Tribune 

Terrorisme : les guerres ne résolvent pas le problème, elles l’aggravent

Collectif

Répondant à plusieurs tribunes parues sur BibliObs, une quarantaine de spécialistes affichent leur conviction, études à l’appui, que les interventions militaires alimentent le terrorisme.

Cet article est une tribune, rédigée par un auteur extérieur au journal et dont le point de vue n’engage pas la rédaction.

« La guerre ne constitue pas une réponse stratégique au terrorisme. Sans être la cause unique de celui-ci, elle alimente le phénomène qu’elle prétend combattre ». Telle est la thèse, dite du « pompier-pyromane » involontaire, défendue par soixante personnalités, chercheuses, chercheurs, artistes et intellectuel-les, dans une tribune publiée sur le site de l’Obs le 14 novembre 2020. Ce texte, demandant que s’ouvre un débat public et démocratique sur les guerres et interventions militaires de la France et des coalitions « occidentales », a en partie atteint son but : générer des discussions.

Les partisans de la thèse du « pompier-pyromane » mettent en avant les cas qui confortent leur argument : les attentats de Madrid et de Londres en 2004 et 2005 après l’invasion de l’Irak par ces deux pays, ceux de l’organisation Etat Islamique en France et en Belgique après que ces pays ont commencé à bombarder cette organisation en Irak en septembre 2014, ou encore les multiples attentats contre les Etats-Unis, le pays le plus interventionniste du monde.

Publicité

A lire aussi

Symétriquement, les adversaires de la thèse du pompier-pyromane font remarquer que des Etats peu interventionnistes sur le plan militaire comme l’Allemagne ou l’Autriche récemment sont frappés par les attentats. Ce débat restera un dialogue de sourds si l’on ne se donne pas une image plus globale, solide et documentée des deux phénomènes en question. Or cette image existe. Des études quantitatives et qualitatives ont compris, prouvé et expliqué le poids des interventions militaires à l’étranger sur le phénomène des attentats.

Les études de Robert Pape

Le politiste Robert Pape a étudié les causes de l’ensemble des attentats suicides perpétrés de par le monde entre 1980 et 2003. A l’époque, la plupart des actes de ce genre avaient été réalisés par les Tigres Tamoul du Sri Lanka, un mouvement sécularisé comprenant des hindous, des musulmans et des chrétiens. Dans son livre « Dying to win » (Randam House, 2005 p. 4), il conclut donc qu’il n’existe que « peu de liens entre le terrorisme suicidaire et l’intégrisme islamique, ou quelque religion du monde que ce soit ». (1)

Dans l’immense majorité des cas, les attentats provenaient de groupes en résistance contre l’occupation de leur territoire par une puissance qu’ils considéraient comme étrangère. Cette conclusion constituait une critique radicale de la stratégie choisie par les Etats-Unis et leurs alliés après 2001 pour lutter contre le terrorisme. En optant pour la guerre, ils utilisaient l’instrument à l’origine du mal qu’ils prétendaient combattre.

A lire aussi

Les partisans de la guerre contre le terrorisme ont répliqué que la thèse de Pape était peut-être valable pour le terrorisme du XXe siècle mais qu’on serait entré, avec al Qaeda, dans l’ère nouvelle du terrorisme fanatique et religieux. Robert Pape s’est alors associé à James Feldman pour produire une nouvelle enquête prenant en compte les années suivantes (2003-2009). Or la thèse se voyait confirmée : « dans l’ensemble, l’occupation militaire étrangère explique 98,5 % - et le déploiement des forces combattantes états-uniennes 92 % - de l’ensemble des 1 833 attentats-suicides terroristes perpétrés dans le monde au cours des six dernières années »[2].

Publicité

Corrélation et causalité

Les travaux de Pape et Felman ont ouvert la voie à de multiples études qui ont toutes confirmé le noyau dur de leur thèse et affiné ses contours. Par exemple, le statisticien Alex Braithwaite a étudié les déterminants des quelque 12 000 attentats terroristes transnationaux recensés de par le monde entre 1968 et 2010. Les bases de données sur lesquelles il a travaillé sont plus larges que celles de Pape et Feldman.

Elles englobent les attaques suicides mais, aussi, celles perpétrées contre des civils de manière non-kamikaze. Braithwaite a classé les pays en fonction des années en deux catégories : les pays « interventionnistes » (qui déploient au cours d’une année plus de 1 000 soldats à l’étranger) et les pays « non-interventionnistes » (qui déploient moins de 1 000 soldats à l’étranger au cours d’une année). Il a constaté que les pays « interventionnistes » sont, statistiquement, 55 fois plus touchés par les attentats terroristes transnationaux que les pays non-interventionnistes.

Conscient qu’une corrélation statistique n’est pas nécessairement synonyme de causalité, ou que la causalité peut fonctionner dans l’autre sens, cet auteur a étudié la chronologie des événements. Il a constaté que dans l’immense majorité des cas, les interventions précèdent les attentats. Il a même calculé qu’en moyenne, le risque pour un Etat d’être visé par un attentat augmente de 19 % pour chaque déploiement de 1 000 soldats supplémentaires. C’est aussi ce que montrent les travaux, plus qualitatifs, sur le caractère mimétique des violences terroristes et contre-terroristes.

