Rubriques
Donation Je fais un don

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?

Après le chaos libyen, le fiasco irakien et la débâcle en Afghanistan, les Occidentaux, qui ont touché les limites de la puissance militaire, revoient leurs objectifs à la baisse. Le rejet en bloc de l’interventionnisme n’est cependant pas sans risque dans un monde interdépendant.

  • Olivier Tallès,

réservé aux abonnés

Lecture en 14 min.

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?
L'Hebdo Logo

Le coup porté à l’Amérique est brutal. Vingt ans après l’effondrement des tours du World Trade Center, son intervention en Afghanistan s’achève par d’humiliantes scènes de chaos à l’aéroport de Kaboul. Les images de grappes d’Afghans accrochés au fuselage d’un avion C-17 de l’US Air Force ont fait le tour du monde, de Pékin à Riyad, de Moscou à La Havane, nourrissant ici la rhétorique des autocrates sur le recul des démocraties, suscitant là l’espoir des djihadistes sahéliens en guerre contre les troupes françaises, inquiétant partout les alliés de l’Oncle Sam.

→ 20 ANS APRÈS. Raconter le 11-Septembre, un art toujours délicat

Le retrait américain constituera sans nul doute un tournant dans l’histoire des interventions occidentales. Il clôt un cycle de trente ans d’opérations menées sous toutes les formes et pour tous les motifs, du Koweït au Sahel en passant par la Bosnie : la guerre contre le terrorisme, la guerre pour la démocratie, la guerre au nom du droit d’ingérence humanitaire, la guerre pour défendre un allié. L’Amérique se dit lasse de ces conflits coûteux aux résultats incertains. Dans la lignée de Donald Trump, son successeur à la Maison-Blanche, Joe Biden, confirme le repli.

Le bilan de l’engagement américain en Afghanistan reste encore à écrire. Il dépendra du sort des avancées chèrement acquises depuis 2001 : les droits des femmes, l’accès à l’éducation des filles, les progrès de la santé, la création de médias, la construction de routes et d’hôpitaux, la destruction des bases d’Al-Qaida« On pourra parler d’échec complet si tout ce qui a été bâti s’effondre », précise le diplomate Jean-Marie Guéhenno, membre du Haut Conseil pour la médiation des Nations unies. L’attentat meurtrier de Daech à l’aéroport de Kaboul, fin août, illustre déjà la vanité des communiqués victorieux sur la lutte antiterroriste.

L’échec des Soviétiques dans toutes les mémoires

L’échec américain soulève plus largement le débat sur le sens des interventions armées de l’Occident, à l’heure où des interrogations se multiplient autour de l’engagement de la France au Sahel. Une opération militaire est-elle capable de déboucher sur une paix durable ? Le remède ne risque-t-il pas de s’avérer pire que le mal ? « Chaque mission est un cas particulier », avertit l’ancien officier Randal Zbienen, chercheur associé à la Fondation stratégique. Si l’on veut tirer quelques enseignements des expériences récentes, il est temps de rembobiner le fil de l’histoire de ce début de XXIe siècle…

→ EXPOSITION. Raconter le 11-Septembre, un art toujours délicat

Retour au 11 septembre 2001. L’Amérique, effarée par la destruction des tours du World Trade Center, redécouvre l’Afghanistan sur la carte du monde. À la télévision, George W. Bush proclame la « guerre contre la terreur ». Les objectifs militaires sont limités à la destruction des camps d’entraînement des terroristes sur le sol afghan, la capture des leaders d’Al-Qaida et le renversement du régime taliban. Personne au Pentagone ne veut alors s’attarder dans « le tombeau des empires » : l’échec des Soviétiques est encore dans toutes les mémoires.

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?

Devant l’avancée des forces afghanes de l’Alliance du Nord, soutenues par l’aviation américaine, les talibans se dispersent vers la frontière pakistanaise. Le régime s’effondre sans combat. « À ce moment-là, la guerre est gagnée, estime Adam Baczko, chercheur au CNRS. Les talibans proposent leur reddition en échange d’une amnistie, mais ne reçoivent aucune réponse. En 2003 et 2004, ils réitéreront leurs propositions en modifiant leurs conditions, là encore sans succès. » En refusant la main tendue, les Américains laissent passer leur chance d’obtenir une paix selon leurs conditions. « On ne négocie pas avec des terroristes », assènera la Maison-Blanche pendant plus de dix ans. « La guerre, c’est un dialogue armé qui s’achève fatalement par une négociation, rétorque pourtant l’historien et militaire Michel Goya. La lutte contre le terrorisme est un slogan qui diabolise l’ennemi et le range au niveau du criminel. On ne peut que le détruire, ce qui est beaucoup plus difficile à réaliser. »

