Pour Florian Louis, Poutine en est "réduit au psittacisme de la menace nucléaire pour tenter de camoufler ses criantes faiblesses".

Le président russe Vladimir Poutine, le 16 septembre 2022.

Sergei BOBYLYOV / SPUTNIK / AFP

Ce fut d'abord la centrale électrique de Kharkiv, touchée le 11 septembre par plusieurs missiles, privant d'électricité des centaines de milliers d'habitants. Puis des frappes sur le barrage de Kryviy Rih et, dans le sud-est de Zaporijia, sur des réseaux électriques. En pleine déroute dans l'est de l'Ukraine, les Russes s'enfoncent dans le cynisme, en pilonnant systématiquement les infrastructures critiques - installations électriques, centres de chauffage urbains... L'objectif est clair : "laisser les gens sans lumière, sans chauffage, sans eau et sans nourriture", a dénoncé le président ukrainien, Volodymyr Zelensky.

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Désireux de reprendre la main, Vladimir Poutine vient d'annoncer dans un discours télévisé ce mercredi 21 septembre des référendums d'annexion dans quatre régions de l'Est de l'Ukraine, du 23 au 27 septembre - tout en brandissant à nouveau la menace nucléaire si ces territoires devaient être repris par les Ukrainiens - , ainsi qu'une mobilisation "partielle" de la population. " Rien de tout cela - les simulacres de référendums, la mobilisation potentielle de forces supplémentaires - n'est un signe de force. Au contraire, c'est un signe de faiblesse. C'est le signe de l'échec russe", a réagi Antony Blinken, le chef de la diplomatie américaine.

Stratégie de la terreur et fuite en avant en forme d'aveu d'impuissance de Moscou, qui est en train de subir une nouvelle défaite militaire, après son échec à conquérir Kiev. Préparée minutieusement, annoncée depuis des semaines dans le Sud, la contre-offensive ukrainienne a, en, réalité, percé les lignes ennemies au Nord et à l'Est, contraignant les soldats russes à une retraite précipitée. Simple "regroupement de forces", comme le prétend Moscou ? Une vraie Bérézina, plutôt, qui laisse entrevoir une nouvelle issue à cette terrible guerre : et si Poutine la perdait ?

"La mobilisation partielle, les référendums et une nouvelle menace nucléaire constituent pour Poutine un dernier sursaut prévisible avant une défaite inévitable, une ultime tentative pour effrayer l'Occident et briser l'Ukraine", confie à L'Express Mikhaïl Khordorkovski, l'opposant russe exilé au Royaume-Uni, quelques jours après nous avoir reçus dans ses bureaux du centre de Londres.

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Jusqu'au mois dernier, rares sont ceux qui posaient sérieusement cette question. L'armée russe écrasait les forces ukrainiennes sous un tapis de bombes, et l'on voyait, semaine après semaine, des villages tomber entre ses mains. Mais ce "grignotage" était une illusion, relève Phillips P. O'Brien, professeur d'études stratégiques à la prestigieuse université de St Andrews : "En surface, il ne s'est pas passé grand-chose cet été. L'artillerie russe semblait plus forte. En réalité, les Ukrainiens ont épuisé les forces russes en leur faisant payer le prix fort pour chaque avancée dans le Donbass. Leurs faibles gains se sont, en fait, apparentés à une saignée."

"Les Russes peuvent s'effondrer"

Au point que la situation semble chaque jour un peu plus compliquée pour les soldats du Kremlin. "Ils sont apparemment à court de munitions, relève l'historienne Galia Ackerman. Ils utilisent des drones iraniens qui ne sont pas de toute première qualité et vont maintenant acheter des obus aux Nord-Coréens ! Ils manquent de composants électroniques et de pièces de rechange pour leurs canons et lance-missiles. D'ici à quelques mois, l'armée russe pourrait connaître une situation catastrophique."

Entre un quart et un tiers des troupes déployées en Ukraine auraient été mises hors de combat, selon les estimations les plus sérieuses. "Si les Russes n'envoient pas davantage de troupes, ils peuvent s'effondrer", pronostique Phillips P. O'Brien, qui anticipe d'autres "avancées majeures" des Ukrainiens d'ici à Noël. Encore faut-il trouver ces ressources. Des images diffusées sur les réseaux sociaux, le 14 septembre, montrent Evgueni Prigogine, un oligarque proche de Poutine lié au groupe de mercenaires Wagner, jouer les sergents recruteurs dans une prison russe. "Je peux vous faire sortir vivants d'ici, lance-t-il aux bagnards en tenue noire, rassemblés dans la cour. Mais tous ne reviendront pas du front."

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Et pour cause. Peu motivés, mal commandés - beaucoup d'officiers ont été décimés dans les premiers mois du conflit -, les Russes ont en face d'eux des soldats qui mènent une guerre existentielle. Et, contrairement à leurs adversaires, ils savent pourquoi ils se battent... Pour toutes ces raisons, le scénario d'une reconquête par les forces ukrainiennes des territoires perdus depuis sept mois semble de moins en moins hypothétique. Et même les zones occupées par les forces sécessionnistes depuis 2014 ne sont plus hors de portée.