A lire aussi

Violence mimétique

René Girard a forgé la notion de violence mimétique pour rendre compte des phénomènes d’escalade de la violence. Quand le conflit se prolonge, les acteurs oublient pourquoi ils se battent. Ils s’enferment dans des représentations antagoniques de soi et de l’autre qui deviennent le véritable moteur de la violence. C’est le cas, aujourd’hui, quand les uns expliquent qu’il faut combattre les « mécréants » et les autres des « ennemis de la liberté ».

Publicité

Il ne s’agit bien entendu pas de dire que terroristes et guerriers du contre-terrorisme sont identiques alors qu’ils ont des positions si asymétriques en termes de légitimité. Mais à force de vouloir accuser l’autre d’être le seul responsable de la violence, les seconds mettent en danger leurs repères. Tel est le piège dans lequel les États démocratiques et leurs armées tombent quand ils élargissent outre mesure leur conception du terrorisme.

Pour aider l’Arabie Saoudite, le gouvernement des Etats-Unis envisage aujourd’hui de placer les Houthis du Yémen sur sa liste des organisations terroristes. Cette décision rendrait pratiquement impossible l’acheminement de l’aide humanitaire auprès d’une population se trouvant déjà dans une situation dramatique.

Le grand public a l’intuition de ces phénomènes d’escalade de la violence. Il est en effet facile de constater que le champ de bataille du contre-terrorisme s’est élargi de manière spectaculaire depuis que les Etats-Unis et leurs alliés ont répondu aux attentats du 11 septembre 2001 en bombardant puis en envahissant l’Afghanistan. La guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis et leurs alliés a aujourd’hui pour « théâtres » l’Irak, le Pakistan, le Yémen, la Somalie, la Syrie et cinq pays du Sahel.

Exacerbation des conflits

L’investissement militaire des Occidentaux dans ces pays a souvent exacerbé les conflits entre groupes armés locaux. Des travaux sur chacune de ces guerres permettent de comprendre in situ quels mécanismes concrets de l’engagement des armées occidentales poussent les civils à rejoindre les groupes armés, notamment ceux qualifiés de « terroristes ». En définitive, c’est à cause de cette dynamique que des sociétés entières, en Afghanistan et en Irak notamment, se sont retrouvées au bord du gouffre.

Publicité

Ce constat n’est pas seulement fait par des chercheurs et des intellectuels critiques. Chaque année, le président des Etats-Unis trouve sur son bureau un document appelé « National Intelligence Estimate » (NIE), qui résume les observations et recommandations des agences de renseignement. Le NIE de 2006 soulignait que l’invasion de l’Irak « a provoqué une forte réaction négative contre les États-Unis dans le monde musulman au sens large, ce qui a amené les organisations terroristes islamistes radicales à opérer plus efficacement et à recruter de nouveaux membres dans le monde entier ».

A lire aussi

Cette logique de violence mimétique se répercute dans les pays de l’espace euro-atlantique. A chaque tour de vis sécuritaire, on voit que des libertés disparaissent et que les mesures de contre-terrorisme ne sont pas plus efficaces que les précédentes. Loin d’apporter une sécurité rendant la sérénité de la vie commune, ces mesures réduisent sérieusement les libertés sans réellement augmenter la protection de toutes et tous. Au passage, elles engendrent des rancœurs nouvelles et des ressentiments chez celles et ceux qui se sentent soupçonnés injustement.

Dégâts collatéraux

Les ministères des Armées prétendent maîtriser le phénomène de « pompier-pyromane » en ne visant pas les civils et en limitant le nombre de « dégâts collatéraux ». Pourtant, le contre-terrorisme guerrier fait beaucoup plus de morts innocentes que le terrorisme. Ce dernier a causé la mort d’environ 4 000 civils dans l’espace euro-atlantique depuis 2001, attentats du 11 Septembre compris. D’après des estimations prudentes, la barre des 4 000 victimes civiles (afghanes) fut atteinte après seulement trois mois de guerre en Afghanistan.

Les intellectuels de défense répliquent que de l’eau a coulé sous les ponts depuis les sanglantes guerres d’Afghanistan et d’Irak et que les frappes « chirurgicales » résoudraient - enfin ! - le mécanisme de pompier-pyromane. Or d’après les estimations du réseau Airwars, les bombardements de la coalition internationale contre l’organisation Etat Islamique ont fait entre 8 000 et 13 000 morts civils irakiens et syriens depuis septembre 2014.

Publicité

On pourrait certes se dire que cette opération militaire constitue un moindre mal si elle permet de mettre un terme aux massacres et infractions aux droits humains perpétrés par cette organisation en Irak et en Syrie. Cependant, cet argument humanitaire doit être considéré séparément si l’on veut que la réflexion stratégique soit possible. Or le moins qu’on puisse dire est que le bilan des guerres humanitaires aériennes passées (Kosovo en 1999, Libye en 2011) invite à la prudence.