Détruire pour mieux construire

Au cours des premières années, les forces spéciales ont carte blanche pour traquer les talibans et les hommes d’Al-Qaida, jetés dans le même panier. C’est le temps de la torture, des prisons secrètes, de Guantanamo, autant de pratiques qui noirciront l’image de la démocratie américaine. Depuis le ciel, les drones tirent sur des combattants mais aussi sur des civils. Les bavures s’accumulent.

« Les alliés ont rassemblé 150 000 hommes en Afghanistan au plus fort de l’intervention : c’est bien trop peu pour contrôler le terrain d’un pays comptant 27 millions d’habitants »

Randal Zbienen, chercheur et ancien officier des troupes de marine

D’ex-talibans reprennent les armes, rejoints par des volontaires. Les soldats étrangers s’enferrent peu à peu dans le piège de la guérilla. À Kaboul, on relit en vain le manuel de contre-insurrection du colonel français David Galula, élaboré pendant la guerre d’Algérie. « Nous avions un demi-million de soldats en Algérie pour 10 millions d’habitants, rappelle le chercheur Randal Zbienen, ancien officier des troupes de marine. Les alliés ont rassemblé 150 000 hommes en Afghanistan au plus fort de l’intervention : c’est bien trop peu pour contrôler le terrain d’un pays comptant 27 millions d’habitants et 25 000 vallées. »

→ REPÈRES. Guerre en Afghanistan : retour sur 20 ans d’intervention américaine

Alors que les talibans redressent la tête, les États-Unis se tournent déjà vers un nouveau terrain d’intervention : l’Irak du dictateur Saddam Hussein. Entre autres objectifs, les faucons de l’administration Bush projettent d’y implanter une démocratie qui doit servir leurs intérêts et devenir un exemple au Moyen-Orient. On exhume des cartons le concept de « nation building » (construction de la nation), en vogue après la Seconde Guerre mondiale.

L’histoire est invoquée : sous la pression de l’occupant, l’Allemagne et le Japon n’ont-ils pas tourné le dos à la dictature au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? « Les pays étaient écrasés et la victoire totale, ce qui n’a été le cas ni de l’Afghanistan ni de l’Irak », relativise le colonel Michel Goya. Et surtout, l’effort engagé par les États-Unis s’est étalé sur des décennies, en suivant une stratégie qui dépasse la volonté de n’importe quel pays occidental aujourd’hui. Doté de ressources financières gigantesques et d’une armée pléthorique, le proconsul Clay a réussi la dénazification de l’Allemagne en concentrant ses efforts sur la sécurité, les infrastructures, l’enseignement, la police…

En Irak, le livre noir de l’interventionnisme

Cette expérience a servi de modèle au moment de construire la paix en Bosnie-Herzégovine (1995) puis au Kosovo (1999), où les conflits sanglants ont pris fin grâce aux frappes aériennes de l’Otan contre des cibles serbes. Mais l’après-guerre dans les Balkans a exigé un investissement colossal de la communauté internationale. Au Kosovo, rien que les effectifs de la police étrangère sont montés à 4 800 hommes, sans parler des 40 000 casques bleus, le tout sur un territoire plus petit qu’une province afghane. Un engagement difficilement duplicable à une échelle plus vaste.

« Les Américains, dans leur arrogance culturelle néocoloniale, n’étaient pas prêts à administrer [l’Irak] »

Asiem El Difraoui, spécialiste du monde arabo-musulman

Tout à leur obsession irakienne, les États-Unis n’ont pourtant pas de doutes en ce mois de mars 2003. Les premières semaines semblent leur donner raison : après une vingtaine de jours de combat, le régime de Saddam Hussein s’effondre et la foule manifeste sa joie dans les rues de Bagdad. « Presque tout le monde en Irak était favorable à l’intervention, rappelle Asiem El Difraoui, spécialiste du monde arabo-musulman contemporain. Mais les Américains, dans leur arrogance culturelle néocoloniale, n’étaient pas prêts à administrer le pays. »

