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La Russie s’était-elle engagée à respecter l’intégrité territoriale de l’Ukraine via le Mémorandum de Budapest?

Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier
Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a fait de nombreuses références à l’accord signé avec la Russie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis le 5 décembre 1994 qui devait garantir l’intégrité territoriale de son pays.
par Emma Donada
publié le 11 mars 2022 à 11h54
Question posée par Didier, le 2 mars.

Les derniers jours avant l’invasion russe en Ukraine, rassemblant les derniers espoirs de trouver une sortie diplomatique, le président Volodymyr Zelensky a sollicité à plusieurs reprises de l’aide des pays occidentaux en invoquant le Mémorandum de Budapest, un accord signé le 5 décembre 1994 entre l’Ukraine, la Russie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, puis par la Chine et la France. Le 4 mars, «au neuvième jour de la guerre», le ton du chef d’Etat est bien différent.

Dans un discours filmé, il a vivement dénoncé le refus de l’Otan de créer une zone d’exclusion aérienne. «Tout ce que l’Alliance a réussi à faire jusqu’à présent, c’est de transporter cinquante tonnes de carburant diesel pour l’Ukraine par le biais de son système d’approvisionnement. Probablement pour que nous puissions brûler le Mémorandum de Budapest. Pour qu’il brûle mieux. Mais il est déjà brûlé pour nous. Sous le feu des troupes russes», s’est-il indigné.

Contexte de dénucléarisation

Dans ce traité, «la Russie, ainsi que le Royaume-Uni et les Etats-Unis, ont réaffirmé leur engagement envers l’Ukraine, de respecter son indépendance, sa souveraineté et ses frontières existantes. Dans le Mémorandum, la Russie a également réaffirmé son devoir de s’abstenir de recourir à la menace ou à l’usage de la force contre l’Ukraine, et s’est engagée à ce qu’aucune arme russe ne soit jamais utilisée contre l’Ukraine, sauf en cas de légitime défense ou autrement, conformément à la charte des Nations unies», résume l’expert en droit international, Thomas D. Grant.

En contrepartie, l’Ukraine avait renoncé aux armes nucléaires, héritages de l’Union soviétique, présentes sur son territoire. La spécialiste de la Russie, Anne de Tinguy, professeure émérite à l’Inalco et chercheur au CERI-Sciences-Po, contactée par CheckNews explique que la signature du Mémorandum s’inscrit dans un contexte de dénucléarisation après l’effondrement de l’URSS. «Des armes nucléaires stratégiques de grande portée étaient stationnées sur le territoire de l’Ukraine, du Kazakhstan et de la Biélorussie. En décembre 1991, au moment de l’effondrement de l’URSS, les Etats-Unis ont reconnu la Russie comme Etat nucléaire, en se déclarant prêts à accorder une aide aux autres Etats issus de l’URSS à condition qu’ils acceptent le statut d’Etat non-nucléaire : l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie devaient donc transférer à la Russie leurs têtes nucléaires et adhérer au traité de non-prolifération», explique-t-elle.

Dans ce contexte et alors que, à l’exception de la Russie, les Etats issus de l’ex URSS font face à un relatif désintérêt de la part des grands pays occidentaux, l’Ukraine estime que «le nucléaire pouvait être un instrument politique». Le pays «a donc demandé à participer aux négociations russo-américaine sur la réduction des armes nucléaires, à recevoir une aide le transfert du matériel contre une aide économique et financière en échange du transfert des armes qui étaient sur son sol et surtout à bénéficier de garanties en matière de sécurité», explique Anne de Tinguy qui insiste sur le fait que «l’Ukraine n’avait pas pour objectif de devenir une puissance nucléaire».

«Concrètement, les garanties étaient limitées»

Qu’était-il prévu en cas de non-respect de l’accord par l’une des parties ? «Le Mémorandum avait une portée politique très importante, mais il avait un point faible : les garanties en matière de sécurité n’avaient pas de force obligatoire», estime Anne de Tinguy. Le texte «ne prévoyait pas de mesure de rétorsion en cas de violation par l’une des parties des engagements pris ; il prévoyait des consultations entre les pays signataires et un recours au Conseil de sécurité des Nations Unies», explique-t-elle. «C’est très bien, mais concrètement les garanties étaient limitées», observe l’historienne.

