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Berlin 30 ans, l'âge mur

Bertrand Badie : «Avec la chute du Mur, la décolonisation a pris tout son sens : le Sud est soudain devenu central»

Mur de Berlin, trente ans aprèsdossier
A la chute du Mur, on a évoqué la fin de l’histoire et des idéologies. C’est tout le contraire qui s’est produit selon le politiste : la fétichisation de l’économie qui a suivi a provoqué une contestation dont les effets durent toujours, de Beyrouth à Santiago.
par Catherine Calvet
publié le 7 novembre 2019 à 18h36

Quelle est la nature de ce trentième anniversaire de la chute du Mur ? Que marque-t-il et que commémore-t-on ? Le politiste Bertrand Badie, qui vient de publier l'Hégémonie contestée, les nouvelles formes de domination internationale, évoque un malaise au moment de ces célébrations, dû selon lui à l'erreur d'interprétation de l'événement qui a été faite à l'époque. La chute du Mur, ce petit bout du rideau de fer, n'était pas que la fin de la guerre froide ou la victoire unilatérale des Etats-Unis, seule puissance restant sur la piste internationale. Le 9 novembre 1989 marque la fin de la bipolarité, sorte d'hégémonie sur le monde, partagée entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, mais aussi la fin de la compétition des puissances, et d'une diplomatie réservée uniquement au club occidental. Après quatre décennies de gel des relations internationales pendant la guerre froide, on allait enfin voir apparaître le Sud tenu à la périphérie depuis les décolonisations et la mondialisation qui couvait depuis les Trente Glorieuses.

Que vous inspire l’anniversaire de la chute du Mur ?

Il y a trente ans, nous assistions vraiment à la fin d’un monde : il n’y a pas eu de rupture aussi conséquente dans l’histoire des relations internationales depuis ce 9 novembre 1989. Peut-être a-t-on, à chaud, mal interprété l’événement. On s’est précipité sur des évidences, qu’il ne s’agit, certes, pas de remettre en question : la défaite de l’Union soviétique, la victoire des Etats-Unis, la fin de cette étrange guerre froide ou la réunification de l’Allemagne. Nous n’avons pas réalisé que la disparition de la bipolarité ne se résumait pas seulement à la fin de la rivalité entre Moscou et Washington, mais signifiait bel et bien la fin des règles du monde westphalien, celle du premier système international fondé sur la souveraineté des Etats-nations et la politique de puissance, selon des principes vieux de plus de trois siècles. L’ancien modèle supposait la compétition de puissances et la polarisation du jeu international sur le monde européen, tandis que la guerre froide cachait tous les signes qui annonçaient la mondialisation. Dans les faits, celle-ci couvait déjà depuis les Trente Glorieuses mais on ne la voyait pas tant la guerre froide portait bien son nom : elle gelait en apparence des pratiques internationales pourtant déjà bousculées. On ne comprenait pas en 1989 que ce monde souterrain était déjà prêt à émerger.

On parlait aussi dans les années 90 de «l’avènement d’un monde multipolaire» ?

George Bush père avait aussi inventé ce concept de «new world order» («nouvel ordre mondial»). Mais celui-ci n'a jamais été précisément décrit ni défini, et l'idée d'une multipolarité «nouvelle» qui venait spontanément à l'esprit était aussi une erreur : ce n'était que le recyclage du vieux «concert européen» du XIXe siècle. C'est tout le contraire qui s'est produit avec la chute du Mur, car soudain, la décolonisation a pris tout son sens : ce monde du Sud qui avait été ignoré jusque-là, qu'on appelait négligemment «périphérie» du temps de la guerre froide, est soudain devenu central ; le jeu des vieilles puissances européennes, au lieu d'être réactivé, allait au contraire se marginaliser. Ce n'était donc pas du tout dans la direction ressentie à l'époque que le monde post-bipolaire allait s'orienter.

Votre dernier ouvrage porte sur l’hégémonie et semble clore tout un cycle de réflexion sur la puissance. Quelle différence faites-vous entre l’hégémonie et la puissance ?