→ ANALYSE. En Irak, un avenir assombri par le chaos afghan

Les erreurs commises en Irak pourraient nourrir le livre noir de l’interventionnisme. En écartant les cadres du parti Baas de l’administration et de la police, le proconsul Paul Bremer affaiblit l’appareil d’État. Le démantèlement de l’armée pousse certains ex-officiers dans les bras de la rébellion, aux côtés d’Al-Qaida puis de Daech. L’insécurité explose, le « libérateur » perd le respect de la population. « Une armée étrangère bénéficie en général d’un état de grâce d’une dizaine de jours, estime le colonel Randal Zbienen. Au bout de cent jours, on commence à apparaître comme une troupe d’occupation. »

Huit ans, huit mois et vingt-cinq jours plus tard, les dernières troupes américaines quittent le pays au terme d’une intervention désastreuse, qui aura entraîné une guerre civile, morcelé le pays et tué plus de 100 000 civils. Les rêves de « nation building » et de valeurs démocratiques imposées par une puissance étrangère s’évanouissent. « On ne peut pas plaquer un contrat social ni fabriquer un État de l’extérieur », affirme Elie Tenenbaum, chercheur à l’Institut français de recherche internationale, qui insiste sur le renforcement de la mouvance djihadiste parmi les effets collatéraux de l’invasion américaine.

Plus de succès pour des opérations plus limitées

Pendant que les projecteurs sont braqués sur Bagdad, d’autres interventions, certes plus limitées, rencontrent plus de succès. En Sierra Leone en 2000, les forces spéciales britanniques anéantissent les rebelles du Front révolutionnaire uni lors d’une campagne éclair, première étape vers la paix, signée en 2002. Un an plus tard, l’opération européenne Artémis en République démocratique du Congo casse la spirale des massacres qui menacent d’emporter l’est du pays. « Le succès de cette mission tient à ses objectifs bien définis, limités dans le temps et dans l’espace », se souvient Jean-Marie Guéhenno, alors responsable du département des opérations de maintien de la paix à l’ONU.

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?

Si la Sierra Leone, l’Ituri (RD-Congo) ou encore le Timor oriental, en Asie, sont des succès, que dire de l’intervention française en Côte d’Ivoire à la même époque ? En s’interposant entre le Nord et le Sud, l’opération Licorne (2002-2015) empêche certes le pays de sombrer dans la guerre civile, mais les négociations impulsées par les autorités françaises s’enlisent. « On l’a vu en Bosnie ou au Liban, une force d’interposition gèle les positions sans résoudre les crises », explique l’ancien colonel Michel Goya. Le conflit se dénoue en avril 2011, lors de l’assaut final des troupes françaises contre la résidence de Laurent Gbagbo, le président sortant, qui refuse de reconnaître sa défaite.

Et le sang allait couler…

Au moment où les hélicoptères Gazelle survolent Abidjan, l’armée française se lance aux côtés du Royaume-Uni sur un théâtre d’opérations autrement plus ambitieux : la Libye. Nous sommes en mars 2011. Les troupes du despote Mouammar Kadhafi se dirigent vers l’est du pays afin d’étouffer la révolution naissante. Agitant le spectre d’un bain de sang, la France arrache au Conseil de sécurité de l’ONU le droit d’user de « toutes les mesures nécessaires » pour assurer la protection des populations civiles. En pratique, des frappes ciblées sont autorisées sur les blindés du régime s’ils menacent les villes rebelles.

→ AUJOURD’HUI. En Libye, des ombres planent sur les progrès politiques

L’ambassadeur Gérard Araud défendait la position française à l’ONU lors de l’adoption de la résolution 1973. En son for intérieur, il était partagé : « Mon cerveau me disait que la Libye n’était pas un État, et je m’inquiétais : qu’allait-il se passer si Kadhafi tombait ? Mon cœur, lui, redoutait les fleuves de sang qui allaient couler. Au final, la majorité des membres de l’ONU nous reprochera d’avoir outrepassé notre périmètre d’intervention. » Les bombardements précipitent, il est vrai, la chute du régime. Dans les mois qui suivent, les vieilles haines accumulées resurgissent : la Libye sombre dans la division. Que serait-il advenu de ce pays aux identités multiples sans l’intervention franco-britannique ? Beaucoup pensent que la guerre civile se serait installée quoi qu’il arrive. « Kadhafi avait promis de noyer ses adversaires dans des bains de sang », rappelle le chercheur Randal Zbienen.

