Le président américain Donald Trump le 8 décembre 2020 à Washington

Le président américain Donald Trump le 8 décembre 2020 à Washington

SAUL LOEB / AFP

Près d'un an après les premiers cas de Covid-19, le monde vit toujours au rythme de la pandémie. Confinements, couvre-feux, fermetures des frontières, autant de mesures qui sont devenues le lot d'une majeure partie de l'humanité au cours de l'année écoulée. Si l'arrivée des vaccins laisse tout de même entrevoir une sortie de crise, celle-ci a révélé des failles et des forces inattendues dans les différents pays du monde. Pour mieux comprendre comment le Covid-19 a bouleversé le système international, et pourrait le faire évoluer, L'Express s'est entretenu avec Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po Paris, et l'un de nos meilleurs spécialistes des relations internationales.

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L'Express : Près d'un an après le début de la pandémie de Covid-19, comment la crise sanitaire mondiale a-t-elle bouleversé le système international ?

Bertrand Badie : On ne peut déjà que constater l'écart qu'il y a entre les espoirs entretenus au début de cette crise vis-à-vis du multilatéralisme, et la réalité du fonctionnement présent du système international. En effet, cette crise a fait apparaître une menace qui pour la première fois ne portait plus uniquement sur une nation, ou une région du monde, mais sur l'ensemble de l'humanité.

À travers cette nouvelle forme d'insécurité, ce qui s'esquissait au début de cette pandémie, était le besoin très fort de renforcer la gouvernance mondiale, pour créer les conditions d'une réponse à une crise globale. Mais force est de constater que cette crise a été fortement nationalisée par les gouvernements, et gérée d'une manière souverainiste.

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Nous sommes donc toujours tiraillés en ce moment, entre d'un côté, ce besoin de globalisation de la riposte, et de l'autre, cette crispation souverainiste extrêmement forte. Et ces deux directions qui s'opposent ne sont que timidement conciliées par de très parcimonieux efforts de coopération internationale. Le pari que l'on peut faire aujourd'hui, c'est hélas, que cette crispation nationaliste est beaucoup plus forte que ce que l'on aurait pu imaginer au départ, et qu'elle risque de durer encore longtemps. Le danger que je vois, c'est un écart croissant entre le monde tel qu'il est devenu, et la manière dont on fait face aux défis dont il est porteur.

"Les puissances les plus installées ont été les plus atteintes par le Covid"

Les États-Unis, en particulier, sont-ils les grands perdants de cette crise sanitaire mondiale ?

Il est vrai que si l'on compare les situations des différents pays, la superpuissance américaine a été plus affectée que les autres. D'une façon tout à fait surprenante, on s'aperçoit d'ailleurs que les puissances les plus installées aujourd'hui sur la scène mondiale, ont été les plus atteintes. Par exemple, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, ont été plus touchés que les pays les moins avancés du monde. C'est une leçon à retenir. Cela montre que la puissance ne fait pas tout, et que les capacités que l'on peut accumuler notamment sur le plan militaire, ne sont en rien une ressource pour traiter les défis nouveaux qui sont portés à la sécurité mondiale.

Ceci dit, on peut se demander si cet échec est celui des États-Unis, ou celui du système trumpien. Il y a eu aux États-Unis un mode de gestion de cette crise qui correspond non seulement à la personnalité de Trump, mais aussi aux pratiques néonationalistes et populistes. Et il faut admettre que là où le populisme est au pouvoir, les choses se sont plutôt mal passées. C'est le cas aux États-Unis, mais c'est également le cas du Brésil, qui a été très fortement affecté.

Le président américain Donald Trump, enlevant son masque lors de son retour à la Maison-Blanche le 5 octobre 2020, après son hospitalisation à l'hôpital militaire Water Reed en raison du Covid-19

Le président américain Donald Trump, enlevant son masque lors de son retour à la Maison-Blanche le 5 octobre 2020, après son hospitalisation à l'hôpital militaire Water Reed en raison du Covid-19

© / Win McNamee/Getty Images/AFP

Le populisme a notamment pour particularité de dénoncer la science, et tend à gonfler artificiellement la capacité des peuples à faire face aux défis auxquels ils sont confrontés. Cela explique notamment pourquoi l'administration trumpienne n'a pas été capable de mobiliser tous les moyens dont disposent les États-Unis pour faire face à la pandémie.

Les difficultés rencontrées par les États-Unis pour gérer la pandémie ont-elles entraîné une perte de l'influence américaine dans le monde ?

On ne pourra apporter une réponse définitive à cette question, qu'au moment où cette crise sera derrière nous. Mais on peut effectivement faire l'hypothèse que l'aura américaine, qui fascinait notamment dans les pays du Sud, va se trouver quelque peu affectée. La persistance du mythe de la superpuissance et de l'hégémonie américaine, provient du fait que la représentation que l'on se fait du leader, est souvent méliorative par rapport à la réalité. Avec cette crise, on s'est aperçu que le roi pouvait être nu, ce qui ne peut qu'avoir un effet négatif à terme.

