Le monolithe Mussolini ou obélisque Mussolini est un monument en marbre installé à Rome. (Photo by Manuel Cohen / Manuel Cohen / Manuel Cohen via AFP)

Le monolithe Mussolini ou obélisque Mussolini est un monument en marbre installé à Rome. (Photo by Manuel Cohen / Manuel Cohen / Manuel Cohen via AFP)

Manuel Cohen via AFP

"Le wokisme n'existe pas en Italie", assure Maimouna, fondatrice de l'association antiraciste et transféministe "Be Woke Italia", basée à Gênes. Ce mot n'a pas d'équivalent dans la langue latine, si bien que la jeune militante italienne d'origine sénégalaise dit devoir systématiquement définir le sens de ce terme, sauf auprès de "sa communauté de personnes racialisées". Son association est l'une des seules à se revendiquer "woke" dans toute l'Italie, et compte moins de 1500 abonnés sur Instagram, 300 sur Facebook. Il existe bien l'association féministe "Non Una di Meno", le NousToutes italien, dont les antennes jalonnent les grandes villes italiennes. Mais pour Maimouna, difficile de faire groupe avec un "féminisme blanc", alors que son association dénonce justement "le privilège blanc" et le "complexe du sauveur blanc". Pourtant, des manifestations pour défendre des minorités ethniques ou sexuelles ont déjà eu lieu. En juin 2020, ils étaient des milliers à Rome et Turin afin de soutenir le mouvement Black Lives Matter. Plus récemment, une foule de plus de 10 000 personnes a investi la place Sempione, à Milan, après le rejet fin octobre d'une loi anti-homophobie par le Sénat. Mais dans les cortèges, on peinait à entendre scander des slogans "woke". La faute au faible niveau d'anglais dans le pays ? C'est possible - l'Italie est l'un des plus mauvais élèves de l'Union européenne en la matière. Or les idées "woke" ont touché en premier lieu les pays anglophones, comme la Grande-Bretagne ou les pays du Nord.

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Mais un tel mutisme reste tout de même surprenant venant de l'Italie, qui a connu son lot d'épisodes tragiques, dont la "cancel culture" aurait facilement pu s'emparer. Quand en France, on appelait à déboulonner la statue de Jean-Baptiste Colbert pour son Code noir, chez nos voisins, les débordements étaient marginaux. L'obélisque à la gloire du Duce, au centre de Rome, est resté intact. Comme le monument génois à la gloire du navigateur Christophe Colomb, symbole de colonisation outre-Atlantique : "A Christoforo Colombo, la Patria". À Gênes, une ville du nord de l'Italie, le 12 octobre est même la journée d'hommage à "l'illustre concitoyen". Sauf pour quelques-uns, dont les membres de "Be Woke Italia" qui ont placardé des affiches dénonçant la figure de colonisateur, d'" assassin" et de "violeur". Plus d'un mois après, les retombées médiatiques et politiques sont inexistantes.

Une " moindre histoire coloniale "

Le spécialiste de l'Italie contemporaine et directeur du Centre d'Histoire de Sciences Po, Marc Lazar, ne feint pas l'étonnement. "L'Italie a eu une moindre histoire coloniale, et n'a pas le même rapport que la France - dont la décolonisation a été compliquée - avec les populations colonisées". Il est rejoint par le philosophe Maurizio Ferraris pour lequel l'Italie n'a pas "d'orgueil colonisateur" comme "l'Angleterre et la France dont le passé de domination continentale" les pousse à prendre des mesures politiques pour "réparer" leurs erreurs passées. "Entre colonisateurs et victimes, les Italiens, à tort ou à raison et non sans quelque auto-indulgence, se placeraient plutôt parmi les victimes".