Pour Thomas D. Grant, une intervention militaire reste toutefois théoriquement possible sur les fondements du Mémorandum puisque l’accord engage les parties à respecter «la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine à l’intérieur des frontières existantes».

Toujours est-il que «ce Mémorandum est un mauvais souvenir pour les Ukrainiens», explique de son côté Anne de Tinguy car «ils ont respecté les engagements qu’ils avaient pris alors que la Russie n’a pas tenu les siens et que les autres signataires n’ont pas pu la contraindre à les respecter». «La conclusion qu’ils en tirent est que la neutralité n’est pas une voie qui leur permettrait d’assurer leur sécurité. Vladimir Poutine a comme objectif explicite une démilitarisation de l’Ukraine. Pour les Ukrainiens, démilitarisation et neutralité signifieraient qu’ils seraient complètement à la merci de leur voisin russe», analyse Anne de Tinguy qui ajoute que le statut de pays «hors bloc» qu’a eu l’Ukraine entre 2010 et 2014 «n’a pas empêché» l’annexion de la Crimée en 2014 et l’intervention de la Russie dans le Donbass.

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Par ailleurs, les chercheurs interrogés par CheckNews rappellent que plusieurs autres accords signés par la Russie garantissaient la liberté et l’intégrité territoriale de l’Ukraine. L’URSS avait signé les accords d’Helsinki (acte final de la conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) qui reconnaissent l’inviolabilité des frontières et «s’abstiennent aussi de toute exigence ou de tout acte de mainmise sur tout ou partie du territoire d’un autre Etat participant». «La Russie est le successeur de l’URSS, ce qui signifie que les engagements et responsabilités internationaux de l’URSS sont devenus ceux de la Russie après la dissolution de l’URSS en tant qu’unité politique. Cela inclut l’acte final d’Helsinki», commente Thomas D. Grant.

Un certain nombres de traités

Peu avant l’effondrement du bloc soviétique, le 19 novembre 1990, la république socialiste fédérative soviétique de Russie et la république socialiste soviétique d’Ukraine ont signé un traité reconnaissant mutuellement la souveraineté de chaque Etat. «Lors de l’indépendance des anciennes républiques de l’Union soviétique, la Russie a reconnu la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de l’Ukraine à l’intérieur des frontières existantes de cette république. […]. La reconnaissance par la Russie des frontières de l’Ukraine est explicitée dans les accords d’Alma-Ata du 21 décembre 1991 et dans l’accord établissant la Communauté des Etats indépendants (accord de Minsk) du 8 décembre 1991», ajoute le spécialiste en droit international.

Surtout, le 31 mai 1997, le traité d’amitié russo-ukrainien est signé. «C’est le grand traité [après l’effondrement de l’URSS, ndlr] qui définit la nature de la relation entre les deux Etats, c’est un traité fondamental, différent du Mémorandum qui inclut d’autre pays», explique Anne de Tinguy. Conclu «après des négociations extrêmement longues et difficiles», le texte prévoit à l’article 2 que les deux pays s’engagent à «respecter l’intégrité territoriale et l’inviolabilité des frontières», explique l’historienne.

«La Russie a également conclu un certain nombre de traités bilatéraux avec l’Ukraine, qui impliquent nécessairement ou réaffirment expressément que la Russie accepte les frontières de l’Ukraine comme établies et définitives. […] Et, peut-être le plus explicite, l’accord sur la frontière entre l’Ukraine et la Russie, 29 janvier 2003. Les accords concernant la flotte de la mer Noire sont également très importants, car la Russie a obtenu des droits de location sur des bases situées dans la péninsule de Crimée – droits qui n’ont de sens que si la Russie reconnaît la souveraineté de l’Ukraine sur la péninsule de Crimée», ajoute Thomas Grant. Autant d’engagements non respectés par la Russie depuis 2014.

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