Le Premier ministre indien Narendra Modi (d) et le président français Emmanuel Macron, le 3 juin 2017 au palais de l'Elysée à Paris

Le Premier ministre indien Narendra Modi (d) et le président français Emmanuel Macron, le 3 juin 2017 au palais de l'Elysée à Paris

afp.com/JACQUES DEMARTHON

Fruit de six mois de recherches et d'entretiens avec des diplomates, des hommes d'entreprise et des experts, le rapport de l'Institut Montaigne intitulé "Europe-Inde, quelles ambitions face à la Chine ?" braque le projecteur sur la relation méconnue entre la France et l'Inde. Après le "coup de poignard dans le dos" australien dans l'affaire des sous-marins français, New Delhi apparaît comme "un allié stratégique nettement plus fidèle et constant", souligne l'auteur du rapport Christophe Jaffrelot, chercheur éminent et spécialiste du sous-continent indien. Après avoir notamment acquis 36 Rafale auprès de la France, le plus gros acheteur d'armes de la planète devrait, selon cet expert, enrichir sa liste de courses. Entretien.

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L'Express : Pour paraphraser le général de Gaulle parlant du Brésil, peut-on considérer que l'Inde "est un pays d'avenir et qui le restera", c'est-à-dire un pays qui ne décollera jamais ?

Christophe Jaffrelot : Le parallèle est très juste. Et cette question se pose pour tous les pays émergents. Il y a dix ans, les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) semblaient promis à un brillant avenir. Force est de constater qu'à l'exception de la Chine, ces pays ont aujourd'hui atteint un "plateau" : ils stagnent ou ils déclinent. Depuis la première vague de l'épidémie de Covid-19, l'Inde a rejeté dans la pauvreté 270 millions de personnes, selon l'ONG britannique Oxfam. Aussi longtemps que l'économie ne redémarrera pas, on ne voit pas comment ce pays de 1,3 milliard d'habitants pourrait inverser la vapeur. Cela dit, malgré une économie défaillante, l'Inde conserve les moyens de peser sur la scène internationale.

Christophe Jaffrelot, chercheur au CNRS, enseignant à SciencesPo, spécialiste  du sous-continnent indien

Christophe Jaffrelot, chercheur au CNRS, enseignant à SciencesPo, spécialiste du sous-continnent indien.

© / D.R.

Par quels moyens?

Un peu comme la Russie, dont l'économie n'est pas florissante non plus, l'Inde veut et peut peser sur le plan géopolitique. Toutefois, à la différence de Moscou, elle n'a pas de tradition militaire d'interventionnisme extérieur. Mais elle peut jouer un rôle de contrepoids à la Chine. C'est le discours qu'elle propose au Japon, aux pays du Golfe et à l'Occident. Et c'est pourquoi elle participe au Dialogue de sécurité quadrilatérale ("le format Quad"), initié par Washington, qui réunit le Japon, l'Australie, les Etats-Unis et l'Inde.

Dans votre rapport, vous détaillez différents aspects de l'alliance stratégique, méconnue, de l'Inde avec la France.

Elle est ancienne et extraordinairement importante. Et elle comporte principalement deux volets : nucléaire et militaire. Tout cela remonte au début des années 1980, sous le règne d'Indira Gandhi. Lorsque les Etats-Unis ont cessé d'alimenter l'Inde en uranium enrichi, en raison de sanctions prononcées par le Congrès américain, la France, sous François Mitterrand, a aidé New Delhi à continuer à faire fonctionner la centrale nucléaire de Tarapur (construite et mise en service par les Etats-Unis en 1969), qui est aujourd'hui la plus ancienne du monde. Ce fut le début d'un partenariat franco-indien qui se poursuit depuis lors.

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Aussi, lorsque l'Inde a procédé à des essais nucléaires militaires en 1998 (le premier essai remontait à 1974), la France a été l'un des seuls pays à ne pas la sanctionner, contrairement aux Etats-Unis, au Japon et à l'Allemagne. Ensuite, Jacques Chirac a consolidé la confiance mutuelle, lors d'un voyage où il a expliqué aux Indiens qu'il était possible de développer une industrie nucléaire civile sans signer le traité de non-prolifération nucléaire (TNP).

Ça a été le début du partenariat stratégique franco-indien. Puis, le président français a contribué à convaincre George W. Bush de faire une exception pour l'Inde afin que ce pays puisse accéder à la technologie nucléaire civile occidentale. La suite logique aurait dû consister à vendre à l'Inde des centrales nucléaires mais cela ne s'est jamais concrétisé, faute de financement notamment. Cela dit, les discussions à ce sujet n'ont jamais été abandonnées et EDF est aujourd'hui assez optimiste en ce qui concerne l'avenir.

