A Roanne ou Nantes, la France connaît une hausse inquiétante des milices privées. (Photo by KTSDESIGN/SCIENCE PHOTO LIBRARY / KTS / Science Photo Library via AFP)

A Roanne ou Nantes, la France connaît une hausse inquiétante des milices privées.

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La saga Sin City, adaptée des bandes dessinées du même nom, met en scène des personnages évoluant dans une ville où la police est corrompue, et la justice impuissante. Dans cette version très sombre de Las Vegas, des anti-héros à la morale douteuse entendent se rendre justice eux-mêmes. Dans notre réalité, les Français ne sortent en général pas dans les rues pour mener leur vengeance hors de tout cadre de la loi. Mais ces derniers temps, une succession de faits divers a amené des citoyens lambda à tenter de s'en prendre à ceux qu'ils suspectaient d'avoir commis un crime.

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Dernièrement, à Roanne, dans la Loire, un adolescent de 16 ans soupçonné d'avoir agressé sexuellement une fillette de 6 ans, dans la nuit du jeudi 20 au vendredi 21 octobre, a été passé à tabac par le père de cette dernière et trois de ses amis. Après avoir surveillé le suspect, ils l'ont roué de "coups de pieds", de "coups de poings" avant de le fouetter "à l'aide d'un câble électrique alors qu'il gisait au sol", a expliqué le procureur de la République de Roanne, Abdelkrim Grini. Il "avait le corps lacéré. Les médecins lui ont délivré 10 jours d'ITT", a-t-il détaillé auprès de Franceinfo.

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Trois jours plus tard, le jeune homme a été mis en examen pour "agression sexuelle sur mineur de moins de 15 ans" puis placé en détention provisoire. Une enquête a été ouverte visant cette fois le père de la fillette et ses amis, placés en garde à vue jeudi 27 octobre. Dix jours plus tôt, à Nantes, un autre cas avait inquiété les professionnels de justice. En parallèle des investigations sur le meurtre le 16 octobre de Nadia Hassade, 47 ans, poignardée de plusieurs coups de couteaux, les proches de la victime ont eux aussi lancé leur propre enquête. Le jour même, des dizaines de personnes ont fouillé des poubelles et interrogé des commerçants du quartier nantais de Bellevue, où a eu lieu le crime, pour recueillir des preuves. Après avoir eu accès aux bandes de vidéosurveillance d'un établissement scolaire et d'un garage, et ensuite repéré sur les images une Peugeot 308 avec un enjoliveur en moins, les riverains ont trouvé le suspect et l'ont interrogé de manière musclée. Une recherche qui s'est déroulée "au risque d'entraver considérablement la scène de crime", a regretté le parquet. Après l'arrestation du suspect, des investigations ont été ouvertes sur cette enquête parallèle.

La longue histoire de l'auto-justice

Interrogé sur l'affaire de Roanne en sortie de conseil des ministres mercredi 26 octobre, le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, a déclaré que "l'Etat de droit doit primer". "Évidemment, nous comprenons l'émotion de ce père de famille : comment agirions-nous à la place de cette personne ? Il est difficile de le dire", a-t-il commencé, avant de nuancer : "Nous ne souhaitons pas entrer dans ce modèle de société où les gens se feraient justice eux-mêmes". Pourtant, souvent de manière plus discrète, une logique similaire semble animer des internautes. Chasse aux pédophiles en ligne, aux auteurs d'agressions physiques diffusées sur les réseaux sociaux... Le développement d'outils technologiques a ouvert de nouvelles perspectives aux apprentis détectives désireux de se substituer à un appareil répressif et judiciaire qui ne va pas assez vite à leur goût.

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Ce n'est pourtant pas une nouveauté. A plusieurs reprises dans l'histoire récente, des faits divers ont entraîné des réactions similaires dans la population. "Ce phénomène s'inscrit dans une histoire assez longue. Il y a des moments de type 'auto-défense ou auto-justice' liés à un contexte politique et médiatique", explique Arnaud-Dominique Houte, professeur à la Sorbonne Université et spécialiste de l'histoire des polices et des questions de sécurité. D'abord, au début du XXe siècle, entre 1900 et 1910. "La police vient d'entrer dans les esprits comme l'institution ayant le monopole de l'enquête", poursuit l'historien. Mais le nombre de fonctionnaires de police et de gendarmerie est alors faible par rapport à la population - environ 25 000 gendarmes pour plus de 40 millions d'habitants en 1901. Un effectif dérisoire qui se traduit par un manque de moyens sur le terrain. "L'idée qu'il faut agir s'installe donc dans la population", reprend Arnaud-Dominique Houte. Des polices parallèles fleurissent. "Ce mouvement est accompagné par une grande pression médiatique, qui affirme que la justice est laxiste, poursuit-il. Elle vient de revues comme Le Petit Journal, qui couvrent beaucoup les faits divers".

