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Turquie : pourquoi Erdogan attaque Macron

Recep Tayyip Erdogan attaque sans relâche son homologue français sur son "problème" avec "les musulmans et l’islam", dont il se pose en défenseur. Si le président turc semble exacerber les tensions dans le but de retrouver sa popularité, la crise ouverte entre France et Turquie masque aussi des divergences de fond entre les deux pays.

Louis de Briant , Mis à jour le
Le président turc prononce tient un meeting à Ankara, lundi.
Le président turc prononce tient un meeting à Ankara, lundi. © Reuters

Le PSG et l’İstanbul Başakşehir vont-ils rejouer le match Erdogan-Macron ? Alors que les Parisiens doivent rencontrer ce soir le “FC Erdogan” à Istanbul, les accrochages se multiplient entre les deux chefs d'Etat. "Quel est le problème de cette personne qui s’appelle Macron avec les musulmans et l’islam? demandait le président turc dans une allocution télévisée samedi. Macron a besoin d’aller faire des examens de santé mentale". La réponse de la France n’a pas traîné : Paris a aussitôt rappelé son ambassadeur à Ankara, ce qui n’était plus arrivé depuis 1901. Le président turc a, depuis, appelé au boycott des produits français et dénoncé "une campagne de lynchage" contre les musulmans.

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Une énième controverse qui braque à nouveau l’attention sur la Turquie, après la reconversion de la basilique Sainte-Sophie en mosquée, l’envoi de navires turcs dans les eaux grecs et chypriotes, ou le soutien d’Ankara aux mercenaires syriens dans le Haut-Karabakh. "Tout cela correspond à la volonté du pouvoir d’orienter l’attention du public vers des éléments extérieurs, pour que l’économique ne se retrouve pas sur le devant de la scène", explique Yohanan Benhaim, spécialiste de la politique étrangère turque et membre associé au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (Cetobac). 

Le bilan économique du Reïs - le "chef" en turc - n’est en effet pas très flatteur : la lire turque a déjà dévissé de 25% face au dollar et le chômage s’élève à 14%. Or, c’est sur la promesse de la croissance que Recep Tayyip Erdogan s’est hissé au pouvoir, il y a 17 ans de cela. La perte en 2018 des deux plus grandes villes de Turquie, Istanbul et Ankara, jusqu’ici détenues par le parti du président, était déjà venue sanctionner sa politique économique.

"Erdogan se qualifie d’héritier légitime de l’empire ottoman"

L’expansionnisme et l’ingérence turque répondent aussi à une conviction sincère de Recep Tayyip Erdogan : celle de restaurer la grandeur de la Turquie, supposée ternie depuis la chute de l’Empire ottoman. "Erdogan se qualifie d’héritier légitime de l’empire ottoman, qui doit élargir les territoires de son pays pour passer de la Turquie laïque à la Turquie islamique", explique Adel Bakawan, sociologue et directeur du département de recherche de l’Institut de recherche et études Méditerranée Moyen-Orient (iReMMO). Le président turc mentionne ainsi régulièrement dans ses discours que les Turcs sont "les petits-fils des Ottomans" .

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Ces références à l’Empire perdu renvoient aussi à un modèle de société rêvé, où différents peuples pouvaient supposément vivre ensemble. "Il pense que l’idéologie de l’empire ottoman était beaucoup plus fédératrice que celle de la République, car un Kurde, un Arménien, un chrétien ou un musulman pouvaient s’identifier à cette universalité de l’islam." A l’inverse, poursuit le chercheur, dans une Turquie sous forme d'État-nation, "un Kurde ne peut pas être un Turc".

Le président turc tente donc de faire de son pays le champion de l’islam sunnite, et de la défense des croyants. Or, "une ligne fine démarque l’islamisme de l’islam dans les pays musulmans, et les politiciens savent jouer sur cette ligne", assure Adel Bakawan. Ainsi, quand le président français déclare vouloir mener une "stratégie de lutte contre la radicalisation et l’islamisme", les pays musulmans font le lien "avec l’islam en tant que religion universelle", décrit le sociologue, pour qui le président français a donné une "occasion en or" à son homologue turc de se poser "en défenseur de la Oumma", la communauté musulmane.

