Iran-Arabie saoudite, la course au nombre

Depuis quelques années, la croissance démographique est devenue un leitmotiv d’Ali Khamenei. Contrairement à son prédécesseur l’ayatollah Khomeyni, le guide suprême ne cesse d’encourager les Iraniens à avoir plus d’enfants. « L’Iran compte aujourd’hui 75 millions d’habitants. Je crois que notre pays a les moyens d’en avoir 150 millions. Je crois en une population très nombreuse », lance-t-il en 2012 à un parterre de hauts responsables de la République islamique. L’année suivante, il enfonce le clou lors d’une « conférence des populations » organisée dans la ville sainte de Qom : « Au lieu de penser aux problèmes des familles de quatre ou cinq enfants, il faudrait réfléchir aux progrès qu’accomplirait l’Iran avec une telle population. »

La démographie est désormais l’un des multiples terrains où se joue la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite – ils sont aussi diplomatique, économique, religieux, militaire. La République islamique est en effet l’un des pays dans lesquels les dirigeants associent étroitement population et puissance. « L’Iran essaie de fabriquer une bombe démographique », n’hésite pas à affirmer la démographe Marie Ladier-Fouladi, directrice de recherche au CNRS (1).

La République islamique a adopté une politique de contrôle des naissances après la fin de la guerre Irak-Iran en 1989. La contraception masculine comme féminine était distribuée gratuitement et la stérilisation – y compris celle des hommes – encouragée. L’éducation et le travail des femmes ont fait le reste : l’Iran a connu « l’une des transitions démographiques les plus rapides de l’histoire », souligne Marie Ladier-Fouladi. La fécondité est passée de 6,4 enfants par femme en 1986 à 2 en 2003, soit une baisse de près de 70 % en l’espace de dix-sept ans, « un résultat que la France a mis cent cinquante ans à obtenir ».

Aujourd’hui, alors que le pays renoue avec des rêves de grandeur et s’imagine en puissance régionale, à la tête du monde chiite, le discours a changé. En 2005, le président ultra-conservateur Mahmoud Ahmadinejad a tenté, sans grand succès, de relancer la machine démographique, avec « l’Occident » en ligne de mire. Un Occident dont « les gouvernements craignent que, si notre population augmente, nous puissions rapidement triompher d’eux », assurait-il en promettant une récompense financière aux couples qui obtempéreraient.

Après lui, Ali Khamenei a repris le flambeau : une loi de 2014 a interdit vasectomies et avortements non thérapeutiques et restreint le budget alloué aux centres de planning familial. « L’Iran veut être une puissance qui compte dans la région, face à l’Arabie saoudite bien sûr (35 millions d’habitants) mais aussi à des pays plus peuplés comme la Turquie (82 millions) », assure Marie Ladier-Fouladi.

Face au géant iranien, la population est un sujet sensible dans les pays du Golfe. Aux yeux de la chercheuse Laurence Louër du Ceri de Sciences-Po, l’Arabie saoudite a oscillé entre deux visions de la puissance : l’une plutôt « moderne », acceptant d’avoir « une population de nationaux relativement faible mais bénéficiant d’un haut niveau de développement humain et misant sur d’autres outils d’influence, religieux ou diplomatique ». « Mais comme ses voisins, elle a eu parfois tendance à fausser les chiffres et à gonfler artificiellement sa population », constate cette spécialiste.

Signe de cette difficulté, le ministère du travail saoudien ne recense que 10 millions d’étrangers dans le pays, quand la Banque mondiale évalue leur nombre autour de 16 millions (réduisant de ce fait à 20 millions seulement le nombre des Saoudiens). « La grande erreur du royaume a été de ne naturaliser qu’au compte-gouttes les nombreux Égyptiens, Yéménites, Palestiniens ou Libanais arrivés dès les années 1950 : intégrer ces populations arabes aurait pu être un élément pour consolider sa force démographique », estime le démographe Youssef Courbage, rappelant par là que la structure de la population – son homogénéité ou sa diversité ethnique, linguistique ou religieuse – peut être elle aussi facteur de puissance ou de faiblesse.

Mais au-delà des grands discours de leurs dirigeants, ces deux grands pays musulmans – l’un chiite, l’autre sunnite – illustrent surtout la difficulté à influer sur les comportements. En Iran, le taux de fécondité est légèrement remonté (2,09 en 2020), mais les chercheurs observent une forme de résistance dans les comportements. « Urbanisée, instruite et sécularisée, la population est très pragmatique », rappelle Youssef Courbage. « Avec la difficulté d’avoir un emploi et un logement, les gens ne se marient plus », complète Marie Ladier-Fouladi, qui voit se développer, au moins dans les grandes villes, une pratique jusque-là impensable : la cohabitation hors mariage, et bien entendu sans enfants.

Les Saoudiennes ne se montrent guère plus dociles. « Elles sont encouragées à avoir des enfants par des allocations familiales généreuses et la gratuité de l’éducation et de la santé, observe la chercheuse Laurence Louër. Mais la politique de modernisation du pays et de développement du secteur privé du prince héritier Mohammed Ben Salmane fait qu’elles sont de plus en plus nombreuses à être diplômées et à travailler. » Le taux de fécondité ne dépasse pas 2,04 enfants par femme, et seul progresse celui des divorces.

(1) Auteure de La République islamique d’Iran vue de l’intérieur, Éd. du Croquant, novembre 2020, 176 p., 15 €.

Jeudi Le nombre fait-il la force économique ?