Une poussée des agressions racistes

Le phénomène revient en force dans les années 1970. En 1973, la France est secouée par une importante flambée raciste, mêlant, selon l'analyse de l'historien Yvan Gastaut, crise économique et rancoeur liée à la guerre d'Algérie dans une partie de la population. En août, à Marseille, S. Bougrine, un malade mental algérien assassine le conducteur d'un autobus. Certains, comme le rédacteur en chef du journal Méridional, Gabriel Domenech, exhortent la population à passer à l'acte : "Assez de voleurs algériens, de casseurs algériens, de fanfarons algériens, de proxénètes algériens, de syphilitiques algériens, de violeurs algériens, de fous algériens. Nous en avons assez de cette racaille venue d'outre-Méditerranée. L'indépendance ne leur a apporté que de la misère contrairement à ce qu'on leur avait laissé espérer". Le lendemain du drame, un Comité de défense des Marseillais se constitue pour "assurer la sécurité des Français". Pendant le mois d'août, des expéditions punitives ciblent - et font des victimes - dans la population algérienne de Marseille.

Cet "été meurtrier" sera une source d'inspiration pour le réalisateur Yves Boisset. Dans son film Dupont Lajoie, sorti en 1975, il met en scène les Lajoie et les Colin, des Français venus passer des vacances sur la Côte provençale. Après avoir tué et violé une jeune fille, le personnage principal et ses amis se lancent dans une ratonnade, accusant les ouvriers algériens du crime.

Recrudescence des cambriolages en 1970

L'auto-justice tente aussi certains Français de l'époque en raison d'une hausse des cambriolages et d'une nouvelle méthode de résolution des enquêtes employée par la police. "La police considère alors qu'il vaut mieux ne pas faire d'enquête lors de chaque cambriolage, et qu'il vaut mieux cibler les lieux de recels, note l'historien. Résultat : le citoyen a davantage l'impression qu'il va au commissariat pour simplement enregistrer sa plainte que pour que l'on s'occupe de son cas". Une partie de la population décide de se saisir des prérogatives de la police. Les cas se multiplient : en juin 1971, à Argenteuil, dans le Val d'Oise, deux cambrioleurs de 18 ans sont tués avec un canon 22 long rifle. Deux ans plus tard, en février 1973, à Le Cannet, dans les Alpes-Maritimes, un automobiliste est blessé car "jugé suspect" à l'aide d'une carabine Winchester 30/30. A chaque fois, des groupes d'autodéfense sont en cause.

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Ces initiatives sont parfois soutenues par des élus. En 1973, le conseil municipal de Saint-Mandé, "ému par la recrudescence des cambriolages et par l'impuissance de la police", annonce ainsi l'institution d'un "corps de volontaires décidés à assurer jour et nuit la sécurité dans la cité". En 1975, le maire de Nancy, Marcel Martin (divers gauche) indiquait lui aussi sa volonté de créer un "corps de sécurité". A Raon-lés-Leau, en Meurthe-et-Moselle, l'édile voulait recourir aux services d'un corps de "sapeurs d'autodéfense". Des mouvements qui ne manquaient pas d'inquiéter certains journaux de l'époque. "Pense-t-on résoudre le problème de la violence par l'exhortation à une autre violence, tout aussi pernicieuse et incontrôlable?", s'interroge James Sarazin dans Le Monde.

Une réponse à la pénurie de moyens judiciaires

Dans les communes concernées, ces milices semblent cependant davantage témoigner d'un désir d'alerter l'exécutif que d'une réelle volonté d'installer une police parallèle. Après la création de son "corps de volontaire" à Saint-Mandé, Beauvau augmentait le nombre de forces de l'ordre de la circonscription, mais décidait aussi d'installer un poste permanent dans la commune. Même chose à Wy-dit-Joli-Village (Val-d'Oise), à qui le ministre de l'intérieur promettait des renforts, si ces miliciens arrêtaient leur activité.

Ces initiatives ont en commun une méfiance de la justice officielle et de l'Etat de droit

"La tradition française d'un Etat très fort et d'une police nationale unifiée avec beaucoup de prérogatives explique sans doute que le vigilantisme y soit moins prégnant que dans d'autres pays", observe Matthijs Gardenier, sociologue, auteur de Towards a Vigilant Society : From Citizen Participation to Anti-Migrant Vigilantism (Ed. Oxford University Press). C'est notamment le cas aux Etats-Unis, dans certains pays africains, ou en Amérique latine avec les "escadrons de la mort" apparus au Brésil. "Ces initiatives ont en commun une méfiance de la justice officielle et de l'Etat de droit, explique Laurent Gayer, chercheur à Sciences Po et auteur avec Gilles Favarel-Garrigues de Fiers de punir : le monde des justiciers hors-la-loi. Ils estiment la justice trop laxiste, trop lente, trop procédurière, et prétendent répondre à ces failles par l'action directe".