C'est très différent ! L'«hégémonie», si on y regarde de près, est un concept très exigeant. C'est à la fois l'un des plus vieux mots de la politique et une notion extrêmement construite et précise. On le voit surgir dès l'Antiquité dans l'œuvre de Thucydide. Hêgemôn, étymologiquement, signifie «le conducteur», mais veut dire bien plus. Dans l'esprit de l'historien grec, l'hêgemôn n'est pas seulement celui qui conduit mais aussi celui qui est capable d'instaurer un ordre international (régional à l'époque de Thucydide) et qui est surtout en mesure d'obtenir l'adhésion presque militante de ceux qui vont le suivre. Pour être hêgemôn, il faut donc être à la fois conducteur, constructeur et leader plébiscité. La puissance se trouve très sévèrement encadrée : elle n'est plus coercitive puisqu'il y a adhésion. Elle ne se limite pas à peser sur l'autre, puisqu'elle doit aussi produire un ordre. Thucydide le pressentait : l'hégémonie est finalement un mythe qui ne s'est jamais accompli dans l'histoire. On a cru avec la bipolarité, moment exceptionnel de notre histoire internationale, que l'hégémonie allait enfin se réaliser à travers la domination des Etats-Unis : tel n'a pas été le cas, puisque la bipolarité n'était alors qu'une hégémonie partagée, entre les Etats-Unis et l'Union soviétique. En 1989, on a pensé que le phénomène s'accomplissait enfin et qu'une vraie unipolarité allait s'imposer au profit de Washington : cela n'a duré que cinq ou six ans !

La décolonisation aurait pu être, si elle avait été réussie, une occasion de réfléchir en dehors des nationalismes ?

Les premiers leaders anticolonialistes réfléchissaient souvent de façon plus régionale ou mondialisée que nationale. On a alors cassé deux ressorts qui auraient pu nous mettre sur des orbites plus favorables. Le premier est la piste du post-nationalisme qui était celle des premiers libérateurs du Sud. Je pense au leader ghanéen Kwame Nkrumah qui, en visant le panafricanisme, cherchait davantage à établir une nouvelle équation politique qu’à constituer les Etats-Unis d’Afrique. Il pressentait que la compétition entre Etats-nations ne serait pas en phase avec le nouveau monde décolonisé.

Les Occidentaux ont cassé un deuxième ressort, en refusant, de façon volontaire et même militante, d’associer les nouveaux Etats à la gouvernance du monde. On aurait pu profiter de cette nouvelle assemblée d’Etats indépendants et souverains pour mettre en pratique des règles de cogouvernance qui nous auraient permis au moins de contenir les conflits que nous vivons aujourd’hui. Un multilatéralisme accompli, comme le prônait notamment Kofi Annan, aurait aidé à réduire une partie des conflits actuels. Au lieu de cela, les Occidentaux triomphants ont approfondi «une diplomatie de club» qui excluait la totalité des nouveaux Etats.

La piste post-nationaliste aurait aussi permis de penser davantage au bien commun, à l’environnement par exemple ?

La sécurité environnementale est un des grands enjeux de notre temps, et les pays du Sud sont plus concernés par ce désastre que ceux du Nord. Ce sont eux qui souffrent le plus des effets du réchauffement climatique. Au Sahel, la désertification gagne dix centimètres par heure ! Cela entraîne de nouvelles guerres et des déplacements de population dramatiques. Et ce n’est là qu’une des insécurités humaines, la pire selon moi étant l’insécurité alimentaire qui tue entre 6 et 9 millions d’êtres humains par an. Ces insécurités sont de véritables mannes pour les entrepreneurs de violence, et sont la source de la plupart des conflits actuels.

Hongkong, Liban, Chili : un mouvement de contestation semble se répandre à divers endroits de la planète aujourd’hui ?