Après que l'Australie a humilié la France, en septembre dernier, en renonçant à acheter ses sous-marins, tous les regards se sont portés sur l'Inde comme si, pour Paris, New Delhi était naturellement son "plan B", sa bouée de sauvetage...

En tout cas, les liens avec l'Inde continuent de se renforcer dans le cadre de "la stratégie Indo-Pacifique" lancée par le président Macron en 2018. Ce partenariat repose d'abord sur une collaboration à très haut niveau entre les marines des deux pays, avec des manoeuvres conjointes dans l'océan indien impliquant des navires ultra-sophistiqués. Entre les deux marines, il existe un degré de compagnonnage unique : les flottes de guerre des deux nations disposent d'un accès mutuel aux bases navales de la région, où la France est présente à Mayotte, à Djibouti, à la Réunion.

Enfin, il y a les ventes d'armes, qui remontent elles aussi au début des années 1980 avec les Mirage 2000, notamment utilisés dans des opérations délicates du conflit de Kargil en 1999 contre le Pakistan. Aujourd'hui, l'Inde dispose de 36 avions chasseur Rafale, fabriqués par Dassault, et de six sous-marins Scorpène (à propulsion classique) fabriqués par Naval Group. Et la "shopping list" des Indiens devrait s'allonger : leur armée de l'air a besoin de se renforcer face à celle du Pakistan qui monte en gamme.

La Russie est un autre partenaire majeur de l'Inde. Lors d'une visite de Vladimir Poutine à Narendra Modi lundi, les deux pays ont d'ailleurs signé des contrats d'armements importants...

Les Indiens pratiquent ce qu'ils appellent une diplomatie "plurilatéraliste" afin de ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Ils achètent des armes aux Américains, aux Russes, aux Français et aux Israéliens. Autrefois, l'essentiel de leur chasse se composait de MiG et de Soukhoï. Mais ils ont compris que ces appareils ne "faisaient pas le job". De fait, ils sont moins performants que les avions français.

Le Premier ministre indien Narendra Modi (d) et le président russe Vladimir Poutine se saluent, le 5 octobre 2018 à New Delhi

Le Premier ministre indien Narendra Modi (d) et le président russe Vladimir Poutine se saluent, le 5 octobre 2018 à New Delhi

© / afp.com/Yuri KADOBNOV

Mais la Russie a beaucoup à proposer. Ce lundi, le Premier ministre Narendra Modi a signé un accord pour l'achat et la fabrication en Inde de fusils Kalachnikov dans le cadre d'une joint-venture indo-russe. De plus, un accord de coopération portant sur la technologie militaire russe a été signé. Ceci s'ajoute à l'acquisition, voilà deux ans, du système de défense antiaérien S-400, qui sont des batteries de missiles ultra-performantes. L'Inde aiguise les appétits. Car, avec 20 milliards de dollars chaque année, elle est, avec l'Arabie saoudite, le premier acheteur d'armes au monde.

Ce grand pays continue de se présenter comme la plus grande démocratie du monde. Qu'en est-il réellement?

En privé, les diplomates européens sont embarrassés par la façon dont l'Inde traite les droits de l'Homme, notamment vis-à-vis des minorités musulmane ou chrétienne. Et en public, certains députés européens n'hésitent plus à remettre en cause le statut "démocratique" de l'Inde. Au printemps dernier, une résolution du parlement européen a vivement critiqué la loi sur la réforme de la citoyenneté indienne de 2019 qui fait craindre aux 200 millions de musulmans de l'Inde de devenir des citoyens de seconde zone. Parmi les eurodéputés, seule l'extrême droite, avec Thierry Mariani (RN) en tête, a défendu l'Inde dans ce débat.

La qualité de la démocratie indienne se dégrade d'un autre point de vue : celui de l'Etat de droit et des libertés. L'ONG Amnesty International a fini par fermer boutique l'année dernière en raison des pressions exercées par les autorités. Deux tiers des 30 000 ONG que comptait l'Inde en 2014 ont dû cesser leur activité, faute de pouvoir recevoir de l'argent de l'étranger.

L'Inde est aussi souvent présenté comme une alternative commerciale à la Chine...

Cela ne correspond pas à la réalité. Le commerce de l'Union européenne avec la Chine est six fois plus important que celui avec l'Inde qui, du reste, ne possède aucun traité de libre-échange avec le moindre pays occidental. Mais c'est là un des moteurs du rapprochement entre l'Inde et l'UE : ces deux ensembles souffrent d'une certaine vulnérabilité et d'un sentiment d'isolement partagé. D'un côté, l'Inde est peu intégrée dans le commerce mondial et vit dans la peur de la Chine qui multiplie les incursions dans l'Himalaya. De l'autre les Européens - eux aussi inquiets de la montée en puissance de la Chine - ont perdu une partie du marché unique qu'ils avaient créé avec le Brexit et doutent de la fiabilité des Etats-Unis depuis Trump.

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