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TRIBUNE

L’Iran et la violence d'Etat

Si Roland Marchal, le collègue et compagnon de l'anthropologue Fariba Adelkhah, a été libéré le 21 mars, la citoyenne française comptabilise, elle, trois cents jours de détention dans une prison de Téhéran, privée de ses droits fondamentaux, de soins, de visites.
par Béatrice Hibou , directrice de recherche au CNRS–CERI/Sciences Po, membre du comité de soutien à Fariba Adelkhah et à Roland Marchal
publié le 30 mars 2020 à 12h54

Tribune. Trois cents jours que Fariba Adelkhah est en prison. Elle y subit une violence d'État d'autant plus insupportable qu'elle y est détenue de façon injuste et arbitraire. Certes, elle a eu le bonheur de voir son compagnon, Roland Marchal, être libéré le vendredi 20 mars, à l'occasion de la fête traditionnelle des Iraniens, Norouz, qui célèbrent le nouvel an du calendrier persan. Et surtout à l'occasion de son échange avec l'ingénieur iranien M. Rohollahnejad jusque-là détenu en France sur mandat d'arrêt américain et jugé extradable vers les Etats-Unis. Mais cette libération elle-même a été d'une extrême violence. Ses geôliers n'ont pas daigné lui remettre ses affaires personnelles, pas même son téléphone ni ses livres, et évidemment pas son ordinateur. Ils ont continué à faire pression sur lui jusqu'à la dernière minute. Ils ne lui ont pas permis de revoir Fariba avant d'être rapatrié en France. Et ils ont communiqué sur cet échange de façon odieuse, en véhiculant de fausses informations et des propos diffamatoires sous la forme d'une pseudo-interview sur la télévision publique, de facture très soviétique.

Cette violence n’est ni gratuite ni absurde. Elle est dans la continuité des dix mois passés, durant lesquels les droits les plus fondamentaux de Fariba et Roland n’ont cessé d’être violés. La liste de ces violations est longue. Ils ont été arrêtés sur de grotesques soupçons d’espionnage qui ont fini par être levés par la République islamique elle-même. Ils ont été détenus au secret durant de longues semaines, sans que leur famille ni les autorités françaises n’en aient été averties. Ils n’ont eu que tardivement accès à des avocats dont la défense n’a cessé d’être entravée. La décision d’un tribunal de Téhéran, en décembre 2019, de les libérer sous caution n’a jamais été suivie d’effet.

Les visites consulaires n’ont pas été acceptées bien que Fariba soit citoyenne française, et les règles de la convention de Vienne n’ont pas été respectées pour celles, rares, dont a bénéficié Roland. A toutes ces violations, s’ajoute la violence d’une torture psychologique sous forme d’interrogatoires particulièrement éprouvants dont certains récits, sortis récemment d’Evin, font froid dans le dos, du refus de l’accès aux soins pour Fariba ou de l’isolement quasi-total de Roland.

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Ces violences sont celles de l'Etat iranien, d'un Etat qui ne peut se comprendre à partir de ses seules institutions mais englobe les relations sociales et les rapports de force, les luttes elles-mêmes violentes entre factions, groupes et segments de la société. Les Gardiens de la Révolution font partie de cet ensemble et contribuent à former ce que Fariba Adelkhah qualifie de «pouvoir à l'envers». Ce corps ne cesse de s'immiscer dans l'exercice du pouvoir au-delà de ses prérogatives constitutionnelles, en dehors des règles que la République islamique a elle-même conçues et des principes qu'elle a édictés. S'il contribue de ce fait à détruire les institutions, ou du moins à les éroder ou à les «renverser» pour poursuivre la métaphore de notre collègue, il n'en demeure pas moins un rouage essentiel et de plus en plus central de l'exercice du pouvoir étatique. Sa puissance ne vient pas de son extériorité mais au contraire de son insertion dans le quotidien, dans les dispositifs les plus insignifiants et dans les pratiques les plus banales. En ce sens, les formes de violence plus discrètes ou insidieuses exercent des effets peut-être plus dévastateurs encore que ceux de la violence physique.

La vie quotidienne au sein de la prison est ainsi un enfer en dehors même de l’exercice explicite de la torture. Empêcher d’avoir accès à du papier et un stylo ou le contingenter ; autoriser les appels téléphoniques et les suspendre selon son bon vouloir ; réguler l’acquisition de biens qui circulent dans la prison au gré des humeurs très calculées des geôliers ; ne fournir ni table ni chaise à un détenu souffrant d’arthrose ; accorder un accès irrégulier, aléatoire et parcimonieux aux livres à un prisonnier qui n’a d’autre forme de relation sociale que la lecture, ou les confisquer pour «punir» l’effrontée qui ose entamer un bras de fer en menant une grève de la faim ou en refusant de réintégrer sa cellule… Rien de tout cela n’apparaît en soi terrifiant, et pourtant, tout cela contribue à rendre la vie carcérale profondément violente.

Cette violence insidieuse s'exprime aussi par l'absence, ou la faible effectivité, de ce que Karl Polanyi nomme le «droit à la non-conformité». Fariba, et jusqu'à peu Roland, sont en effet des «prisonniers scientifiques», incarcérés pour avoir fait leur métier avec une déontologie exemplaire, en suivant les principes de la rigueur scientifique, sans prises de position, sans jugements de valeur mais sans concession et dans un sens critique qui leur a fait prendre leur distance tant avec les discours des intellectuels organiques des régimes étudiés qu'avec ceux de leurs contempteurs. Ce n'est pas tout. Ce refus du «droit à la non-conformité» s'est également traduit par une immixtion insupportable dans la vie privée de Fariba et dans la transformation de l'enquête à charge en une véritable police des mœurs. Le principal crime de Fariba a peut-être été de suivre à Qom un enseignement de droit islamique, théoriquement réservé aux hommes, sur un sujet aussi subversif que le droit des ablutions !

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