Dans le monde arabe, France et Turquie à fronts renversés

Pour expliquer les dissensions entre les deux pays, tout ne peut toutefois pas être ramené à l’Empire ottoman ou à la personnalité du président. Quand bien même Erdogan serait battu à la prochaine élection, "la renégociation des frontières maritimes est un point sur lequel il y a un consensus en Turquie, rappelle Yohanan Benhaim. L’opposition défendrait sans doute les mêmes éléments de politique étrangère." 

Par ailleurs, la politique étrangère française elle-même s’oppose frontalement à celle de la Turquie. Alors que Paris soutient les monarchies du Golfe, le président al-Sissi en Egypte ou le général Haftar en Libye, la Turquie soutient "les mouvements issus des printemps arabes, en particulier des groupes issus de l’islam politique", explique le chercheur. 

Sur son blog, hébergé par Le Monde , l’historien Jean-Pierre Filiu écrit ainsi que la France se retrouve associée en Libye "à une campagne contre-révolutionnaire de restauration au moins partielle de la dictature déchue, campagne qui bénéficie du soutien actif des autocraties d’Egypte, des Emirats arabes unis et de l’Arabie saoudite." "La politique étrangère française semble parfois aveuglée par cette volonté de lutte contre l’islam politique", soutient Yohanan Benhaim.

L’influence turque sur l’islam en France menacée

C’est cette volonté qu’Emmanuel Macron a mis en avant lors de son discours sur la lutte contre les séparatismes, le 2 octobre dernier. Lors de cette prise de parole, le chef de l’Etat a notamment annoncé la fin de l’envoi d’imams détachés par des pays étrangers. Or, plus d’une centaine des 300 imams environ rémunérés en France par des pays étrangers serait d’origine turque, d’après Francis Messner, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du droit des religions en Europe. Naturellement, la Turquie ne se réjouit guère de voir disparaître ce levier d’influence, notamment auprès de sa diaspora. 

En France, les estimations chiffrent celle-ci à quelques centaines milliers de personnes. Un réservoir de voix important lors des élections en Turquie, composé de populations "qui vont voter en masse et qui sont proches du pouvoir politique turc actuel", décrit Francis Messner. 63,9% de la diaspora turque ayant voté en France lors des dernières présidentielles ont ainsi voté pour Erdogan, mentionne un article du Point . S’ajoute à cela la volonté "de maintenir les Turcs d’Europe dans le cadre d’un islam étatique, contrôlé, turc", d’après Yohanan Benhaim. 

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Pour ce faire, la Turquie peut compter sur la Direction des affaires religieuses turques (Diyanet), "qui a le rang de ministère et est directement rattachée au président de la République, explique Francis Messner. Les imams qui sont là sont des fonctionnaires étrangers, formés dans un pays étranger et soumis à la réglementation d’une administration turque." Si les imams envoyés par l’Algérie sont également des fonctionnaires, gérés en France par la Grande mosquée de Paris, leurs homologues turcs dépendent, eux, "directement du consulat et de la direction des affaires religieuses : c’est un système qui n’a pas de consistance et d’indépendance par rapport à l’administration", conclut le directeur de recherche.

Suivant chacune leurs propres agendas, France et Turquie ne semblent pas prêtes à apaiser les tensions. "D’une part comme de l’autre, il y a une absence de volonté de réconciliation, il n’y a aucun signe que cette crise va s’arrêter là", dénonce Yohanan Benhaim. D’autant que, "pour Macron comme pour Erdogan", menacés tous deux par l’impopularité, "l’autre dirigeant politique représente une cible parfaite", estime-t-il. Chacun agissant comme l’épouvantail de l’autre et contre-exemple à son projet.

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