Plutôt à tort, selon Marc Lazar qui énumère les "massacres" attestés par de nombreux historiens italiens, en Ethiopie et en Libye au XIXème siècle et pendant le fascisme. "Ça ne passe pas dans le débat national", résume-t-il. En cause : la place des intellectuels dans le débat public italien. "Les présidents de la République ou du Conseil ne reçoivent pas à leur table des intellectuels sur les questions qui agitent la société italienne, comme les présidents Macron ou Sarkozy l'ont fait". De la même façon qu'en France, le travail des historiens a immédiatement une répercussion sur le débat public car, selon Marc Lazar, "ce sont eux qui déterminent la construction de notre identité nationale".

"Blackface" sur le service public

Un roman national édulcoré aidé par une réalité numérique, selon le spécialiste : "Il y a moins de minorités ethniques qu'en France, où la population d'origine immigrée est issue des empires coloniaux". En Italie, les cinq millions d'immigrés en situation régulière sont majoritairement roumains ou albanais. Ces derniers ne sont pas concernés par le passé colonisateur du pays d'accueil. Contrairement aux descendants de harkis ou de pieds-noirs en France, où la mémoire de la décolonisation est encore douloureuse. Car pour les Italiens, l'immigration commence vraiment dans les années 1970. Le pays constitue plus un lieu de passage vers la France qu'un point d'ancrage. Selon le philosophe Maurizio Ferraris, "les immigrés sont encore peu représentés dans les médias. Il faudra attendre une autre génération".

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Ce constat, Maimouna le partage : "Quand on voit des Noirs à la télévision en Italie, c'est que ce sont des sportifs". Jusqu'à il y a quelques mois à peine, les "blackfaces" étaient monnaie courante à la télévision, y compris sur la Rai, chaîne du service public donnant le "la" au reste du paysage médiatique. Sous la pression d'associations anti-racistes dénonçant un "langage raciste, sexiste, homophobe et transphobe", la chaîne en a fait la promesse en avril : plus de visage coloré, plus de situation de ce genre. Le scandale est notamment intervenu à la suite d'une imitation jugée raciste de l'artiste italo-tunisien Ghali, mise en scène par l'acteur Sergio Muniz, qui avait coloré son visage pour l'occasion. En août, Rai 3 et Rai Storia, deux autres chaînes du service public, présentaient un spectacle intitulé Aida (Arena di Verona - 2021), mettant en scène des acteurs grimés de fond de teint foncé. Encore un "blackface". L'association D.E.I Futuro Antirazzista, signataire du premier courrier contre la Rai l'avait alors dénoncé sur son compte Twitter : 7 likes, et silence dans le reste du paysage médiatique.

Doit-on s'étonner que les idées "woke" ne passent pas médiatiquement, lorsque l'on connaît l'influence de la télévision d'Etat, ainsi que son virage éditorial ? Marcello Foa, son président depuis 2018, est considéré comme un souverainiste europhobe, homophobe, xénophobe, anti-vaccin et pro-Poutine. La candidature du journaliste avait été présentée par le Mouvement 5 étoiles et la Ligue, les partis de la coalition gouvernementale d'alors - ses positions épousant celles de Matteo Salvini, chef du parti d'extrême-droite de La Ligue. Mi-novembre, le directeur du journal télévisé de Rai2, Gennaro Sangiuliano, dont les affinités avec la Ligue de Matteo Salvini sont connues, a été reconduit. Sans compter la nomination au JT de Rai News, la chaîne toute info, de Paolo Petrecca, décrit par La Repubblica comme un ami de Giorgia Meloni, la cheffe du parti post-fasciste Frères d'Italie. Un petit scandale, rapidement relégué au second plan des inquiétudes de la jeunesse italienne.

Fuite des cerveaux

"La première préoccupation des jeunes Italiens ne concerne pas tant les affrontements idéologiques, mais plutôt les affrontements sociaux, c'est-à-dire avoir accès aux positions professionnelles auxquelles ils aspirent", analyse Marc Lazar. En 2018, ils étaient 128 000 jeunes Italiens à s'expatrier. Un chiffre sans cesse croissant, relève le dernier rapport du Censis, l'Institut italien de recherches socio-économiques. La fuite des cerveaux s'accentue d'année en année, et concerne les citoyens fraîchement diplômés recherchant de meilleurs salaires et opportunités. Ils se rendent en Allemagne, au Royaume-Uni ou encore en Belgique pour fuir un taux de chômage à plus de 30 % chez les 15-24 ans - l'un des chiffres les plus élevés d'Europe.