A lire aussi

Plus ou moins secrètes, en marge du droit international, les guerres contre-terroristes ne résolvent pas les problèmes. Elles ont même tendance à les aggraver, et ce alors qu’elles ne parviennent pas véritablement à mettre hors d’état de nuire les commanditaires qui se déplacent d’un lieu à l’autre. En définitive, elles ne réduisent pas les vocations d’actions violentes en interne, bien au contraire. La guerre sécuritaire, même secrète, ne peut pas empêcher les actions clandestines en retour (sur son territoire) de devenir des surenchères dans l’horreur, même lorsqu’elle contient le niveau de violence exprimée en bloquant les logistiques adverses les plus visibles.

Escalade sans fin

L’interaction stratégique entre meurtres spectaculaires et usages de drones ou de bombardements dits ciblés mène à l’escalade car, sans but politique, la guerre de ce type, laissée à elle-même, prend de facto le visage bien plus archaïque de la vengeance où le temps discontinu de l’action n’empêche en rien la mémoire et ses réinventions du passé pour justifier un présent violent. Les protestations contre la présence française au Mali n’en sont qu’un exemple récent.

Mais de violences, bombardements, attaques par drones en proclamation d’états d’urgence répressifs, le cycle ne peut pas s’arrêter : c’est une escalade sans fin, une augmentation permanente des espaces en conflit, une spirale infernale. Il faut au contraire réfléchir à des politiques responsables de désescalade ramenant le phénomène du terrorisme à sa taille réelle en utilisant les outils de l’État de droit et de la justice. Un débat démocratique s’impose sur ces guerres qui de toute évidence ne constituent pas une réponse adéquate aux attentats.

Publicité

Texte rédigé par Mathias Delori (chargé de recherche CNRS au Centre Marc Bloch de Berlin), Christophe Wasinski (professeur à l’Université Libre de Bruxelles) et Didier Bigo (professeur à Sciences Po Paris et au département de War Studies de King’s College London). Il est également cosigné par des spécialistes de la guerre et des violences politiques, des relations internationales et de la politique étrangère et des aires régionales concernées : Grey Anderson (chercheur associé au CERI), Adam Baczko (chargé de recherche CNRS-CERI), Rocco Bellanova (professeur invité à l’USL-B), Marie-Laure Basilien-Gainche (professeure à l’université Lyon 3), Jean-François Bayart (professeur à l’IHEID), Isaline Bergamaschi (professeure à l’Université Libre de Bruxelles), Laurent Bonnefoy (chargé de recherche au CNRS-CERI), Laurent Bonelli (maître de conférences à l’université Paris Nanterre), François Burgat (directeur de recherche émérite au CNRS-IREMAM), Bruno Charbonneau (professeur au Collège militaire royal de Saint-Jean), Olivier Corten (professeur à l’Université Libre de Bruxelles), Marielle Debos (maîtresse de conférences à l’université Paris-Nanterre), Gilles Dorronsoro (professeur à l’université Paris 1), Gülçin Erdi (chargée de recherche au CNRS-CITERES), Nadia Fadil (professeure à la KU Leuven), Jacobo Grajales-Lopez (professeur à l’université de Lille), David Grondin (professeur à l’université de Montréal), Jean-Paul Hanon (chercheur au CREC - Saint Cyr Coëtquidan), Caroline Guibet Lafaye (directrice de recherche au CNRS-CED), Elspeth Guild (professeure à l’université de Radboud à Nijmegen), Emmanuel-Pierre Guittet (chercheur associé au CECLS), Thomas Hippler (professeur à l’université de Caen), Thomas Lindemann (professeur à l’université Paris-Saclay), Chowra Makarémi (chargée de recherche CNRS-IRIS), Médéric Martin-Mazé (maître de conférences à l’université Paris 8), Nadia Marzouki (chargée de recherche au CNRS-CERI), Christian Olsson (professeur à l’Université Libre de Bruxelles), René Otayek (Directeur de recherche émérite au CNRS-LAM), Michel Peraldi (directeur de recherche CNRS-IRIS), Angelina Peralva (professeure à l’Université Toulouse - Jean Jaurès), Gabriel Périès (professeur à IMT-BS), Francesco Ragazzi (professeur à l’université de Leiden), Eric Sangar (maître de conférences à Sciences Po Lille), Alessandra Russo (chercheure à l’université de Trento), Anastassia Tsoukala (maîtresse de conférences à l’Université Paris-Saclay), Nader Vahabi (sociologue au LISST de l’université de Toulouse), Jérôme Valluy (maître de conférences à l’université Paris 1), Simon Varaine (doctorant à Sciences Po Grenoble)
◗ [1] Voir aussi « Mort volontaire combattante », in « Cultures & Conflits » n°63 (2006).

Sur le sujet BibliObs

Sujets associés à l'article

Annuler