Chasse aux pédophiles

Aux Etats-Unis, où la police est organisée de manière fédérale et n'a pas d'unité nationale, le recours à ces "citoyens vigilants" est loin d'être découragé. "C'est notamment l'un des sujets de l'affaire Trayvon Martin, en Floride", rappelle Matthijs Gardenier. Le jeune homme a été tué en février 2012 par George Zimmerman, le coordinateur de la surveillance du voisinage de la résidence fermée où Martin, qui y résidait temporairement, est mort. Un an plus tard, Zimmerman est acquitté au nom d'une loi en Floride instaurant le concept "d'homicide justifiable".

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L'Europe n'est pas épargnée par cette tendance. Après une émission de télévision portant sur la pédophilie aux Pays-Bas diffusée en 2020, des personnes décident de tendre des pièges à des prédateurs sexuels sur Internet. Peu après, des groupes similaires apparaissent un peu partout sur le continent, et notamment en France. Des "justiciers du Net" de plus en plus nombreux : en septembre 2020, un collectif revendiquait dans Marianne avoir formé plus de 1 600 personnes à leurs méthodes d'enquête. "La chasse au pédophile est une pratique liée au monde de la sécurité anglo-saxon, mais les réseaux sociaux ont facilité l'internationalisation de la pratique, observe Arnaud-Dominique Houte. Les réseaux de communication sont tels aujourd'hui qu'il est beaucoup plus simple de voir circuler ce genre de pratiques d'un pays à l'autre". Si les initiatives de ces détectives amateurs peuvent paraître louables, il n'en demeure pas moins qu'elles interrogent les forces de police. "Il y a, au sein de ces groupes, d'anciennes victimes de pédophiles. Le risque de vengeance n'est pas complètement à exclure" pointait dans Marianne Eric Bérot, chef de l'Office central pour la répression des violences faites aux personnes.

Une montée de la défiance

Reste que les détectives - et parfois les vengeurs - amateurs semblent bénéficier d'une sympathie grandissante dans la population. L'incarcération du "bijoutier de Nice", Stéphane Turk, qui a abattu en 2013 un des braqueurs en fuite de sa boutique, a créé la polémique. Cinq ans plus tard, il est finalement condamné à cinq ans de prison avec sursis. Un millier de personnes manifestent alors dans les rues de la ville pour demander sa libération. Sur un groupe Facebook, près d'1,6 million d'internautes lui ont également apporté leur soutien.

Ces médias sont dans la filiation de ceux qui se saisissaient de faits divers dans les années 1900 ou 1970

A Roanne, le père est également soutenu publiquement dans des médias ou des émissions de télévision très populaires. Trois jours après l'expédition punitive, l'un des amis du père était présent sur le plateau de Touche pas à mon poste, présenté comme "le voisin qui a arrêté l'agresseur" : "La police arrive au bout de combien de temps ?", interroge Cyril Hanouna. "Une vingtaine, quinzaine de minutes ?", répond le témoin. "Ah c'est long quand même !", s'exclame l'animateur. "Je n'aurais pas fait autrement" que le père de famille, répond le chroniqueur Benjamin Castaldi. Dans l'affaire Lola, l'animateur de C8 a même réclamé le 18 octobre un "procès immédiat" et la "perpétuité directe" pour la principale suspecte du meurtre de l'enfant de 12 ans. "Pour moi, elle n'a pas droit à une défense", a-t-il poursuivi, lui déniant le droit fondamental d'avoir un avocat.

"Ces médias sont dans la filiation de ceux qui se saisissaient de faits divers dans les années 1900 ou 1970", analyse Arnaud Dominique Houte. Des médias qui matérialisent la défiance d'une partie de la population à l'égard de la police, accusée, comme à l'époque, d'inefficacité. "Cette défiance est également alimentée par les propos de politiques qui, depuis plusieurs années, de manière prescriptive et cohérente, articulent et encouragent une critique de l'Etat de droit et de ses défaillances", décrypte Laurent Gayer.

Dans la foulée de l'affaire de Roanne, le député (LR) des Alpes-Maritimes Eric Ciotti, par exemple, a apporté son soutien au père dans une interview sur BFMTV. "Je ne condamnerai pas le père de famille qui protège sa fille, a-t-il déclaré. Aujourd'hui, notre système est impuissant. (...) Il faut que l'Etat prenne ses responsabilités". Comme une réponse à une défiance éprouvée par certains Français à l'égard des institutions : selon un sondage Ifop réalisé le 27 mai 2021, seuls 42% des interrogés indiquaient avoir confiance en la police et son action. Plus inquiétants encore, et ils n'étaient que 22% concernant l'institution judiciaire. "Dans le contexte très particulier de la mort de la petite Lola, où les esprits sont chauffés à blancs, il n'est pas surprenant que des cas d'auto-justice se soient succédé à Nantes et à Roanne, observe Laurent Gayer. Aujourd'hui, cela reste des faits divers, comme il y a pu en avoir par le passé. Mais ils illustrent une tendance de fond." La montée d'un vrai sentiment de défiance.

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