Un restaurant vide à Rome, le 6 mars 2020. Dans un premier temps, le gouvernement a décidé du confinement de quatorze provinces dans le nord du pays, puis, le 9 mars, la restriction des déplacements et des activités pour l’ensemble du pays.© S. Dal Pozzolo/CONTRASTO-REA
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Entretien

Covid-19 : « Le gouvernement italien joue sa survie »

11 min
Marc Lazar Professeur à Sciences Po et à la Luiss (Rome), chercheur associé au Ceri, où il dirige le Grepic (Groupe de recherches et d'études pluridisciplinaires sur l'Italie contemporaine)

L’Italie est après la Chine le plus important foyer de diffusion de l’épidémie de coronavirus. Lundi, on recensait 9 000 malades du Covid-19 et 463 décès. Le gouvernement a pris des mesures drastiques : dans un premier temps le confinement de quatorze provinces dans le Nord, puis, le 10 mars, la restriction des déplacements et des activités pour l’ensemble du pays.

Que révèle cette crise majeure de la société italienne, de sa vie politique et de ses fractures économiques et sociales ? Réponses avec Marc Lazar, co-auteur de La Peuplecratie1, professeur des universités en histoire et sociologie à Sciences Po Paris où il dirige le Centre d’histoire (CHSP).

On est surpris, à la fois de l’ampleur de l’épidémie de coronavirus en Italie et de la vigueur des mesures prises par le gouvernement, la quarantaine imposée à des régions du Nord puis à l’ensemble du territoire. Comment comprendre que la péninsule, membre de l’Union européenne (UE), en soit réduite à ces extrémités ?

Difficile quand on n’est pas médecin d’expliquer l’ampleur de l’épidémie. Mais il semblerait qu’il existe quelques explications probables ou plausibles. La première est que les porteurs initiaux du coronavirus n’aient pas été identifiés en tant que tels et qu’ils ont pu contaminer leurs proches, leurs collègues de travail et le personnel de santé qui n’a pas fait tout de suite la relation entre leurs symptômes et cette maladie nouvelle. On pouvait penser à une grippe ordinaire.

La deuxième explication de la puissance de l’épidémie en Lombardie et en Vénétie, c’est l’intensité des relations économiques de ces régions avec la Chine

La deuxième explication de la puissance de l’épidémie en Lombardie et en Vénétie, c’est l’intensité des relations économiques de ces régions avec la Chine. Pas seulement par la présence de communautés chinoises importantes dans certaines villes – puisque par exemple, on n’a pas, selon mes informations, enregistré de cas à Prato, au nord de Florence, connue pour son nombre important d’habitants chinois –, mais tout simplement par l’importance des échanges entre les entreprises italiennes du nord de l’Italie, particulièrement dynamiques.

On peut ajouter à cela que la Lombardie ou la Vénétie se caractérisent aussi par une énorme densité humaine et urbaine. Un tissu de grandes et moyennes villes très rapprochées, peut-être propices à la diffusion du virus. Enfin, il semblerait que le recensement systématique des cas de contamination pratiqué par l’Italie, à la différence d’autres pays, expliquerait le grand nombre des cas déclarés.

Certes, mais il y a aussi un très grand nombre de décès. Ne met-il pas en cause le niveau du système de santé italien ?

La forte proportion des personnes âgées, dont nous savons qu’elles sont plus exposées face au coronavirus, est un facteur aggravant qui sera certainement étudié par les épidémiologistes. Les systèmes de santé sont-ils défaillants, négligés ou insuffisants ? Je ne suis pas suffisamment spécialiste pour y répondre, mais il ne faut pas oublier qu’ils dépendent des régions et que la Lombardie, la Vénétie, le Piémont sont les plus riches du pays, et parmi les régions les plus riches d’Europe.

Les systèmes de santé sont un élément fondamental des politiques régionales. L’Assessore, comme on dit, le responsable de la santé, y est toujours choisi avec soin, parce qu’on sait que c’est un point sensible de l’opinion. Les hôpitaux du nord de l’Italie ont la réputation d’être au meilleur niveau de l’Union européenne.

C’est vrai pour le nord de la Péninsule, mais qu’en est-il du sud ?