Jamais assez loin

Sorte de miroir inversé de la Libye, la crise syrienne souligne en creux les limites de la non-intervention. Les Américains refuseront en effet d’appliquer le principe de la « responsabilité de protéger les populations », ce qui les aurait conduits à bombarder le régime de Damas. Le conflit ne s’est pas réglé pour autant, comme en témoignent les 300 000 morts, le drame des réfugiés et la division du pays. Les attentats de Paris ont montré par ailleurs combien il peut être dangereux de laisser des djihadistes s’installer sur un territoire, même à 4 000 km de chez soi. En 2014, le président Barack Obama se résoudra finalement à intervenir contre Daech en Syrie et en Irak. « Si vous ignorez le monde, le monde vient à vous », résume Jean-Marie Guéhenno.

→ COMPRENDRE. Attentats de novembre 2015 : dans les rouages d’une enquête monumentale

Quand faut-il agir ? Le débat surgit de nouveau lors de la crise malienne en 2013. Pendant des mois, le président François Hollande tergiverse, peu pressé de lancer l’assaut contre les indépendantistes touaregs et les djihadistes qui ont pris le contrôle du nord du pays. Lorsque la DGSE (le service du renseignement extérieur) l’informe d’une probable offensive des groupes armés sur la capitale, il finit par donner le feu vert, le 11 janvier. Les soldats français de la mission Serval volent de victoire en victoire. Gao est libéré le 27 janvier, Tombouctou le lendemain. Des centaines de djihadistes sont tuées dans les semaines qui suivent. Beaucoup pensent aujourd’hui que la France aurait dû se retirer à la chute du califat autoproclamé. « Si on se désengage trop tôt, on crée un appel d’air, comme on l’a vu en Irak avec l’arrivée de Daech », nuance cependant l’ex-officier Randal Zbienen.

La mission française s’enracine donc, en s’efforçant de tirer les leçons des crises passées. Militaires, diplomates, spécialistes de l’aide et gouverneurs locaux sont invités à travailler de concert : c’est la fameuse « approche globale », censée agir sur les causes qui poussent des jeunes gens dans les bras des djihadistes. « Cette vision intégrée existe seulement sur le papier, résume Baptiste Martin, qui a travaillé à la protection des civils auprès des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Au Mali, ce serait idéalement à la mission de l’ONU (Minusma) de s’occuper de la coordination générale. Son action reste à ce jour globalement inefficace, en raison notamment d’une faible capacité de projection de ses forces, doublée d’une présence limitée des acteurs de développement dans les régions les plus affectées par le conflit. Les casques bleus, qui ont subi de lourdes pertes face à une menace asymétrique, se contentent la plupart du temps de patrouilles en ville, voire de compter les cadavres après les massacres. »

La France, prochaine à renoncer ?

Au Sahel, les Français, plongés dans un territoire vaste comme la mer Méditerranée, touchent aux limites de leur puissance militaire. « Les forces spéciales sécurisent une zone mais derrière, ni les militaires maliens ni les gendarmes ne se déploient », regrette un officier sur place. Les années défilent, les succès tactiques s’empilent, et pourtant la violence ne cesse de s’étendre. « Les batailles gagnées par nos soldats français sont perdues dans les médias locaux, observe la consultante Bérangère Rouppert, ex-conseillère politique auprès de Barkhane. L’État malien ne joue pas le jeu. On n’est pas dimensionné pour rester, on s’épuise. Et on bloque toujours sur la stratégie de sortie. Que veut-on obtenir ? Les objectifs n’ont cessé d’évoluer au gré des circonstances. »

→ ANALYSE. Quel danger représente vraiment Al-Qaida au Sahel ?

Si l’histoire n’est pas encore écrite, une forme d’humilité se dégage dans le discours des militaires, des diplomates et des responsables français qui réduisent les effectifs de Barkhane. Au point que certains craignent un renoncement, à l’instar des États-Unis, qui ne veulent plus jouer les gendarmes du monde. Après l’Afghanistan et l’Irak, le Sahel démontre-t-il la vanité des interventions autres que les opérations éclair ? « Au fond de moi, je suis convaincu que des étrangers ne peuvent avoir qu’une influence minime sur des sociétés qui ne sont pas les leurs et qu’ils comprennent mal, conclut Jean-Marie Guéhenno. Il y a eu beaucoup d’hubris dans l’idéologie interventionniste de la première décennie de ce siècle. En même temps, faire de la non-intervention un principe est tout aussi excessif et nourrit un nationalisme étroit qui pousse chacun à s’enfermer dans sa forteresse. »

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?

L’impossible définition d’une « guerre juste »
Alors que les interventionnistes défendent le recours à la force au nom de l’urgence humanitaire, l’Église catholique a pris ses distances avec la notion de « guerre juste », qu’elle avait contribué à formaliser.

