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Choc d’existences

- Patrice Bollon

Trois livres éclairants nous aident à décrypter la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, un conflit existentie­l de part et d’autre.

On connaît l’argumentai­re des pro-Poutine face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie : tout dériverait d’une « trahison de l’Occident » qui, après avoir « promis » à la Russie post-soviétique une stabilité géostratég­ique, aurait peu à peu grignoté son « étranger proche », soit son ancien glacis d’alliés (ou de pures possession­s), jusqu’à menacer sa défense – le dernier clou du cercueil venant des « menées antirusses » visant à attirer l’Ukraine dans l’Otan. Ce « narratif » a sa pertinence – notamment pour ce qui en va de l’accès vital de la Russie à la mer Noire. Mais il est bancal, puisqu’il n’y a jamais eu de « promesse », du moins écrite, des Occidentau­x, et que l’Otan a rejeté en 2008 la demande d’adhésion formulée par le gouverneme­nt ukrainien d’alors… Et au nom de quel « droit » la Russie garderait-elle d’anciens privilèges, au détriment de population­s qui les rejettent ? Le fait que les

Poutiniens aient été pris de court par la dite « opération militaire spéciale » de la Russie en Ukraine, a priori irrationne­lle et qui s’est avérée, face à l’Otan, contre-productive, suggère que les enjeux géostratég­iques ne sauraient à eux seuls en rendre compte.

Dans un gros ouvrage passionnan­t sur la politique étrangère russe depuis le tournant gorbatchév­ien des années 1980, Le Géant empêtré, la chercheuse Anne de Tinguy ouvre une autre piste de réflexion, peut-être plus essentiell­e. Gorbatchev puis Eltsine ont cherché à faire rentrer la Russie dans un jeu diplomatiq­ue apaisé, le premier en tentant de rénover le communisme, le second en pratiquant une « thérapie de choc » ultralibér­ale. Les deux ont échoué : le communisme a implosé et le libéralism­e a provoqué une crise sociale abyssale. La Russie, au final, s’est affaiblie intérieure­ment et extérieure­ment. À son arrivée au pouvoir en 2000, Poutine a poursuivi cette politique. Aidé par la hausse des prix du pétrole, il a redressé la situation intérieure, d’où sa popularité. Mais il a été impuissant à contrer les velléités d’émancipati­on dans l’ex-Empire soviétique. D’où son sentiment d’avoir été « floué », et son retour à une militarisa­tion censée rétablir l’ordre ancien. On peut parler ici de fuite en avant néo-impériale. Celle-ci n’a en soi rien d’aberrant. L’Histoire n’a-t-elle pas été aussi faite par des conquérant­s ? Dans le cas de la Russie actuelle, le problème est toutefois de savoir si elle a les moyens d’une telle stratégie. Comme le rappelle Anne de Tinguy, le géant russe est, sur le plan économique, un lilliputie­n. Il a le même PIB que l’Espagne ! Et celui-ci repose en majorité sur la rente fournie par les ventes de pétrole, de gaz et autres matières premières, fluctuante selon la conjonctur­e mondiale. Ce décalage entre un rêve de puissance et une réalité à la traîne favorise les aventures armées et l’oppression des population­s concernées. Pour ce qui est de l’Ukraine, un récit est censé évacuer cet écueil. Comme l’a écrit Poutine dans un long « essai historique »*, Russes et Ukrainiens formeraien­t « un même peuple », issu d’un berceau commun – la Rous’médiévale de Kiyv : ils relèveraie­nt donc d’un même « monde russe » tripartite, formé par les Russes de Russie, les Biélorusse­s et les Ukrainiens de la « Petite Russie », qui ne sauraient vivre qu’en une étroite symbiose et qu’il s’agirait par conséquent de « réunifier ».

DEUX VISIONS INCONCILIA­BLES

Or, ainsi que l’explique l’Autrichien Andreas Kappeler dans son formidable Russes et Ukrainiens, ce récit procède d’une réécriture de l’Histoire : il n’y a pas, d’abord, de filiation directe entre le Royaume de Kyiv et la Russie moscovite, qui, du xive au xviie, se sont développés séparément ; la partie occidental­e de l’Ukraine actuelle a, ensuite, toujours été européenne – ce qui fait que, jusqu’au xviiie, c’est l’Ukraine qui a apporté l’Occident à la Russie, et non l’inverse. Elle n’a donc rien du « petit frère » que l’aîné russe doit guider sur la voie du progrès et remettre dans le droit chemin… La nation ukrainienn­e a beau être récente, elle existe depuis des siècles comme conscience du peuple de former une entité singulière ; mais elle a été minée autant par la « colonisati­on intérieure » de la Russie, tsariste puis soviétique, que par sa proximité culturelle et linguistiq­ue

avec elle. Sauf que cette proximité n’est pas aussi absolue que l’affirme Poutine et que ces deux éléments ne se recoupent pas.

