Rhône, Isère

De notre envoyée spéciale

Les Loups gris, sans les voir, « on sait qu’ils sont là »

Une « guerre sainte » en plein Décines : au soir du 28 octobre, ce sentiment a envahi la maire (LR) de cette commune de l’Est lyonnais, Laurence Fautra. Agitant des drapeaux turcs au son des « Allah akbar », environ 250 jeunes hommes ont surgi en cortège motorisé et tambouriné aux portes pour vociférer leur haine des Arméniens – sur 28 000 Décinois, environ 5 000 sont d’origine arménienne – avant d’être verbalisés pour non-respect du couvre-feu.

Plus tôt dans la soirée, les rues de Vienne (Isère), à une trentaine de kilomètres, avaient résonné des mêmes cris. « Heureusement qu’il n’y avait pas d’Arméniens dans les rues : je ne sais pas quel sort leur aurait été réservé », avance Patrick Tchoboian, président de la Maison de la culture arménienne de cette ville du sud de Lyon. « Impressionnantes », ces images lui ont évoqué les « hordes » de soldats turcs lors du génocide de 1915.

Hordes… ou meutes ? Car ceux qui sont sortis de l’ombre à Vienne puis Décines ce 28 octobre, après une altercation musclée le matin même entre des militants arméniens et turcs sur l’autoroute A7 en réaction à la guerre au Haut-Karabakh (1), n’ont pas tardé à être présentés sur les réseaux sociaux comme des « Loups gris ». Si l’affiliation à ce mouvement ultranationaliste turc (lire les repères) est toujours difficile à prouver, un signe de ralliement caractéristique a en tout cas été capté par les vidéos qui ont circulé sur Internet : trois doigts joints avec l’index et l’auriculaire dressés en l’air, pour dessiner un profil de loup. Référence à un mythe fondateur des peuples turciques, c’est le symbole de ce mouvement né en Turquie à la fin des années 1960.

Ce salut, Laurence Fautra, la maire de Décines, l’a repéré une première fois en avril 2017 dans les tribunes du Groupama Stadium, enceinte sportive dernier cri située sur le territoire de sa commune. Elle se souvient avoir « eu peur », lors de ce match opposant l’OL à un club d’Istanbul et perturbé par des hooligans turcs, finalement délogés par la police.

Cet été, le 24 juillet, le loupa de nouveau dressé l’oreille à Décines. Des individus masqués ont semé la panique lors d’une manifestation arménienne, armés, selon les témoins, de couteaux et de barres de fer. « Ils sont où, les Arméniens ? », avaient-ils menacé avant de vandaliser plusieurs boutiques. Ahmet Cetin, l’instigateur du mouvement de violences, a été condamné à quatre mois de prison avec sursis le 5 novembre. « Que le gouvernement (turc) me donne 2 000 € et une arme et je ferai ce qu’il y a à faire partout en France », avait lancé pendant l’été ce Franco-Turc de 23 ans. Déplorant la passivité des Turcs de Paris et de Strasbourg, pourtant plus nombreux, il avait assuré : « à Lyon, nous, on gère. »

D’Oyonnax (Ain), dont Ahmet Cetin est originaire, à Saint-Étienne (Loire) en passant par la métropole lyonnaise (Meyzieu, Vénissieux), le militantisme ultranationaliste turc connaît en effet une indéniable vitalité : intimidations pour empêcher la tenue de manifestations pro-Kurdes, menaces envoyées par SMS à leurs adversaires politiques en France, tags sur des monuments dédiés à la mémoire arménienne… Les témoignages sont nombreux et convergents. « Les Loups gris, on ne les voit jamais, mais on sait qu’ils sont là », résume Thierry Lamberthod, président d’Amitiés kurdes de Lyon.

« Attention aux amalgames, cela ne concerne qu’une minorité de Franco-Turcs », tiennent à préciser différents élus concernés. La région Auvergne-Rhône-Alpes compte 145 000 ressortissants turcs, souvent originaires de localités de l’Anatolie rurale et conservatrice. Lors du référendum d’avril 2017 pour un renforcement des pouvoirs du président Erdogan, le consulat général de Turquie à Lyon avait enregistré un « oui » record à l’échelle mondiale : 86,1 %, bien au-delà du score final de 51,3 %.

