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Interview

Enfermement, interrogatoires : Roland Marchal raconte neuf mois de détention en Iran

Arrêté en juin 2019 à Téhéran, l'universitaire est sorti de prison mi-mars à la faveur d'un échange de prisonniers. Sa collègue Fariba Adelkhah est toujours emprisonnée.
par Pierre Alonso
publié le 10 avril 2020 à 13h10

Roland Marchal a passé presque dix mois en prison en Iran aux mains des puissants Gardiens de la révolution, les Pasdaran. Spécialiste reconnu de la Corne de l'Afrique, l'universitaire rendait visite à sa compagne, Fariba Adelkhah, également chercheuse au Ceri de Sciences-Po, lorsqu'ils ont tous les deux été arrêtés. Le 20 mars, Roland Marchal a été libéré à l'issue d'un échange de prisonniers : Téhéran demandait le retour en Iran d'un ingénieur iranien détenu en France dans l'attente d'une possible extradition vers les Etats-Unis qui l'accusaient d'avoir violé les sanctions.

Que s’est-il passé lorsque vous êtes arrivé à Téhéran le 5 juin ?

Je suis arrêté alors que je remplis les formalités de visa à l’aéroport. On m’amène dans une pièce et on me confisque mes appareils électroniques, on me demande les mots de passe, que je donne. Ce sont des personnes en civil qui présentent un papier du ministère de la Justice mentionnant trois motifs : atteinte à la sécurité nationale, collusion avec un Etat étranger, et activités anti-iraniennes.

Au début je pensais simplement passer un mauvais quart d’heure. Mais au lieu de me libérer, ils m’envoient les yeux bandés dans un camp militaire. Le lendemain, on me transfère dans la prison d’Evin, sans que je sache qui m’avait réellement arrêté. Les autres détenus me le diront.

A quoi ressemble le quartier dans lequel vous êtes emprisonné ?

La section est complètement dans les mains des Pasdaran, tous les employés sont des Pasdaran, même les gardiens. J’ai d’abord été seul pendant trois semaines et deux jours. Puis dans une cellule collective, et fin septembre dans une «suite» collective, qui dispose d’une petite cour entourée de très hauts murs dans laquelle on pouvait marcher 30 minutes, les yeux couverts. On entendait une grande avenue assez bruyante. Le soir on sentait les gaz d’échappement.

Qui sont vos codétenus ?

Il y a ceux qu’on peut appeler les politiques, les «espions» puisque c’est l’accusation qui revient tout le temps ; les défenseurs de l’environnement qui ont d’ailleurs beaucoup souffert ; et des personnes accusées de crimes économiques (manipulations sur le taux de change, commissions sur des marchés publics). Deux «daechis» étaient également emprisonnés, un kurde arrêté en Syrie puis rapatrié, et un salafiste du Daghestan.

Vous aviez des occupations ?

Après une dizaine de jours, mes interrogateurs m’ont offert un livre que j’ai lu et relu, mais je n’avais pas le droit de prendre de notes. Dans la cellule, le néon fonctionnait très fort la journée, un peu moins la nuit. Des caméras filmaient partout, tout le temps. Tous les jours, vous attendez le petit-déjeuner, votre douche, la sortie, le repas, la sieste, l’autre sortie, le repas, les médicaments et ça recommence le lendemain. Au début, les interrogatoires sont presque une distraction, au moins vous parlez à quelqu’un.

Je supportais mal l’enfermement, j’ai eu des crises d’angoisse et de claustrophobie. J’ai perdu la mémoire. Je regardais des films américains traduits en persan pour remettre des noms sur des visages connus.

Qui étaient vos interrogateurs ?

Un «bad cop», très désagréable, surtout vers la fin, et un «good cop» qui parlait mieux et semblait mieux connaître la France. Les premiers temps, j'avais beaucoup d'interrogatoires, puis environ un par semaine à partir de mi-juillet. Vers le 20 août, j'ai eu deux ou trois jours plein, avec des pauses. Ce n'est pas Abou Ghraib [prison dans laquelle l'armée américaine et la CIA ont été accusées de violations des droits de l'homme pendant la guerre en Irak en 2003-2004, ndlr] : même le «bad cop» vérifiait que j'avais pu me dégourdir les jambes. Ensuite j'ai eu un autre interrogatoire le 27 août, puis c'était pratiquement fini.