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L'Italie devient donc une gérontocratie en plein déclin démographique. Un modèle difficilement compatible avec l'idéologie "woke", majoritairement défendue par les jeunes générations, le plus souvent issues de familles aisées. Or, "l'élite disposant d'un haut niveau d'instruction est assez réduite quantitativement en Italie", à en croire Marc Lazar. Effectivement, le pays est l'un des pays de l'Union européenne affichant l'un des plus faibles pourcentages de personnes disposant du niveau master par rapport à la population en âge d'obtenir ce diplôme. Des inégalités encore creusées par la pandémie de Covid-19 durant laquelle la pauvreté dans la péninsule a explosé, avec 5,6 millions de personnes en situation de pauvreté absolue en 2020. De tels chiffres n'avaient pas été enregistrés en Italie depuis quinze ans.

Des athées catholiques

Riches ou pauvres, privilégiés ou non... Reste une constante : la tradition chrétienne, dont les symboles comme le crucifix se retrouvent même dans les écoles publiques. Aux Etats-Unis, Ross Douthat, intellectuel catholique républicain suggérait dans sa chronique au New York Times que le wokisme participe d'une lutte pour définir quelle vision religieuse doit remplacer le rôle autrefois joué par la théologie. Difficile de transposer ce constat en Italie, largement dominée par le christianisme, avec 79% de fidèles dont environ 25% de catholiques pratiquants.

Si la pratique du catholicisme a diminué ces dernières années, elle reste extrêmement enracinée, au point que Maurizio Ferraris décrit les Italiens comme des "athées catholiques". Selon le philosophe, "l'aspect communautaire de l'idéologie woke est déjà pris par le catholicisme", non pas en tant que religion mais en tant que mode de vie. Citant des valeurs selon lesquelles "il ne faut jamais créer de position prédominante ou exercer une hyperpuissance sur les autres, toujours partager, soutenir l'autre". Comme le wokisme peut le prôner, en théorie.

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Certains intellectuels perçoivent dans le wokisme une forme d'idéologie puritaine plus proche du protestantisme que du catholicisme, dont la confession permet l'expiation des péchés. Thèse défendue par Joseph Bottum, professeur à l'université du Dakota du Sud et spécialiste du phénomène religieux en politique. Dans son livre An Anxious Rage, the Post-Protestant Ethic and the Spirit of America, il lie les conséquences de l'effondrement du protestantisme en Amérique à l'émergence de ce qu'il appelle les "post-protestants", de nouveaux puritains dont la religion serait la culture "woke". Dans un entretien au Figaro en 2020, l'intellectuel analysait ce phénomène de la façon suivante : "Nous avons maintenant une Église du Christ sans le Christ. Cela veut dire qu'il n'y a pas de pardon possible. Dans la religion chrétienne, le péché originel est l'idée que vous êtes né coupable, que l'humanité hérite d'une tache qui corrompt nos désirs et nos actions. Mais le Christ paie les dettes du péché originel, nous en libérant. Si vous enlevez le Christ du tableau en revanche, vous obtenez... la culpabilité blanche et le racisme systémique."

Reste la culture des humanités, pilier sacré de la société italienne, enseigné dès le plus jeune âge. Latin, grec et philosophie sont des impératifs du lycée classique, et cela se ressent même au sommet de l'Etat, selon Marc Lazar : "Nombre de responsables politiques aiment dire quelques mots en latin dans leurs discours. C'est chic, même à la télévision". Il décrit une société italienne très hiérarchique, où règne un "grand respect des titres et des diplômes". Et des arts. "La Renaissance, Raphaël, Botticelli : l'Italie n'arrête pas de valoriser son patrimoine culturel comme étant l'identité du pays" note ce spécialiste. "Alors il faudrait démolir Botticelli ?"

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