Les incidents aux allures de virées punitives comme à Vienne et Décines-Charpieu restent rares. C’est pourtant sur cette actualité que le gouvernement s’est appuyé pour dissoudre les Loups gris en France, le 4 novembre, dans un contexte de fortes tensions entre Paris et Ankara. Une décision qui laisse circonspects les connaisseurs du dossier. Pour Yériché Gorizian, qui enseigne le droit à l’université de Lyon, c’est une « première pierre dans la lutte contre l’extrémisme turc en France », donc un geste positif, mais surtout symbolique. « La question est de savoir si le ministère public ouvrira une information judiciaire contre une personne simplement parce qu’elle a fait le salut fasciste turc… D’autant plus qu’on peut le faire sans être affilié à un réseau organisé. »

Car les Loups gris, qui évoluent dans une semi-clandestinité, sont difficilement identifiables. Ils correspondent au mouvement de jeunesse du parti d’extrême droite MHP, membre depuis 2018 de la coalition au pouvoir en Turquie. « Cette alliance avec l’AKP, ainsi que le coup d’État manqué de 2016 contre Erdogan ont légitimé leur ligne dure et augmenté leur sentiment d’impunité, en tout cas en Turquie », analyse la chercheuse Élise Massicard, politologue au CNRS-Ceri de Sciences-Po.

Régulièrement signalés en Allemagne, les Loups gris ne dépendent pas, en France, d’une organisation unique ; on les retrouve plutôt à différents niveaux d’un dense réseau communautaire, maillé d’associations culturelles et cultuelles. « Dissoudre les Loups gris, c’est bien, mais les renseignements devraient surtout fourrer leur nez dans les activités du Ditib (émanation en France du ministère turc des affaires religieuses, NDLR), du Cojep (ONG proche du pouvoir turc) ou du PEJ (parti français islamo-conservateur) : ce sont eux, les relais d’Erdogan en France ! », résume Maksim, militant kurde de Décines.

Les Franco-Turcs impliqués dans ces associations, eux, sont souvent fuyants. « Je ne connais personne se réclamant des Loups gris, dont je ne savais presque rien jusqu’à ces derniers jours », assure Omer Kiziltoprak, porte-parole de l’organisation islamique Milli Görüs à Vienne. « Nos adhérents sont des ouvriers du bâtiment, qui parlent plus de leurs chantiers que de la politique turque. » Quant à Harun, fidèle de la mosquée Eyüp Sultan de Vénissieux, il connaît plusieurs Loups gris, mais assure qu’ils ne sont « pas dangereux ».« Ce sont juste des gens qui aiment la Turquie. Si vous ne les cherchez pas, ils ne vous feront rien. »

Les opposants à Recep Tayyip Erdogan semblent peiner à se faire entendre ; quelques-uns avouent même « faire semblant de voter AKP » afin d’éviter la marginalisation au sein de la communauté. David Sönmez n’est pas de ceux-là. Arrivé à Vienne en 1976, le sexagénaire kémaliste ne perd pas une occasion de débattre avec « ces fachos de Loups gris » : « Tu gagnes ta vie grâce à l’économie française, tu pries dans une mosquée construite avec l’accord de l’État… Tu devrais dire merci à la France, au lieu de rouler pour Erdogan ! », leur lance ce père de famille, qui ironise autour d’un des slogans du mouvement, « La Turquie, tu l’aimes ou tu la quittes » : « Je pourrais leur en dire autant concernant la France ! »

Son ami Nedim Kocak, président de l’antenne lyonnaise du CHP, principal parti d’opposition à Ankara, affiche pour sa part une mine soucieuse. « J’ai quitté mon pays pour échapper aux nationalistes, et je les retrouve ici… Je ne veux pas que la France devienne comme la Turquie. »

(1) Celle-ci s’est soldée, le 9 novembre, par un cessez-le-feu favorable à l’Azerbaïdjan.