D'où l'importance de renforcer l'aide militaire à Kiev en ce moment. "Plus le temps passe, plus les Russes pourront stabiliser leur ligne défensive", insiste Philips P. O'Brien. "Nous pouvons affirmer, avec un certain degré de confiance, que Vladimir Poutine ne gagnera pas cette guerre insensée. Mais il fera tout pour refuser de reconnaître sa défaite", ajoute Marie Mendras, politologue au CNRS et à Sciences Po.

"N'oublions pas que Poutine est un trouillard"

Un cycliste passe devant un bâtiment détruit par un bombardement russe dans le centre de Kharkiv (Ukraine) le 13 septembre 2022

Un cycliste passe devant un bâtiment détruit par un bombardement russe dans le centre de Kharkiv (Ukraine) le 13 septembre 2022

© / afp.com/SERGEY BOBOK

Affaibli, le chef du Kremlin, dont les marges de manoeuvres se sont réduites, a visiblement choisi l'escalade en annonçant la mobilisation "partielle" des hommes en âge de combattre (soit 300 000 hommes selon Sergeï Choïgou, le ministre de la Défense). Lui qui a toujours voulu se donner l'image d'un homme fort face à un Occident en déclin, commençait à être critiqué de plus en plus ouvertement ces derniers temps. Des députés ont appellé à se "débarrasser de lui", tandis que la chanteuse Alla Pougatcheva, l'une des plus grandes stars du pays, a fustigé la fin de la liberté d'expression et la mort des jeunes russes pour des "objectifs illusoires" sur sa chaîne Instagram aux 3,5 millions d'abonnés. Même les supporteurs les plus acharnés de Poutine se sont déchaînés - mais pour d'autres raisons. Sur les plateaux télévisés, au coeur de l'appareil de propagande, certains commentateurs n'ont pas hésité à dire que la Russie ne pourrait pas gagner la guerre. Les "faucons" s'impatientaient et appelaient depuis des semaines à passer à la vitesse supérieure. En l'occurence la mobilisation générale.

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Le conflit entrerait alors dans une nouvelle dimension, en piochant dans un réservoir d'environ 2 millions d'hommes. Cette décision, que le Kremlin s'est jusqu'ici bien gardé de prendre, ne serait pas la panacée. Tant s'en faut. "Il faudrait organiser les entraînements, prévoir les équipements, gérer le déploiement. Soit au moins un an pour disposer de troupes bien préparées", précise Phillips P. O'Brien. Autant dire une éternité.

Surtout, l'autocrate russe, qui serait obligé de contredire des mois de propagande en déclarant une guerre bien plus anxiogène qu'une "opération militaire spéciale", s'exposerait à des révoltes, sa hantise. Pour l'instant, le pouvoir est allé chercher ses soldats dans les régions pauvres et reculées. Bien que la grande majorité des Russes soutiennent toujours leur dirigeant, que se passera-t-il lorsque les cercueils reviendront par centaines dans les grandes villes, mieux éduquées ? "N'oublions pas que Poutine est un trouillard, ironise Iegor Gran, fils d'un célèbre dissident russe, et auteur de Z comme zombie (P.O.L.). Lorsque la population est descendue dans la rue pour protester contre le port du masque obligatoire pendant l'épidémie de Covid-19, par exemple, il a très vite reculé."

"S'il perd cette guerre, Poutine va perdre le pouvoir"

Cette fois, l'affaire est bien plus grave. "Poutine sait que s'il perd cette guerre, il va perdre le pouvoir, voire la vie, parce que c'est lui qui est personnellement responsable de son déclenchement", souligne Galia Ackerman. "Son départ n'est plus qu'une question de temps", tranche Mikhaïl Khodorkovski. L'ancien patron de Ioukos, jeté en prison pendant dix ans par Poutine, ne croit pas à la mobilisation générale : si le pouvoir donne des armes au peuple pour se battre en Ukraine, "celui-ci peut très bien, dit-il, les tourner dans l'autre sens..." Pas plus qu'il ne juge crédible le recours par Moscou à une arme nucléaire tactique. "Poutine perdrait ses derniers alliés en Europe. Et cela ferait de lui, personnellement, une cible", argumente-t-il.

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Pourtant, le président américain Joe Biden n'écarte pas cette éventualité. "Ne le faites pas", a-t-il répété trois fois à la télévision, ce 18 septembre, tout en promettant une réaction "conséquente" si son homologue russe franchissait le pas. Encore faudrait-il que la chaîne de commandement militaire russe le laisse faire...

Mais cessons d'être victimes du chantage nucléaire du Kremlin et regardons son régime pour ce qu'il est : un pouvoir en perdition, entraîné dans une spirale infernale. "Le système Poutine, que certains jugeaient solide et efficace, et voyaient comme une très grande puissance militaire, se délite un peu plus chaque jour", résume Marie Mendras. Aujourd'hui, le dictateur est nu. Et son Etat Potemkine ne peut plus faire illusion.

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