Effectivement si le gouvernement a d’abord déclaré le confinement de quatorze régions en Lombardie, Vénétie, Piémont et Emilie-Romagne, puis à tout le pays dès mardi matin, c’est parce qu’il redoute que l’épidémie ne se diffuse dans le Sud où il sait pertinemment que le système de santé est beaucoup plus fragile et sans doute moins adapté pour traiter ce type de malades. La crainte est que le système soit submergé.

Même dans le Nord, les unités spécialisées n’arrivent plus à absorber le choc

Même dans le Nord, les unités spécialisées n’arrivent plus à absorber le choc. A tel point qu’un médecin anesthésiste, dans une tribune publiée par le quotidien Corriere della sera, a déclaré « nous sommes en temps de guerre », ce qui impliquerait de choisir les malades qu’on peut sauver et de renoncer à les soigner tous. Ce à quoi d’autres médecins affirment qu’ils sont toujours confrontés à ce dilemme, coronavirus ou pas… Il y a donc une forme d’improvisation dans la gestion de la crise, qu’on retrouve dans les fuites qui ont précédé la publication du décret du président du Conseil instituant le confinement, à la suite desquelles on a vu des Italiens, notamment à Milan, fuir en voiture, en train, en avion, pour rejoindre le Sud afin d’éviter un confinement trop long.

Cela révèle-t-il les multiples fractures de l’Italie ?

Exactement. Cela soulève la question de l’articulation de la politique du gouvernement central à Rome avec les compétences des régions. Le président de la Vénétie, Luca Zaia a jugé les mesures de Giuseppe Conte disproportionnées, considérant que la Vénétie était déjà en train de juguler l’épidémie. Le conflit n’est pas simplement lié au fait que le président de la Vénétie et celui de la Lombardie appartiennent à la Ligue (parti d’extrême droite de Matteo Salvini, NDLR) puisque même le président de l’Emilie-Romagne, membre du Parti démocrate qui participe au gouvernement central, a émis des critiques sur le décret, demandant plus de concertation avec les régions.

Le coronavirus soulève la question de l’articulation de la politique du gouvernement central à Rome avec les compétences des régions

De même, entre les décisions contenues dans le décret dimanche 8 mars et leur mise en œuvre par les préfets dans les différentes provinces (équivalent des départements, NDLR) et les autorités policières locales, il y a eu un décalage d’une journée. Entre les fuites d’informations, les tensions entre administrations centrales et régionales, les conflits politiques entre les partisans de la Ligue qui mettent de l’huile sur le feu, les mouvements de panique dans la population… tout ceci révèle bien des failles italiennes.

Cela peut-il aller jusqu’à mettre à mal l’unité italienne ?

Un problème de ce type-là existe bien entre le Sud et le Nord, puisqu’un certain nombre de responsables du Sud ont demandé le contrôle strict des citoyens venus du Nord vers leurs régions d’origine.

C’est d’ailleurs un renversement de l’histoire, puisque d’habitude ce sont les gens du Nord qui moquent les « terroni » venus du Sud. Il y a aussi le conflit politique. Mais je suis frappé par les éditoriaux des médias italiens qui appellent au contraire à « l’unité nationale » et qui estiment que ce n’est pas le moment de se diviser dans une épreuve aussi grave.

Le gouvernement de coalition présidé par Giuseppe Conte est donc mis en cause…

Il est clair que le gouvernement italien joue sa crédibilité sur plusieurs plans. D’abord par rapport à l’opinion publique italienne. Si l’épidémie se propage ou s’aggrave, sa popularité va évidemment s’éroder encore davantage. Ensuite, face à l’opposition de la Lega de Matteo Salvini qui tape sur le gouvernement à chaque fois qu’il le peut dans l’espoir de l’affaiblir et de parvenir un jour à des élections anticipées qui le ramèneraient au pouvoir.

Matteo Salvini a tenté d’instrumentaliser la maladie en accusant les migrants d’être à l’origine de la diffusion du virus

Comme Marine Le Pen, Matteo Salvini a tenté d’instrumentaliser la maladie en accusant les migrants d’être à l’origine de la diffusion du virus. Il a même menacé de faire un procès à l’actuel ministre de la Santé au cas où un tel fait serait avéré. Il a appelé à « blindare » (blinder) la frontière. Et il a fini par se prendre les pieds dans le tapis en réclamant, dans une interview à El Pais, des élections anticipées, en pleine épidémie ! A noter que les post-fascistes de Fratelli d’Italia, au nom du réflexe de l’unité nationale, ont choisi une attitude de plus grande responsabilité.