Sur quoi vous interrogeaient-ils ?

Au début, j’étais forcément le chef d’un grand réseau d’espionnage français, à la fin je travaillais pour la CIA. Entre-temps j’étais un homme d’influence. J’avais prétendument travaillé pour le comité des sanctions des Nations unies parce que j’avais une proposition de rendez-vous à ce sujet, à Bangui, sur la Centrafrique ! Une fois, ils sont arrivés en disant que ma collègue Fariba Adelkhah avait eu 18 réunions avec la DGSE ou la CIA. Ils me demandaient le nom des contacts et me montraient des cartes de visite du ministère de la Défense. C’était un peu gros…

Les interrogatoires étaient construits sur la base de mes mails et données personnelles. C'était ridicule, ils chargeaient la barque. J'ai compris qu'ils étaient surtout intéressés par ce que je crois être leur petit camarade [l'ingénieur iranien détenu en France]. Les réponses aux questions leur étaient indifférentes. Ils m'ont aussi beaucoup parlé de l'accord sur le nucléaire, auquel ils étaient opposés. Ils en voulaient à Macron de son obstination à vouloir le faire vivre.

Avez-vous eu connaissance de tout ce qui se passait dans le pays pendant votre détention ?

J'ai découvert les manifestations du mois de novembre quelques jours après, quand ils ont sorti la thèse d'un grand complot de la CIA. Le quartier de haute sécurité s'est rempli. Les gardes se plaignaient d'avoir trop de travail.

Bénéficiez-vous de visites consulaires ?

J’ai vu le consul de France cinq fois. Jamais en tête-à-tête. Les discussions étaient surveillées, nous ne pouvions parler que des conditions de détention, de mon état de santé et de ma famille, pas de mon dossier judiciaire.

Il est très difficile de comprendre l’isolement dans lequel j’étais. J’ai maudit mon avocat tout au long de mon séjour avant d’apprendre à la fin qu’il venait jour après jour pour me voir, sans succès. Je n’ai découvert les activités de soutien en France que le 24 décembre. Je savais qu’on ne m’avait pas oublié, mais c’était mieux de l’entendre.

Comment s’est passée votre libération ?

Le lundi 16 mars, j’ai été mis en relation pour la première fois avec l’ambassadeur via WhatsApp. Il a surtout conversé avec mes gardiens : il a expliqué que le Premier ministre français ne signerait pas l’ordre d’extradition de l’ingénieur iranien vers les Etats-Unis. J’ai senti un ouf de soulagement. J’en suis sorti en pensant qu’il fallait attendre fin avril pour mon procès.

Le jeudi après-midi, ils me font revêtir mon costume et une chemise. Je subis un interrogatoire vidéo assez long dont la dernière partie traitait de mes conditions de détention. Ils m’ont laissé dire tout ce que je voulais. A la télévision, le lendemain, c’était des extraits choisis… Avec une traduction sur laquelle je ne me fais aucune illusion.

Le lendemain matin, je me préparais à prendre ma douche quand les gardiens sont venus me chercher. Je n’ai pas réalisé que j’étais libre avant plusieurs heures. J’avais très froid. J’ai retrouvé l’ambassadeur dans un camp militaire des Pasdaran. J’ai ensuite passé la nuit à l’ambassade et pris l’avion pour Paris, via Doha.

Quelle est la situation de Fariba Adelkhah aujourd’hui ?

Plus compliquée que la mienne car Fariba est iranienne et française, mais l’Iran ne reconnaît pas la double nationalité. Il est très difficile de négocier avec les Iraniens, mais c’est absolument nécessaire pour Fariba, et sur d’autres questions, même si le moment est complexe compte tenu des sanctions américaines et des conséquences sur la scène politique. Il ne faut pas oublier les autres universitaires détenus en Iran et dans la région, comme en Arabie Saoudite et aux Emirats arabes unis. Ce n’est pas la faute de Trump mais il n’a rien fait pour rendre ce problème moins prégnant.

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