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D’où vient le fantasme d’un «tribunal populaire» qui jugera les «collabos» après la fin de la crise sanitaire?

Dans une tribune publiée sur France Soir, en août 2021, un «médecin résistant» avait provoqué un tollé en terminant sa diatribe contre des médecins et des scientifiques impliqués dans la lutte contre le Covid-19 par une référence à la guillotine.
par Emma Donada
publié le 5 février 2022 à 14h06
Question posée par Aline le 1er février 2022,

Au mois d’août 2021, l’ancien média FranceSoir, devenu relais actif des thèses complotistes, publiait une tribune s’attaquant à plusieurs médecins et chercheurs, et chutant sur une référence à «la Veuve», un surnom donné à la guillotine. «Un procès devra se tenir. La Veuve s’impatiente», pouvait-on lire à la fin de ce texte anonyme signé par un «médecin résistant». Si la publication avait suscité un tollé, poussant la direction de FranceSoir à se justifier dans un édito, elle fait écho à un fantasme répandu sur les réseaux sociaux.

La référence à une justice imminente est courante dans les sphères les plus violentes des antivax ou des opposants à la politique sanitaire. Elle passe par l’annonce, ou la tenue, de simulacre de procès internationaux, comme le «Nuremberg 2.0» ou «Comité corona», évoqué également dans FranceSoir, devant permettre de rendre la justice «hors du cadre judiciaire existant en Europe, celui-ci étant corrompu et n’étant pas de nature à instaurer une pleine confiance dans la tenue d’un procès équitable». Sans cesse reporté, ce procès tout droit sorti de l’imagination de Reiner Fuellmich, un avocat allemand est censé s’ouvrir, le 5 février afin de juger les individus derrière le grand complot de la pandémie (Bill Gates, le Dr Anthony Fauci, le Dr Drosten, le gestionnaire d’actifs BlackRock, le laboratoire Pfizer, etc.)

Mais cette justice d’exception, très souvent, passe aussi par l’évocation de tribunaux populaires. Parmi les nombreuses menaces visant les responsables politiques de la gestion dans la pandémie de Covid-19 et les «collabos» (médecins, journalistes…), on retrouve régulièrement des références à la constitution prochaine d’un «tribunal populaire», renvoyant à la période révolutionnaire ou aux jugements sommaires rendus à la Libération. Deux jours après la publication de la tribune sur FranceSoir, l’essayiste controversé Idriss Aberkane avait par exemple évoqué sur le ton de l’humour l’achat de guillotines.

«Tous les médecins de plateaux, les journalistes mainstream, les préfets de police, les députés et maires […] devront être et seront jugé par un tribunal populaire», réclame de son côté, plus sérieusement, un anonyme sur Twitter en réaction à une vidéo d’un homme affirmant souffrir d’effets indésirables graves du vaccin contre le Covid-19. «Le vaccin ne protège pas. Donc plus possible de te voir et de t’entendre. Sauf le jour où tu devras en répondre devant un Tribunal Populaire», commente un autre sous un tweet du ministre de la Santé. «Véran et sa clique au tribunal populaire après avril 2022. Chefs d’accusation Crimes contre l’humanité», revendique un nouveau. «Vous avez pas marre de collaborer avec les big pharma ? Votre tour viendra», nous écrit un internaute. On retrouve aussi des descriptions de simulacres d’exécution de responsables politiques, en écho aux nombreuses menaces signalées par les députés de la majorité depuis le début de la crise sanitaire.

