Histoire d’une notion. Le 9 février 1996, ulcéré par une loi américaine étendant à Internet certaines obligations pesant sur la télévision, le poète et essayiste John Perry Barlow publie sa « Déclaration d’indépendance du cyberespace » : « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre. » Utopique, provocant, ce texte illustre, en cette fin des années 1990, la tension naissante entre le principe de la souveraineté des Etats et l’extension sans frontières des activités numériques.
En France et en Europe, la définition de la souveraineté numérique correspond, selon les termes d’un rapport sénatorial récemment publié, à la « capacité de l’Etat à agir dans le cyberespace ». Cette souveraineté offre un double visage : le premier, très traditionnel, est la capacité des Etats à réguler les activités dans le cyberespace lorsque c’est nécessaire, comme dans un espace traditionnel ; le second, plus économique, renvoie à la capacité d’un pays à peser sur cette économie numérique qui dévore tous les aspects de l’activité humaine.
Les géants américains des nouvelles technologies se positionnent en garants de l’identité numérique dans ce nouvel espace public
Le concept de « souveraineté numérique » émerge à la fin de la première décennie des années 2000. En 2006, les experts d’Internet et du numérique Bernard Benhamou et Laurent Sorbier anticipent ainsi que « les instruments fondamentaux de la souveraineté » des Etats seront « indissociables des outils de la puissance technologique ». Cette position infuse lentement dans la sphère politique : en 2009, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’intérieur, affirme vouloir « garantir la souveraineté numérique », et, à cette fin, « étendre à l’espace numérique le champ de droit ». Mais c’est le PDG de Skyrock, Pierre Bellanger, qui popularise cette notion par le biais de tribunes puis d’un livre remarqué, La Souveraineté numérique (Stock, 2014). Encore aujourd’hui, ce chef d’entreprise a l’oreille des décideurs lorsqu’il déplore, à coups de formules percutantes, que l’Europe subisse la loi d’entreprises américaines : il dépeint le Vieux Continent comme « le garde-manger, le minerai, le champ de bataille de ces puissances numériques ».
Le concept gagne en puissance au cours de la décennie 2010, à mesure que la souveraineté traditionnelle est défiée, voire contrecarrée, « par un monstre tentaculaire virtuel qui influence très concrètement la vie quotidienne des citoyens, le fonctionnement des administrations et le contenu des politiques publiques », écrit en 2018 la professeure de droit Pauline Türk dans La Souveraineté numérique (Mare & Martin). Lorsque les grands groupes américains des nouvelles technologies ne mettent pas en œuvre d’ingénieux montages d’optimisation fiscale privant les Etats de ressources, ils envisagent de battre monnaie, font jeu égal avec les chancelleries lorsqu’il est question de diplomatie numérique, décident ce qui peut être dit ou non dans ce nouvel espace public ou se positionnent de plus en plus comme les garants de l’identité numérique des internautes.
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