Dans un petit essai vif, Jamais frères ?, la Russo-Ukrainienn­e Anna Colin Lebedev qualifie ainsi les identités linguistiq­ues en Ukraine à la fois de « marquées » – l’ukrainien est aussi différent du russe que le portugais du français – et de « fluides », les Ukrainiens passant sans cesse d’un idiome à l’autre, pouvant être russophone­s sans être russophile­s, et vice versa, etc. Un mixage qui réfute l’idée que l’Est (le Donbass) et le Sud de l’Ukraine seraient des terres « historique­ment russes », et qu’une solution au conflit pourrait résider en une partition du pays. Or, celle-ci est aussi inacceptab­le pour les Ukrainiens que le serait une défaite pour la Russie de Poutine. Il en va pour les deux parties de leur existence même. Et c’est ce choc qui rend cette guerre si périlleuse et plonge l’Europe dans un terrible dilemme : sacrifier les Ukrainiens contre du gaz russe, mais sans certitude que celui-ci ne fasse pas l’objet d’un chantage ultérieur, ou bien les soutenir en en endurant les conséquenc­es et en cherchant tant bien que mal à en tirer du positif. Le choix est cornélien, mais, comme l’enseigne l’Histoire, le « réalisme » à tous crins ne s’est pas toujours révélé à long terme un bon calcul. Et il empêche de pouvoir se regarder sereinemen­t dans une glace…

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 ?? ?? Un habitant de la province de Kiev, après un bombardeme­nt des troupes russes, le 15 juin 2022.
Un habitant de la province de Kiev, après un bombardeme­nt des troupes russes, le 15 juin 2022.
 ?? ?? Deux enfants tentent d’oublier le conflit quelques instants sur une balançoire devant leur immeuble détruit à Borodianka, ville située à proximité de la capitale ukrainienn­e, le 7 juin 2022.
Deux enfants tentent d’oublier le conflit quelques instants sur une balançoire devant leur immeuble détruit à Borodianka, ville située à proximité de la capitale ukrainienn­e, le 7 juin 2022.
 ?? ?? ★★★★★ RUSSES ET UKRAINIENS. LES FRÈRES INÉGAUX, DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS (UNGLEICHE BRÜDER : RUSSEN UND UKRAINER VOM MITTELALTE­R BIS ZUR GEGENWART) ANDREAS KAPPELER TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR DENIS ECKERT
230 P., CNRS ÉDITIONS, 18 €
★★★★★ RUSSES ET UKRAINIENS. LES FRÈRES INÉGAUX, DU MOYEN ÂGE À NOS JOURS (UNGLEICHE BRÜDER : RUSSEN UND UKRAINER VOM MITTELALTE­R BIS ZUR GEGENWART) ANDREAS KAPPELER TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR DENIS ECKERT 230 P., CNRS ÉDITIONS, 18 €
 ?? ?? ★★★★☆ LE GÉANT EMPÊTRÉ. LA RUSSIE ET LE MONDE DE LA FIN DE L’URSS À L’INVASION DE L’UKRAINE ANNE DE TINGUY 512 P., PERRIN, 26 €
★★★★☆ LE GÉANT EMPÊTRÉ. LA RUSSIE ET LE MONDE DE LA FIN DE L’URSS À L’INVASION DE L’UKRAINE ANNE DE TINGUY 512 P., PERRIN, 26 €
 ?? ?? ★★★★☆ JAMAIS FRÈRES ? UKRAINE ET RUSSIE : UNE TRAGÉDIE POST-SOVIÉTIQUE ANNA COLIN LEBEDEV 240 P., SEUIL, 19 €
★★★★☆ JAMAIS FRÈRES ? UKRAINE ET RUSSIE : UNE TRAGÉDIE POST-SOVIÉTIQUE ANNA COLIN LEBEDEV 240 P., SEUIL, 19 €
 ?? ?? ★★★☆☆ OUBLIER LA NUIT JEAN-PAUL MARI 272 P., BUCHET CHASTEL, 18 €
★★★☆☆ OUBLIER LA NUIT JEAN-PAUL MARI 272 P., BUCHET CHASTEL, 18 €

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