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TRIBUNE

Prendre les vulnérabilités nucléaires au sérieux

Soixante-quinze ans après les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki, les arsenaux déployés par certains Etats conservent une capacité de destruction planétaire. Un contrôle démocratique de la course à l'armement s'impose.
par Benoît Pelopidas, Fondateur du programme d’études sur les savoirs nucléaires au CERI-Sciences Po et chercheur associé au centre d’études sur la sécurité internationale et la coopération à l’Université Stanford
publié le 6 août 2020 à 9h50

Tribune. Le 6 août 1945, la ville d'Hiroshima a été détruite par une seule bombe atomique. Trois jours plus tard, une seconde bombe frappait la ville de Nagasaki. Ces deux bombes ont tué plus de 200 000 personnes et en ont blessé autant, sans parler des conséquences à long terme des radiations et des stigmates sociaux. Ces deux épisodes historiques illustrent notre vulnérabilité face aux armes nucléaires.

Soixante-quinze ans plus tard, plus de 140 000 armes nucléaires ont été construites, dont 2 000 ont été utilisées pour des essais atmosphériques ou souterrains, causant des dégâts substantiels sur les sociétés et leur environnement. Si la plupart d’entre elles ont été démantelées, les arsenaux déployés aujourd’hui ont une capacité de destruction excédant largement celle qui suffirait à mettre un terme à la civilisation. Et les Etats dotés d’armes nucléaires (Etats-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Israël, Inde, Pakistan et Corée du Nord) entament, la plupart du temps sans consultation ou sans considérer sérieusement des alternatives clairement définies, des processus de modernisation de leurs arsenaux susceptibles de perpétuer leur existence parfois pour les six décennies à venir. Dans ce contexte, en quoi la recherche peut-elle éclairer les citoyens sur les vulnérabilités nucléaires ?

Elle a établi que les arsenaux effectivement déployés ne correspondent que très rarement aux doctrines qui les encadrent ou aux justifications présentées dans les discours des chefs d’Etat ou de gouvernement. Du fait de ce décalage aussi fréquent que problématique, les vulnérabilités nucléaires sont mal connues et leurs justifications décalées. A l’absence de consultation démocratique préalable à la plupart des choix relatifs aux systèmes d’armes nucléaires depuis soixante-quinze ans s’ajoutent ainsi des justifications inadaptées. Il est donc essentiel de remettre les vulnérabilités au centre de la conversation sur les politiques nucléaires afin d’ouvrir un espace au choix qui soit informé, cohérent et effectivement consenti par les citoyens.

Politiques de ciblage

Notre vulnérabilité dans un monde nucléarisé est d'abord matérielle: il n'y a pas de protection contre des explosions nucléaires, délibérées ou accidentelles. A la fin des années 50, les missiles balistiques, considérablement plus rapides que les bombardiers qui jusque-là transportaient les têtes nucléaires, mettent un terme à la possibilité d'intercepter des armes nucléaires une fois lancées et, avec elle, à la possibilité de protéger les populations en cas de frappe délibérée ou accidentelle. Les tentatives de mise au point de systèmes de défense antimissile ou d'abris antiatomiques ne sont pas parvenues à remédier à cette vulnérabilité matérielle de nos sociétés.

Bien évidemment, les Etats dotés d’armes nucléaires sont les premiers ciblés mais les Etats qui ne possèdent pas l’arme nucléaire sont aussi vulnérables. Les doctrines et les politiques de ciblage des Etats dotés sont claires sur ce point : ils n’ont pas pris d’engagements inconditionnels à ne pas cibler les Etats non dotés. Les effets d’une explosion nucléaire ne s’arrêtent pas à la frontière : ni le souffle, ni les mégafeux qui suivent immédiatement l’explosion, ni les retombées radioactives. Par conséquent, la pratique de la dissuasion nucléaire ne devrait pas être présentée comme une protection mais plutôt comme une acceptation de la vulnérabilité qui place notre sort entre les mains de l’adversaire le plus hostile.

Mais la vulnérabilité nucléaire n'est pas seulement matérielle. Elle affecte aussi notre connaissance et notre confiance dans notre capacité à contrôler ces armes et les crises associées. Face aux limites de la connaissance et à l'idée intolérable que ce contrôle pourrait être imparfait, nous cédons au désir de croire et tombons dans le piège de la confiance excessive. Ainsi, il est extrêmement difficile d'accepter l'idée qu'une guerre nucléaire est possible, alors même que cette possibilité demeure une justification du maintien d'armes nucléaires dans l'arsenal national. De plus, la recherche a établi qu'à certains moments de l'histoire, ce ne sont pas les contrôles mais bien la chance qui a empêché des explosions atomiques.

Excès de confiance

Malheureusement, le secret nucléaire, l’attachement des décideurs aux politiques qu’ils ont défendues, les illusions rétrospectives de contrôle et les conflits d’intérêts dans la production de la connaissance ont repoussé la découverte de ces cas et reproduit les excès de confiance dans la contrôlabilité des armes. La crise des missiles de Cuba n’est que le cas le plus célèbre, révélé pleinement plus de trente ans après les faits. Notre croyance en la sûreté et la contrôlabilité parfaite de ces systèmes d’armes excède ce qui peut être prouvé et n’est que le reflet de notre désir de croire ou de faire confiance. En cela, elle occulte une forme cruciale de la vulnérabilité nucléaire.

Les politiques d’armement nucléaire créent également des vulnérabilités stratégiques. Une fois ces armes présentées comme des atouts inestimables, le maintien des capacités à long terme présenté comme un impératif dicté par l’incertitude de l’avenir, une fois les scénarios du pire quant aux intentions et capacités de l’ennemi potentiel présentés comme prudents, un cycle sans fin de modernisation voire de course aux armements apparaît inévitable et nécessaire. Pendant la guerre froide, la quête de «stabilité stratégique» a ainsi, ironiquement mais de manière prévisible, justifié la course aux armements nucléaires américano-soviétique.

En cette journée de commémoration, mais aussi chaque jour plus ordinaire qui la suivra, nous sommes donc à l'heure du choix. Pendant soixante-quinze ans, la plupart des décisions relatives aux arsenaux nucléaires ont été prises sans que les citoyens ou leurs représentants élus aient été face à des alternatives clairement articulées. Il est temps de se réapproprier ce pouvoir de décision. Pour ce faire, il est crucial de révéler et de mettre au centre de la discussion toutes les formes de vulnérabilité nucléaire. Cela permettra d'éviter les illusions de la protection, de la sûreté parfaite ou de l'inéluctabilité des décisions stratégiques. Plus encore, en faisant ce travail, la recherche indépendante permet aux citoyens de s'interroger sur les vulnérabilités qu'ils acceptent de perpétuer et au nom de quoi ils le font.

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