Enfin, le gouvernement joue sa crédibilité au niveau européen, car il sait pertinemment que du côté de la France, ou de l’Europe du Nord, on va voir resurgir les clichés sur « le pays du Club Med », incapable de gérer son économie et son système de santé. C’est vrai aussi au niveau international, puisqu’on note des déclarations de ce type aux Etats-Unis. C’est la raison pour laquelle Giuseppe Conte s’appuie sur les déclarations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui approuve pleinement les directives de Rome.

Mais la crise sanitaire démontre que le Sud n’a toujours pas réussi à rattraper son retard de développement ?

Non. La césure historique n’a pas été réglée, malgré les injections massives d’argent italien et européen, souvent détournées par la corruption et les mafias. Malgré de réelles poches de développement, comme dans les Pouilles ou du côté de Catane en Sicile, le contraste économique, social et culturel entre l’Italie du Sud et le reste du pays persiste et sur certains points, notamment les inégalités sociales, le fossé s’est accentué après la crise de 2008 que l’Italie dans sa totalité n’a pas encore vraiment surmontée.

Le contraste économique, social et culturel entre l’Italie du Sud et le reste du pays persiste et sur certains points, notamment les inégalités sociales, le fossé s’est accentué après la crise de 2008

Si la question méridionale ne se pose plus dans les mêmes termes que la concevait le penseur communiste Antonio Gramsci, le chômage est bien plus élevé, la situation des jeunes est catastrophique, et la situation sanitaire très problématique. Une partie de celle-ci provient d’ailleurs de la fuite des personnes les plus formées, dont les médecins et les personnels de santé, vers le Nord ou vers l’étranger, à la recherche de situations moins désespérantes.

Le contrecoup économique sera sans doute élevé. Que prépare le gouvernement pour y répondre ?

On ne connaît pas le poids qu’aura la mise à l’arrêt de la partie la plus productive et la plus exportatrice du pays sur une croissance qui était déjà extraordinairement faible avant cet épisode. Cela exacerbe les critiques qui viennent de ces régions à l’encontre du gouvernement de la part des secteurs qui souffrent : les personnels de santé ou les entreprises plongées dans une situation de plus en plus périlleuse… mais aussi des secteurs qui s’effondrent comme aussi le tourisme.

D’un mal, le coronavirus, l’Italie essaye de faire un atout pour renégocier sa relation avec l’Union européenne, pour obtenir des marges de manœuvre supplémentaires

Les 3,5 milliards d’euros d’aides aux entreprises initialement annoncées il y a quelques semaines semblent bien modestes. Le gouvernement a adopté des décrets pour aider les entreprises, les activités commerciales, les familles, instaurer des suspensions des prélèvements d’impôts et de taxes, utiliser la Cassa integrazione pour les travailleurs qui ne sont plus en mesure d’exercer leur activité professionnelle.

Désormais, c’est un plan de 25 milliards d’euros que Rome a débloqué ce mercredi. Le gouvernement italien en profite pour se retourner vers la Commission européenne afin qu’elle accepte une flexibilité sur son déficit public. D’un mal, le coronavirus, l’Italie essaye de faire un atout pour renégocier sa relation avec l’UE, pour obtenir des marges de manœuvre supplémentaires.

De son succès dépend la survie ?

Oui. Pas immédiatement, parce que rien n’est possible en pleine tourmente et surtout pas les élections anticipées dont rêve Matteo Salvini. Mais il est incontestable que l’avenir du gouvernement de coalition du Parti démocrate et du Mouvement cinq étoiles, tout comme celui du président du Conseil, qui n’est d’aucun parti, se jouent en ce moment. Si les mesures du gouvernement fonctionnent, la stature de Giuseppe Conte comme homme d’Etat sera renforcée.

A l’inverse, si l’épidémie se répand dans le Sud, ce gouvernement sera dans une situation très difficile. Le président de la République en a appelé à l’unité nationale, à la responsabilité des citoyens, à la culture civique des Italiens. On pourrait alors envisager, mais c’est un peu de la politique-fiction, un gouvernement d’unité nationale pour enrayer l’épidémie.

  • 1. Dernier ouvrage paru de Marc Lazar : La Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties. Avec Ivo Diamanti. Gallimard 2019.
Propos recueillis par Hervé Nathan

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