Crise en Ukraine : "La Russie et les États-Unis ont en commun de voir leur puissance mise en doute"

par Maëlane LOAËC
Publié le 13 février 2022 à 19h26

Source : JT 13h WE

Depuis le début de la crise ukrainienne, les États-Unis se montrent particulièrement alarmistes face à l'étalage militaire de la Russie.
Pourquoi cette stratégie ?
L'éclairage de Bertrand Badie, spécialiste des relations internationales.

"Nous pensons qu'une action militaire majeure pourrait avoir lieu à tout moment", a encore déclaré dimanche 13 février le porte-parole du Pentagone John Kirby. Presque chaque jour depuis plusieurs semaines, tandis que la tension ne cesse de grimper à la frontière entre l'Ukraine et la Russie, les États-Unis s'alarment d'une possible invasion commanditée par le Kremlin. Des accusations démenties par Moscou, qui a pourtant massé depuis novembre plus de 100.000 soldats le long de cette frontière et a entamé ces derniers jours des manœuvres militaires au Bélarus et en Mer Noire. 

Face à cette situation très crispée, les échanges diplomatiques se multiplient pour éviter à tout prix une guerre aux confins de l'Europe. Après la visite du président français Emmanuel Macron en Russie et en Ukraine ce début de semaine, le chancelier allemand Olaf Scholz est attendu lundi à Kiev et mardi à Moscou. Les États-Unis et la Russie, eux, semblent figés dans un bras de fer visant à démontrer leur puissance après avoir été tous deux fragilisés, décrypte Bertrand Badie, professeur émérite des universités à Sciences Po et politologue spécialiste des relations internationales. 

Pourquoi les États-Unis ont-ils un discours si alarmiste face à une possible invasion russe de l’Ukraine ? 

Cette rhétorique américaine de la brutalité a une triple fonction. En répétant matin et soir que la Russie est sur le point d’intervenir, les Américains dépeignent une Russie agressive à la face du monde et font passer Vladimir Poutine pour le grand méchant loup des relations internationales actuelles. De plus, s’il n’y a pas de conflagration, Joe Biden pourra se targuer d’avoir évité une action imminente grâce à sa fermeté et celle de ses alliés. 

Enfin, face à des conflits qui sont de moins en moins militarisés et de plus en plus civils, les États-Unis réactivent une petite nostalgie de Guerre Froide. Cet effet de démonstration est une façon de remettre désespérément "la puissance de grand-papa" au centre du monde, pour montrer à l’adversaire mais aussi à tous les pays qu’il doit être respecté. 

Cette stratégie d’affichage est aussi adoptée par Moscou, car les deux pays ont pour point commun de voir leur puissance mise en doute. La Russie a été déclassée : ce n’est plus la puissance d’autrefois, que ce soit sur le plan économique ou international. Il ne lui reste que le militaire, donc elle le montre. Les États-Unis essuient quant à eux une liste d’échecs à l’étranger, le dernier en date étant l’Afghanistan. Les deux pays sont aussi mis en déroute par les organisations djihadistes, trans-étatiques. Il y a donc un besoin de "relifting" de puissance. Mais pour autant, ce n’est pas du tout un retour à la Guerre Froide, car le contexte est totalement différent, notamment à cause de l’interdépendance économique entre la Russie et l’Europe.

Nous sommes en fait davantage dans une diplomatie de l’affichage et du verbe, que dans celle de la négociation ou de la confrontation.
Bertrand Badie, politologue spécialiste des relations internationales

Quel pourrait être l’effet de cette stratégie ?

Nous sommes en fait davantage dans une diplomatie de l’affichage et du verbe, que dans celle de la négociation ou de la confrontation. Je ne veux pas paraître trop naïf ou optimiste, mais l’attitude alarmiste des États-Unis ne semble pas faire anti-chambre à une action militaire de grande envergure. Les Américains se concentrent sur des actions non-militaires et évacue jusqu’au dernier GI le territoire ukrainien, c'est significatif. Depuis Donald Trump, l’opinion publique américaine préfère par ailleurs ne pas intervenir à l’étranger, elle n’est pas très va-t-en-guerre dans la crise ukrainienne.  

Du côté du Kremlin, lorsque que l’on veut mener une action militaire forte et déterminée, on le fait par surprise, pas en répétant pendant des semaines et des mois des menaces d’attaque. Mais il est vrai qu'à force de gesticuler comme le font les Russes, un geste déplacé peut vite partir. Le risque de dérapage n’est jamais nul.

En même temps, on n’a pas le sentiment que de vraies négociations, au-delà de quelques pistes, aient été entamées pour le moment. Pour autant, le jeu de la tension maximale oblige quand même à envisager à terme des pourparlers, dans un, deux ou trois ans. C’est sur ces possibilités que souhaite travailler Emmanuel Macron. Dans l’immédiat, il ne se passera rien, mais on voit bien, à mesure que la fièvre monte, que l’agenda international se remplit.

Vous mentionnez l'initiative de dialogue d'Emmanuel Macron. Prise en étau entre les États-Unis et la Russie, l’Europe peut-elle vraiment peser face à ce bras de fer entre les deux puissances ? 

Moscou et Washington se paient sur la bête, l’Ukraine. Elles tentent de réaffirmer leur puissance aux dépens d’un pays dont elles demandent à peine l’avis, et qui risque de faire les frais de tout ce jeu. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky, très réticent quant au discours alarmiste américain, sait très bien que cette espèce de manipulation prétexte n’est pas bénéfique pour son pays. En cas de dérapage, l’Ukraine serait alors le principal dindon de la farce. Même si une solution diplomatique est trouvée, le pays sera redéfini par la Russie et les États-Unis. Tout l’intérêt de l’Ukraine, c’est plutôt de se faire oublier.

Quant au reste de l'Europe, elle reste majoritairement impuissante, car c’est d’abord un conflit russo-américain. Elle peut d’autant moins agir qu’elle est divisée sur la question, et économiquement, il ne serait pas bénéfique de couper les ponts avec la Russie. Elle n’a donc pas beaucoup de latitude, mais a peut-être une petite carte à jouer. Comme Vladimir Poutine est l’exemple du cynique parfait et du monstre froid, il peut essayer, pour humilier Joe Biden, de s’accorder avec les Européens de son côté, prouvant ainsi aux Américains que leur influence n’est pas indispensable. Ce peut être un levier pour Emmanuel Macron, qui a eu l’habilité de ne pas s’aligner sur qui que ce soit. 

Mais il pourrait aussi subir le "coup de Beyrouth" à nouveau, en échouant comme il a échoué à réformer le gouvernement libanais (après l’explosion sur le port de la capitale libanaise le 4 août 2020, ndlr). Vladimir Poutine peut aussi abandonner le dialogue avec lui pour favoriser les autres candidats à la présidentielle, qui sont pour beaucoup bien plus pro-russes que l'actuel président. Plusieurs scénarios sont possibles.


Maëlane LOAËC

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