Au Moyen Âge, les souverains voyaient dans la guerre un moyen de faire justice et de rétablir la paix, au nom de leur cause juste. De nos jours, les partisans les plus résolus de l’interventionnisme brandissent l’usage de la force en cas de violation massive des droits de l’homme dans un pays, même sans consentement de l’État concerné, au nom d’une urgence humanitaire. Selon eux, la guerre devient alors juste. Cette doctrine formalisée en France sous le concept de « droit d’ingérence humanitaire » a été mise en avant lors des interventions occidentales au Kosovo (1999) et en Libye (2011), mais aussi en 2008 lors de l’assaut russe en Géorgie, une ancienne république soviétique faussement accusée de perpétrer un génocide
en Ossétie du Sud.

→ DÉBAT. Quel est le bilan de 20 ans d’intervention américaine en Afghanistan ?

Les militaires, eux, savent bien qu’une guerre reste une guerre, avec son lot de morts et de destructions, qu’elle se drape sous les habits de l’humanitaire, de la protection ou de l’interposition. « Le recours à la violence engendre ses propres monstres », prévient Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, auteur de Guerres humanitaires ? Mensonges et intox.« Si on peut l’envisager en théorie, une guerre n’est en pratique jamais humanitaire du fait des destructions qu’elle provoque, poursuit-il. Elle peut cependant être politiquement légitime dans certaines circonstances. » C’est le fameux concept de « guerre juste », débattu depuis des siècles par les penseurs gréco-romains, les chrétiens et les philosophes contemporains.

Une expression reprise par les Pères de l’Église

Selon les théories des réalistes, nées avec le stratège et historien grec Thucydide, les conflits sont par définition des calamités et, à ce titre, ne peuvent être moralement justes. Ils obéissent à des considérations politiques plutôt qu’éthiques et leurs objectifs sont également politiquement motivés : défendre un État ou ses propres intérêts, par exemple. Toute considération morale relève à leurs yeux de prétextes destinés à manipuler l’opinion publique. À l’inverse des réalistes, les théoriciens de la guerre juste veulent réconcilier la politique et la morale en proposant une série de critères justifiant le déclenchement d’un conflit.

« On ne compte plus les mensonges éhontés pour entrer dans des guerres prétendument justes »

Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières

Exprimée par les Romains, l’expression « guerre juste » a été reprise par les Pères de l’Église et formalisée par saint Thomas d’Aquin, le jésuite Francisco Suarez et les dominicains Raymond de Peñafort et Francisco de Victoria. Selon la tradition chrétienne redécouverte par des philosophes contemporains, plusieurs conditions sont indispensables : l’autorité légitime (déclaration par les responsables légaux) ; la cause juste (pour réparer une injustice ou se défendre contre une agression) ; l’intention droite (rétablir la justice, ne pas assouvir une vengeance) ; la chance raisonnable de succès ; le dernier recours (toutes les options diplomatiques ont été épuisées) ; la proportionnalité (faire plus de bien que de mal).

De la Libye à l’Afghanistan, le remède des interventions militaires est-il pire que le mal ?

Les controverses autour de la deuxième guerre d’Irak, en 2003, et de l’intervention en Libye ont démontré combien ces critères peuvent être sujets à débat. Comment définir les limites de la « juste cause » ? Peut-on évaluer en amont les probabilités de succès d’une opération militaire par rapport aux dommages ? Qu’est-ce qui relève véritablement de la légitime défense dans le cadre d’une attaque préventive ? « On ne compte plus les mensonges éhontés pour entrer dans des guerres prétendument justes », rappelle Rony Brauman, qui a gardé en mémoire la fiole d’arme chimique censée venir d’Irak, agitée par les Américains à l’ONU avant l’invasion.

Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, l’Église avait commencé à prendre ses distances avec la théorie de la guerre juste. Le pape a rejeté explicitement le terme en octobre 2020 dans six paragraphes de l’encyclique Fratelli tutti consacrés à « l’injustice » des conflits. « Nous ne pouvons plus penser à la guerre comme une solution, du fait que les risques seront probablement plus grands que l’utilité hypothétique qu’on lui attribue, écrit le pape François. Face à cette réalité, il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible guerre juste. Jamais plus la guerre ! »

Réagissez

Vous devez être connecté afin de pouvoir poster un commentaire

Déjà inscrit sur
la Croix ?

Pas encore
abonné ?