Antonin Liehm, écrivain et journaliste tchèque, figure du « printemps de Prague » en 1968, passeur influent entre les cultures tchèque et française, artisan infatigable du dialogue intellectuel en Europe, est mort, à Prague, le 4 décembre, à l’âge de 96 ans. Son parcours est emblématique de celui de nombre d’intellectuels européens de sa génération, qui avaient 20 ans à la Libération et qui, sous les effets conjugués de Munich et de l’aura des libérateurs venus de l’Est, « se jetèrent aveuglément » (comme le disait Antonin Liehm) dans les bras du Parti communiste. Il fut alors le cofondateur de la revue Kulturni Politika, et l’on peut dire que le rapport entre la culture et la politique restera le fil conducteur de sa vie ; son érudition devint, au fil des années, le « correcteur » de son engagement politique.
Avec trois moments importants. D’abord, les années 1960, qu’il considérait comme un âge d’or de la culture tchèque et la clé pour comprendre la portée du « printemps de Prague ». Ce dernier devait être appréhendé, selon Liehm, comme l’aboutissement, sur le plan politique et sociétal, de l’émancipation de la culture d’une société centre-européenne par rapport à la structure communiste.
Cette émancipation, Liehm y participa à un double titre. D’abord, comme critique de cinéma et compagnon de route de la Nouvelle Vague du cinéma tchèque, qui, aux côtés de la littérature et du théâtre, annonçait le « printemps ». Une génération de cinéastes au talent exceptionnel (Milos Forman, Ivan Passer, Vera Chytilova…), et dont les réalisations n’étaient rendues possibles, selon Liehm, que grâce à la conjonction entre le relâchement de la censure idéologique et l’absence de la contrainte du marché.
Une société en train de se réinventer
Mais c’est en tant que corédacteur en chef de Literarni Listy, en 1968, que Liehm contribua aux riches heures du « printemps de Prague ». Ce journal intellectuel, qui tirait à 250 000 exemplaires, était devenu un vecteur majeur du débat de toute une société en train de se réinventer.
Après l’écrasement du « printemps » par les chars soviétiques et la « normalisation » qui amena une purge sans précédent dans le domaine de la culture, Liehm continua son engagement en exil. D’abord aux Etats-Unis, puis en France, où il renoua avec son rôle de passeur entre Paris et Prague. Il avait été le traducteur d’Aragon et de Sartre – ce dernier est accueilli par lui à Prague, et c’est Sartre, alors en pleine dérive gauchiste, qui donne à Liehm une longue préface à son livre de référence, Trois générations (Gallimard, 1970), où l’on trouve ses conversations avec la fine fleur de la culture tchèque de l’époque : Kundera, Skvorecky, Kosik, Havel. Après avoir contribué à faire passer à travers le tamis officiel des auteurs français à Prague, il s’employa, après 68, à faire connaître en France les écrits censurés d’auteurs de toute l’Europe centrale, ce qui lui valut le sobriquet de « ministre officieux de la culture d’Europe centrale ».
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