Mais prenons garde, la Chine, qui déploie tout un effort de communication pour montrer qu'elle a été très rapidement capable de surmonter cette crise sanitaire, a aussi révélé un ensemble de faiblesses. Donc on pourra tout autant s'interroger sur l'évolution de l'image chinoise.

"Les efforts en matière de recherche et développement, sont aujourd'hui davantage producteurs de sécurité que les ressources militaires"

Par contraste avec les déboires américains, la Chine ne sortira-t-elle pas renforcée par cette crise mondiale ?

Je pense qu'il faut rester prudent sur ce point, d'abord parce que c'est de la Chine qu'est partie la crise du coronavirus. Par ailleurs, personne ne sait très exactement si les statistiques qui nous ont été fournies par les responsables chinois, sont sincères ou ont été arrangées. Il y a encore beaucoup de mystères qui doivent se dissiper, pour pouvoir déterminer si la Chine pourrait sortir renforcée.

Je pense qu'il faut en outre tenir compte de trois éléments supplémentaires. Déjà, la Chine a déployé une diplomatie publique importante. C'est-à-dire qu'elle a essayé de soigner son image tout au long de cette crise, en ne ménageant pas ses efforts pour distribuer des masques ou pour fournir l'aide de ses équipes médicales à d'autres pays. Il faudra donc voir si cette forme de distinction du modèle chinois aura un effet.

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Le deuxième élément, c'est que même si la Chine a voulu donner une image de générosité, sa position vis-à-vis du multilatéralisme a été des plus ambiguës. En effet, elle présidait le Conseil de sécurité en mars 2020, lorsque ce dernier s'est saisi de la question du coronavirus. Or elle a fait assez peu d'efforts pour parvenir à l'élaboration d'une résolution robuste. Cela risque d'affecter durablement son image, elle qui se présente comme la championne du multilatéralisme. Dans ce cas précis d'une menace portée à l'ensemble de l'humanité, elle ne s'est pas montrée à la hauteur des enjeux.

Le dernier élément, enfin, c'est que la Chine n'a pas échappé au réflexe nationaliste face à certaines attaques américaines. Et rien n'est plus contre-productif dans une crise comme celle-ci, que de vouloir gonfler la tentation nationaliste des uns et des autres : c'est ajouter de l'affrontement à l'incertitude.

Est-ce que d'autres pays verront leur modèle conforté par cette crise ? Des pays comme la Corée du Sud, le Japon ou la Nouvelle-Zélande, ont souvent été cités en exemple dans leur lutte contre le virus...

De façon assez remarquable, on peut souligner que les pays du Sud ont été en général moins frappés que les pays du Nord. En outre, qu'il s'agisse de la Corée du Sud, du Japon, de la Nouvelle-Zélande, ou de certains pays d'Europe comme l'Allemagne durant la première vague, on constate que toutes les puissances qui ont le mieux réussi, sont celles qui ne sont pas militarisées, et qui ont un budget de recherche et développement particulièrement élevé. On s'aperçoit ainsi que les efforts en matière de recherche et développement, sont aujourd'hui davantage producteurs de sécurité que les ressources militaires. Et c'est à méditer.

Il y a aussi un aspect touchant aux comportements sociaux, qui devra être étudié à l'issue de la crise. Je pense qu'en Corée du Sud, à Taïwan, en Nouvelle-Zélande, mais aussi en Afrique, les comportements sociaux se sont révélés beaucoup plus fonctionnels que dans les sociétés correspondant au vieux modèle industriel occidental. Donc à nouveau, on voit que les vieux critères de la puissance ne tiennent plus face à une crise de ce type.

Vous évoquiez le cas de l'Allemagne, qu'en est-il justement de l'Europe dans tout ça ?

L'Europe a très mal commencé dans cette crise. Au titre des faiblesses, l'absence d'une Europe de la santé a eu des effets désastreux, notamment en raison du manque de coordination dans les mesures sanitaires prises par les différents pays. Par ailleurs, on ne peut que regretter cette concurrence assez obscène, observée au début de la crise entre les différents pays européens, qui se battaient entre eux pour avoir des masques et des équipements médicaux, quitte pour cela à en enlever aux voisins. Tout cela était mauvais signe, et il faut souligner que l'on n'a pas fait de progrès significatifs en ce qui concerne l'Europe de la santé. Je pense que c'est l'un des sujets sur lesquels il faudra activement réfléchir dans les prochaines années.