Le tribunal populaire «peut faire référence […] à des formes d’auto-justice supposées traduire en acte la souveraineté populaire. Telle que l’emploient certaines figures de la mouvance antivax, l’expression convoque à la fois l’esprit de la Révolution française (celui de 1793 plutôt que celui de 1789) et l’épuration extrajudiciaire de la Libération. Cette double analogie permet de consolider l’image de “résistants” des antivax, engagés dans une lutte sans compromis contre le “totalitarisme”, observe Laurent Gayer, chercheur au CERI-Sciences Po. «La révolution et la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale font partie des ressources symboliques à disposition en France, quand on veut contester fortement l’Etat et le pouvoir en place», abonde le politologue Yves Sintomer. «Déjà au moment des gilets jaunes (même si ce n’est pas du tout sur le même plan), il y avait beaucoup de références à la révolution ou à la résistance. Mettez-vous à la place de quelqu’un en forte tension par rapport à l’Etat : quelles sont les ressources disponibles pour penser cette situation-là ?», ajoute-t-il. «Cette rhétorique existait déjà avant le Covid mais c’est vrai que la comparaison avec les tribunaux de la Libération est un peu nouvelle et assez présente dans ces discours assez radicaux», notamment par son ampleur, observe Jeremy Ward, sociologue, chargé de recherche à l’Inserm et spécialiste de la vaccination.

Historiquement, le tribunal populaire renvoie en premier lieu à la période révolutionnaire. En 1792, après la prise des Tuileries et les «crimes du 10 août», «il y a une demande de justice, or cette justice qui confirmerait la victoire de l’insurrection, est jugée extrêmement lente et accusée d’absoudre les criminels. L’attente populaire d’une condamnation claire de ceux qui ont ouvert le feu est déçue», raconte Sophie Wahnich, historienne spécialiste de la révolution française. Or, sous la monarchie, il existait ce qu’on appelle la «justice retenue, c’est-à-dire la justice rendue par le roi sans intermédiaire. Cette justice retenue consolide la propagande monarchiste qui fabrique une figure de roi-justicier sur le modèle de Saint-Louis sous son chêne», poursuit-elle. Cette justice retenue peut pourtant être arbitraire mais elle est un contre-pouvoir à la justice rendue par la justice déléguée par les parlements ou concédés aux seigneurs. Le roi reprend alors son bras de justice. Sans roi, la «justice retenue» revient au peuple, un peuple qui reprend le «glaive de la loi». «C’est dans ce cadre que s’inscrivent les massacres de septembre 1792, avec un rituel improvisé : des juges, tribunaux, bourreaux improvisés… On exécute ainsi une partie de cette justice retenue», analyse l’historienne.

Pour Sophie Wahnich, «il faut analyser les différents usages des références aux tribunaux populaires»: «Il y a un mode parodique où il s’agit seulement de rire et un mode de justice qui utilise l’effigie. Exécuter en effigie est une manière de faire comme si le geste était vrai tout en sachant qu’il est faux, mais il faut y croire comme on croit à un spectacle pour s’ancrer dans l’émotion d’une véritable exécution. C’est un outil cathartique», analyse-t-elle avant de préciser que «tous les gens qui reprennent le modèle de la période révolutionnaire ne sont pas pour autant révolutionnaires, aujourd’hui son usage est très confus.»

Les spécialistes interrogés insistent sur le fait que ces références aux tribunaux populaires peuvent servir des projets politiques divers. On peut retrouver dans l’histoire récente plusieurs tentatives de «justice populaire», ou plutôt de «justice citoyenne», comme le procès fictif du géant de l’agrochimie Monsanto, en 2017 qui s’était tenu avec l’aide de six juristes internationaux et une trentaine d’experts.

Pour autant, «comme le montre l’histoire du vigilantisme et du lynchage aux Etats-Unis, l’imaginaire justicier est souvent au service de causes réactionnaires (défense de la propriété, de la sobriété, de la suprématie blanche…). Et l’on retrouve dans les projets épurateurs des antivax l’aspiration à une justice expéditive, dont l’issue est connue d’avance. Enfin, dans le penchant de ces aspirants justiciers pour les exécutions publiques et les châtiments corporels, on retrouve la nostalgie des justiciers de tous bords pour les cérémonies punitives d’antan : c’est dans la chair du condamné, au vu de tous, qu’il faut inscrire la sentence et faire exemple», explique Laurent Gayer, coauteur avec Gilles Favarel-Garrigues, de Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi (Paris, Seuil, 2021). «Les commentaires discutant ces projets sur les réseaux sociaux […] témoignent d’une fascination pour la justice sommaire», ajoute-t-il.


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