La diplomatie de club a suscité en écho une diplomatie contestataire, phénomène international tout à fait nouveau. Mais la contestation atteint maintenant le centre même du système international : les discours de Trump sur la mondialisation et la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat font de la superpuissance elle-même un nouvel acteur contestataire !

Et les pays du Sud sont aussi tentés par cette nouvelle position ?

Le pouvoir de nuisance est souvent la dernière arme du pauvre. Il faut dire aussi qu’on a atteint un tel niveau de négation et de mépris à l’égard de l’autre que l’affirmation violente devient de la part de celui qui est exclu une façon dramatique de s’exprimer et d’exister. C’est ce que nous voyons à l’œuvre dans l’escalade entre les Etats-Unis et l’Iran. L’absurde diplomatie de Trump devient ainsi un cadeau pour les ultraconservateurs iraniens.

1989 marque aussi trente ans de développement d’une pensée économique néolibérale ?

Contre laquelle une contestation commence à se manifester un peu partout. Il suffit d’augmenter le prix des transports ou de taxer WhatsApp pour déclencher des mouvements sociaux massifs.

Mais ce néolibéralisme n'est que l'acte I de la mondialisation. A la suite de la chute du Mur, on a parlé de fin de l'histoire ou de fin des idéologies mais surtout on a érigé l'économie en science exacte. Puisque l'économie est une science, il n'y a plus lieu d'en discuter les remèdes, d'où le fameux Tina de madame Thatcher («There is no alternative») qui s'épanouit dans ce contexte post-bipolaire. Ce choix forcé ne se discute pas : le vote n'a plus le même sens ! Le débat politique devient donc marginal, voire méprisé par des technocrates qui exercent le pouvoir de façon terriblement arrogante. Cette fétichisation de l'économie qui a suivi la chute du Mur a tué le social : ces disqualifications du politique et du social ont miné les sociétés en profondeur. Le désarroi provoqué conduit à une contestation dont on voit les effets de Beyrouth à Santiago…

Parallèlement pourtant apparaît un phénomène nouveau : l’intersocialité remplace le jeu international classique. Elle tient à la capacité des sociétés de communiquer entre elles au-delà des frontières, sans passer par les structures étatiques, elle puise dans le social les ingrédients d’une nouvelle politique. C’est justement là que se joue l’acte II de la mondialisation. Les gouvernements devraient l’entendre, car on ne reviendra pas en arrière.

La nostalgie joue-t-elle un rôle dangereux ?

C’est la maladie de ceux qui ne veulent pas regarder le changement en face. Cette émotion explique le sursaut des néonationalismes, l’érection de nouveaux murs trente ans après la chute de celui de Berlin. Elle explique aussi tous les délires antimigratoires ou la sur-réaction face à une femme qui porte un foulard sur la tête. Cela en dit long sur le désarroi et sur la cécité de bien des politiques qui ne sont plus en prise sur le monde tel qu’il est aujourd’hui, mobile, plural et rebelle au jeu classique de puissance.

Et quel nouveau cycle voyez-vous apparaître ?

Je voyage beaucoup, notamment en Afrique. Et je suis épaté d’y voir éclore de nouvelles dynamiques sociales. Malgré les foyers de violence que connaît le continent, il se construit un nouveau monde que je caractériserai triplement. C’est un monde de communication : il y a, en Afrique près de 400 millions de téléphones portables connectés. L’homme et la femme africains sont pleinement entrés dans la mondialisation. J’y vois aussi un appétit et une soif de connaître et de débattre du monde qui est tout à fait surprenant, et que je ne vois plus en Europe. Quand vous faites une conférence en Afrique, l’amphithéâtre est plein, surtout de jeunes. Et enfin, troisième élément, les sociétés civiles sont très inventives. Il y a une volonté de concevoir de nouveaux schémas de pensées. On voit, avec l’émergence de nouveaux penseurs, comme Felwine Sarr ou Achille Mbembé, que règne une véritable effervescence intellectuelle sur le continent. C’est le monde d’après qui est en train de se penser.

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