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En revanche, la rupture est bien plus encourageante sur le plan économique. Angela Merkel s'est ralliée à l'idée d'une mutualisation de la dette. C'était très courageux de sa part, mais aussi très intelligent : elle a eu rapidement l'intuition que la santé de l'économie allemande dépendait étroitement de la santé des économies d'Europe du Sud, beaucoup plus affectées à l'époque. En passant ainsi d'une Europe de l'association, à une Europe de la solidarité, le progrès était considérable. Il y a eu beaucoup de contestation des pays dits frugaux ou d'Europe centrale, mais cette évolution est néanmoins porteuse d'espoir.

La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron, le 18 mai 2020, lors d'une conférence de presse commune, une semaine après l'acceptation par Berlin d'une mutualisation européenne de la dette Covid

La chancelière allemande Angela Merkel et le président français Emmanuel Macron, le 18 mai 2020, lors d'une conférence de presse commune, une semaine après l'acceptation par Berlin d'une mutualisation européenne de la dette anti-Covid

© / Kay NIETFELD / POOL / AFP

Mais tout n'est pas encore joué, parce qu'Angela Merkel va prochainement être remplacée à la chancellerie. Or les trois principaux candidats à sa succession ne semblent pas particulièrement attachés à cette invention solidariste.

Les institutions internationales, notamment l'OMS, ont été la cible de nombreuses critiques pendant cette crise. N'ont-elles pas su se montrer à la hauteur des enjeux ?

Je pense qu'il ne faut pas leur faire porter la responsabilité d'une crise du multilatéralisme dont elles ne sont nullement la cause. Les institutions onusiennes datent de 1945, c'est-à-dire d'une époque où la sécurité du monde était avant tout menacée par le risque de guerre. Or ce paradigme n'est plus du tout conforme à ce que nous vivons actuellement. Nous sommes passés d'un temps de la sécurité nationale, à un temps de la sécurité globale. Pour caricaturer, on pourrait dire qu'on est passé de la menace par les chars russes, à la menace par le virus.

C'est une rupture très forte, qui n'a pas été réellement suivie par l'évolution du multilatéralisme. Donc une réforme onusienne est nécessaire si on veut que les institutions multilatérales fonctionnent pleinement. Il est quand même incroyable de penser que le Conseil de sécurité de l'ONU refuse de se saisir réellement des grandes questions de sécurité globale, comme les questions climatiques, sanitaires ou alimentaires. Des choix devront être faits dans les décennies qui viennent sur ces questions.

L'autre problème, c'est que les institutions multilatérales dépendent avant tout de la bonne volonté des grandes puissances. Or ce qui bloque dans le multilatéralisme, et on le voit avec l'OMS, c'est le refus des grandes puissances de confier une part de leur souveraineté en matière sanitaire aux institutions internationales. Les États veulent régler les questions sanitaires comme ils l'entendent, parce qu'aujourd'hui, la santé reste considérée comme le fleuron de la souveraineté.

Ces derniers mois, on a souvent entendu parler de "monde d'après". Doit-on s'attendre à de grands changements selon vous ?

Le monde d'après est déjà là en réalité. C'est celui qui suit le rythme des transformations quotidiennes des technologies et des comportements sociaux. Or ces transformations sont gigantesques, mais on refuse de les voir. On continue à vouloir traiter ce monde d'aujourd'hui, de la même manière qu'on le traitait hier, et le hiatus vient de là.

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Il y a plusieurs leviers qui permettraient de réformer le système international. Tout d'abord, la peur qu'une pandémie du même type ou encore plus grave se reproduise, nécessitant de changer les institutions pour l'éviter. Ceci dit, il faut faire attention, parce que si cette peur peut parfois aider à innover, elle peut aussi conduire au repli, et on le voit avec les crispations nationalistes actuelles. L'autre levier tient à la rationalité économique. En effet, ces crises coûtent très cher : une gouvernance mondiale pourrait alors paraître moins coûteuse que l'addition actuelle de gestions souveraines et ainsi devenir tentante. C'est d'ailleurs de cette manière que les grandes réformes ont été faites dans le monde, après les deux Guerres Mondiales, ou la crise de 1929.

Mais il reste encore une ultime question : qui sera l'entrepreneur de tous ces changements ? Dans l'histoire, il y a eu des entrepreneurs de changements nationaux. Dans le cas de la France, ils vont de Philippe Le Bel à Charles de Gaulle. Ailleurs, on pourrait citer des personnages comme Franklin Delano Roosevelt, ou Nelson Mandela. Mais qui serait capable de conduire ces mêmes changements, non plus au niveau national, mais international ? C'est extrêmement difficile, parce que la particularité du système international fait qu'un acteur seul ne peut pas faire grand-chose, au risque d'avoir tous les autres contre lui. C'est ce qui s'est passé avec les rares personnalités qui ont essayé, comme Boutros Boutros-Ghali ou Kofi Annan. Donc sur ce point, le chemin est difficile, et pour le moment, cette personne capable d'entreprendre de tels changements, je ne la vois pas.

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