoir s’est enfermé dans un monde parallèle - peuplé de nazis, dans lequel Moscou est attaqué par un Occident décadent qui veut sa perte. Cette victimisation justifie le cynisme le plus absolu. Comme lorsque Vladimir Poutine, verre de champagne à la main, revendique, lors d’une remise de médailles au Kremlin, les frappes contre les infrastructures ukrainiennes qui plongent des millions de civils dans le froid et le noir. "Oui, nous le faisons, dit-il tranquillement. Mais qui a commencé ?"

Pour relayer, et même amplifier, sa rhétorique, le président russe peut compter sur ses serviteurs zélés. Son prédécesseur Dmitri Medvedev, longtemps considéré par les Européens comme un libéral rassurant, multiplie les diatribes apocalyptiques. "La défaite d’une puissance nucléaire dans une guerre conventionnelle pourrait déclencher une guerre nucléaire", assène-t-il. Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, jure, lui, que la Russie "n’a jamais attaqué personne". Et le ministre des Affaires étrangères, l’expérimenté Sergueï Lavrov, compare les actions occidentales contre son pays à la "solution finale" employée par les nazis contre les Juifs…

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Alors que les rumeurs d’une nouvelle mobilisation inquiètent, la question se pose tous les jours un peu plus : comment le pays de Dostoïevski et Tolstoï a-t-il pu sombrer à ce point ? "Nous, Occidentaux, sommes effrayés par ce que la guerre révèle des Russes : la propension à la violence, l’adhésion au discours de la haine, l’incitation au génocide, la faible valeur donnée à la vie humaine ou l’incapacité d’action collective, énumère Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie à l’Institut français des relations internationales. Mais c’est dans un miroir très différent que les Russes se regardent." Celui d’une société où les valeurs se sont brouillées, jusqu’à s’inverser. En attaquant l’Ukraine, le pouvoir russe sème le malheur, mais il en rend responsable l’Occident, tout en s’octroyant une mission quasi divine de "libération". "Une transformation du mal en bien s’est opérée dans les esprits, observe l’historienne Galia Ackerman. Pire qu’une dégradation morale, on assiste à un travestissement total de la vérité."

"Guerre contre le mal"

Et pour faire passer le message, quel meilleur soutien que l’Eglise orthodoxe, dont les liens avec le pouvoir sont plus que poreux ? Le patriarche Kirill de Moscou n’a-t-il pas exhorté ses fidèles à mourir en Ukraine, "ce sacrifice lavant tous les péchés qu’une personne a commis" ? Un message qui fait plus penser à Daesh qu’à celui du Christ… "La hiérarchie orthodoxe ancre l’idée que le pays est lancé dans une guerre contre le mal, qu’il défend les valeurs traditionnelles, les 'vraies valeurs', face à un Occident perverti par les gay prides et l’affirmation des droits des LGBT", note Kathy Rousselet, chercheuse à Sciences Po.

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L’armée non plus, n’a pas de limite. Lors de la libération de territoires ukrainiens, le monde a constaté, effaré, les actes abjects (tortures, exécutions, viols) auxquels s’étaient livrés les soldats russes. Cet avilissement vient de loin. "L’Armée rouge était fondée sur la violence. Les anciens sadisaient les jeunes recrues, c’était institutionnalisé, rappelle l’historienne Françoise Thom. Cette violence contre les appelés perdure et ils la répercutent à leur tour contre les populations occupées."

Cette dégradation morale s’est généralisée à l’époque communiste, avec la terreur stalinienne, les délations et l’obsession de la survie, qui obligeait aux pires compromissions. Elle s’est accentuée sous Poutine. Dès son accession au pouvoir, fin 1999, le chef du Kremlin a fondé son pouvoir sur la violence, avec les guerres en Tchétchénie, en Syrie, en Géorgie, puis en Ukraine, et en confiant des postes clefs aux "siloviki" (anciens du KGB, du FSB et autres forces de sécurité). Pour légitimer ses crimes, il a ressuscité l’idéologie nationaliste, brandissant la supériorité morale de la Russie, forcément du côté du bien puisqu’elle a vaincu le mal absolu, le nazisme, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Lavage de cerveau

Mais contrairement à l’époque soviétique, le régime actuel ne fait miroiter aucun idéal. "Le projet de Poutine, sombre et mortifère, veut restaurer la puissance de l’Union soviétique, pointe Galia Ackerman. Mais comme le pays n’exerce plus la même influence, il ne propose à la société qu’un culte de la mort et du sacrifice, un patriotisme aveugle" qui envoie toute une jeunesse à l’abattoir.

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Les médias d’Etat, qui, depuis des années, préparent les Russes à la guerre portent aussi une lourde responsabilité. "La militarisation des consciences a commencé en 2012, retrace poursuit l'historienne. Et, toujours, cette antienne : notre peuple immortel et invincible est attaqué par le perfide Occident, il faut le combattre." Avec cette menace : si la Russie perd, elle disparaîtra.

L’un des architectes de cette manipulation s’appelle Oleg Dobrodeev. Ce journaliste avait largement contribué à l’essor du journalisme indépendant dans les années 1990, puis il s’est mis au service de Poutine. Argent ? Ambition ? Peur ? "C’est l’un des premiers à avoir compris que le KGB était en train de prendre le pouvoir, raconte Zhanna Agalakova, ex-présentatrice vedette de la première chaîne russe, qu’elle a quitté le 24 février dernier. Aujourd’hui, il dirige le plus grand groupe médiatique public, dont RT. Tous les messages haineux diffusés sur ses chaînes doivent avoir son approbation."

Martelée du matin au soir, la propagande a lavé le cerveau d’une bonne partie de la population. Mais pour prospérer, il fallait un terreau fertile. "Il y a, en Russie, une absence totale de réflexion critique sur le passé soviétique, sur les relations quasi impériales de la Russie avec ses voisins, considérés comme inférieurs, sur l’échec de la modernisation économique, politique et sociale et sur l’absence de culture démocratique", note Tatiana Kastouéva-Jean.

La vérité étant insupportable - la Russie agresse un peuple libre et martyrise sa population -, certains Russes préfèrent croire la version officielle. "C’est un grand classique des régimes totalitaires. Les gens acceptent le discours ambiant par conformisme, mais aussi parce qu’il est très difficile d’assumer l’horreur", souligne Galia Ackerman.

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Qui, pour se révolter ? La plupart des opposants ont été éliminés et les Russes les plus ouverts d’esprit ont quitté le pays. "Ceux qui restent sont tellement misérables qu’ils pensent pouvoir profiter de la guerre pour gagner un peu d’argent ou sont 'zombifiés' par la télévision", résume Françoise Thom.

L’avenir s’annonce douloureux, quelle que soit l’issue du conflit. "Poutine est un cancer et il y a des métastases dans tout le pays. Il faudra une longue thérapie collective pour assumer notre culpabilité", soupire Zhanna Agalakova. En attendant, il faudrait un choc pour réveiller les Russes. "Une défaite de leur mode de pensée", suggère l’écrivain Iegor Gran, auteur de Z comme zombie (P.O.L.). Comme la défaite de leur pays, lancé dans une guerre injustifiable.

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