Livre. Dans nos sociétés marquées par une polarisation croissante, la maîtrise des mots, du sens qu’on leur accorde, fait l’objet d’intenses affrontements. Les sciences sociales partagées entre deux impulsions, nommer le réel et le changer, ont créé tout un nouveau vocabulaire, régulièrement raillé. Pour replacer chaque terme dans son contexte, mais aussi redéfinir les notions employées par leurs opposants, un collectif de trente chercheurs, emmené par le sociologue Alain Policar et les politologues Nonna Mayer et Philippe Corcuff, propose de revenir sur « les mots qui fâchent » dans un petit lexique où se côtoient, entre autres, « décolonialisme », « appropriation culturelle », « universalisme », « wokisme », « cancel culture » et « islam ». L’ensemble a une première vertu, réunir des auteurs de différentes générations, tordant le cou à l’idée voulant que le débat se réduit à un différend entre classes d’âge. Ce petit dictionnaire ne se laisse pas ranger dans un camp, il est proche de la nouvelle gauche, sans adopter chacune des positions que l’on prête, par caricature, à ce camp.
Par exemple, l’article consacré à l’appropriation culturelle adopte un ton critique. L’anthropologue Monique Jeudy-Ballini relève que cette notion « revêt un sens accusatoire » et qu’elle vise à condamner « l’usage des biens matériels ou immatériels » de groupes opprimés par « les membres d’une société dominante ». L’expression est, en effet, née pour traduire le sentiment de dépossession vécu par de nombreuses Amérindiennes à force de voir leur histoire être ramenée au mythe du western ou du bon sauvage, sans pouvoir faire entendre leur point de vue, ce que dit trop peu Monique Jeudy-Ballini. Elle fait preuve de plus de justesse lorsqu’elle souligne les impasses auxquelles peut mener l’appropriation culturelle : « La possibilité de toute traduction, la liberté d’expression et le sens polyphonique de la création. »
Le révélateur « islam »
« Islam » n’appartient pas au nouveau lexique scientifique, mais il est indéniablement l’un de ces mots régulièrement agités comme un chiffon rouge par certains polémistes. Ce petit dictionnaire s’arrête sur ce terme, « longtemps parent pauvre des sciences sociales », qui « s’impose aujourd’hui comme un objet de recherche incontournable », souligne la sociologue Juliette Galonnier. Mais, à travers le débat public, « nos usages du terme en disent davantage sur nous-mêmes que sur “l’islam” ». Aussi faut-il davantage considérer cette religion comme une « variable à expliquer » plutôt que comme « une variable explicative ». Car l’islam sert de fourre-tout dans lequel il est aisé de trouver ce que l’on cherche.
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