Reporté d’une semaine pour des raisons sanitaires – le président du Conseil européen, Charles Michel, était cas contact d’un officier de sécurité testé positif au coronavirus –, le sommet placé sous le signe des relations extérieures n’a pas changé sa vocation. En difficulté pour exister face aux États-Unis ou à la Chine, ou simplement pour rester acteur au Moyen-Orient, l’Union européenne doit se montrer capable de fermeté sur la scène internationale proche, à travers deux crises de voisinage qui se font concurrence sans être liées. D’un côté la tension provoquée par la Turquie en Méditerranée, sur fond de conflit territorial et gazier. De l’autre, le soutien à la mobilisation biélorusse contre la fraude électorale d’Alexandre Loukachenko à la présidentielle du 9 août.

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Volonté de puissance

Dans ces deux dossiers, des sanctions sont à l’étude, tandis qu’une position commune est attendue sur le risque d’escalade dans le Haut-Karabakh. « L’Union européenne est mise au défi de maintenir la crédibilité d’une menace qu’elle s’attelle à construire depuis cet été », prévient Charles Tenenbaum, spécialiste de l’action extérieure de l’UE à Sciences-Po Lille. L’UE a voulu montrer de quoi elle était capable, mardi 22 septembre, en sanctionnant trois entreprises turques impliquées dans les violations de l’embargo sur les ventes d’armements imposé à la Libye. Un geste aussitôt condamné par Ankara.

Paris défend cette idée d’une « Europe-Puissance » capable d’affirmer haut et fort ses valeurs et de se faire respecter. Le président russe Vladimir Poutine s’est plaint d’une « pression extérieure sans précédent », mardi 29 septembre, alors qu’Emmanuel Macron défendait la transition démocratique à Minsk, sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Paris n’a pas non plus ménagé la Turquie, jeudi 10 septembre, en amont de la tenue en Corse du « Med7 », un sommet réunissant des pays du sud de l’UE, en déclarant qu’Ankara « n’est plus un partenaire ». C’était quelques jours après avoir déployé deux avions Rafale, un porte-hélicoptères et une frégate en soutien à la Grèce.

L’Allemagne, qui assure la présidence tournante de l’UE en même temps que la médiation sur ce dossier, ne juge plus les sanctions nécessaires, après plusieurs gages de bonne volonté du président Recep Tayyip Erdogan.

Le spécialiste des mutations stratégiques en Méditerranée, Jean Marcou, observe une certaine efficacité. « La menace des sanctions a été perçue car les 27 se sont bien réparti les rôles, avec la France en fer de lance de la rhétorique militaire, et l’Allemagne dans un rôle plus feutré », note le chercheur à Sciences-Po Grenoble. « La recette européenne traditionnelle de Jean Monnet, fondée sur la coopération économique et culturelle, ne marche pas toujours pour apaiser les tensions », poursuit-il en référence à des tentatives précédentes de calmer le jeu en Méditerranée. En amont du sommet, le président du conseil, Charles Michel, a proposé l’organisation d’une « conférence multilatérale » qui aborderait à la fois « les délimitations maritimes, l’énergie, la sécurité, la migration… ».

Dans l’impasse des vétos

Cette tendance à la détente n’est pas du goût de Chypre, qui met son veto à toute mesure concernant la Biélorussie tant que la Turquie n’est pas contrainte par des sanctions à cesser ses explorations gazières dans les eaux de sa zone économique. Ce blocage a empêché les ministres des affaires étrangères de l’UE, réunis lundi 21 septembre à Bruxelles, de répondre à l’appel de la figure de proue de l’opposition bélarusse Svetlana Tikhanovskaïa, venue plaider sa cause contre le régime autoritaire d’Alexandre Loukachenko. En effet, l’unanimité des 27 est requise pour ce genre de décision.

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Concernant la crise en Biélorussie, l’UE s’accorde pour le moment à ne plus reconnaître Alexandre Loukachenko comme président. Cette fois, c’est l’Allemagne qui se trouve en pointe de la sévérité. Berlin serait enclin à le sanctionner lui-même, en tant que « premier responsable », selon l’expression du chef de la diplomatie Allemande, Heiko Maas. Le Royaume-Uni et le Canada n’ont pas hésité à le faire, mardi 29 septembre. Il n’en est pas question, pour certaines capitales de l’Union. Au final, une liste provisoire d’une quarantaine de personnes impliquées dans les fraudes électorales lors de la présidentielle du 9 août est envisagée. Si cette dernière est confirmée, leur séjour sera interdit, et leurs avoirs gelés.

Priorités divergentes

Sans le feu vert de Nicosie, l’UE perd son instrument de coercition. « La question fondamentale que pose ce Conseil européen est de savoir si la priorité est donnée à l’Est ou au Sud », indique Jacques Rupnik, politologue au centre de recherches internationales de Sciences-Po. « Pour la Pologne et la Lituanie, la situation en Biélorussie l’emporte sur le reste, alors que pour la Grèce et Chypre, les manœuvres turques en Méditerranée doivent concentrer tous les efforts ». Paris et Berlin tentent de convaincre que l’UE peut mener de front deux crises de voisinage sans rogner sur son efficacité. Lundi 21 septembre, Le secrétaire d’État français aux Affaires européennes, Clément Beaune, a invité Chypre à « dénouer ce lien » entre les dossiers turc et biélorusse. « On doit pouvoir avancer sur les sanctions contre le Bélarus, cela n’affaiblit pas l’Europe, au contraire », a-t-il souligné.

Pour sortir de l’ornière, Ursula von der Leyen a proposé une nouvelle « boîte à outils », mercredi 16 septembre, lorsque son discours sur l’état de l’Union. Elle prône l’équivalent européen de la « loi Magnitski », adoptée aux États-Unis en 2012en réaction au décès de l’avocat anti-corruptionSergueï Magnitski. Ce texte qui prévoyait des sanctions financières et des interdictions de visa contre les fonctionnaires suspectés d’être impliqués dans sa mort, a ensuite été élargi à tous les suspects de violation des droits de l’homme. Le dispositif a ensuite fait école en Estonie, en 2016, et récemment au Royaume-Uni, en réaction à la situation à Hong Kong.

L’impossible réforme

Les gains d’une telle loi pourraient être multiples, selon Isabelle Bosse-Platière, experte du droit des relations extérieures de l’UE à l’université de Rennes 1. « Au-delà du fait que personne n’a intérêt à se retrouver sur une liste noire, un nouveau cadre juridique permettrait sans doute de mieux définir les sanctions et de clarifier leurs critères d’adoption, quitte à ne pas attendre que tout le monde soit du même avis ».

L’article 215 du traité sur le fonctionnement de l’UE prévoit déjà des « mesures restrictives » à l’encontre des « personnes morales ou physiques » qui ne respectent pas le droit international, les droits de l’homme ou les grands principes démocratiques… à condition de réunir tous les suffrages du Conseil. Pour l’Élysée, l’ambition de la cheffe de l’exécutif « est louable », mais rappelle que « pour revenir sur l’unanimité… il faut l’unanimité », remettant ainsi le caractère opérationnel de la proposition.