Crise gouvernementale en Italie : "Matteo Salvini est l’homme fort du pays et il n’a pas d’adversaires"
Décryptage avec Marc Lazar, spécialiste de la politique italienne, professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po.
- Publié le 09-08-2019 à 14h34
- Mis à jour le 09-08-2019 à 19h06
Matteo Salvini a créé la surprise vendredi en faisant éclater la coalition populiste au pouvoir entre son parti d’extrême droite La Lega et le Mouvement 5 étoiles (M5S). Reste que ce scénario était prévisible, “le problème était de savoir quand se produirait la rupture et qui en prendrait la responsabilité”, explique Marc Lazar, auteur de “Peuplecratie : la métamorphose de nos démocraties” (Gallimard). “C’était une coalition improbable, l’alliance du chaud et du froid.”
Décryptage avec Marc Lazar, spécialiste de la politique italienne, professeur d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po.
En quoi les identités politiques du Mouvement 5 étoiles et de La Lega étaient-elles inconciliables sur le long terme ?
La Ligue est une organisation plus structurée, avec une cohérence politique et idéologique – même si elle a beaucoup changé avec M. Salvini – sur la question de l’immigration, de la sécurité, de la souveraineté nationale. Le M5S est, lui, plus hétérogène, avec une composante de gauche et de droite et une composante environnementale qui n’a rien donné au gouvernement. Ensuite, La Ligue est une organisation politique solidement implantée dans le territoire, surtout dans le Nord du pays, centralisée autour d’un chef. Le M5S se voulait innovant et combinait l’horizontalité des réseaux sociaux et la verticalité de la direction assumée par Luigi Di Maio. Aussi, les électeurs de ces deux partis étaient différents. En 2018, le M5S était très présent dans le Sud de l’Italie alors que La Ligue l’était surtout dans le Nord. Il y avait des intérêts et des attentes contradictoires : plus d'assistance dans le Sud, plus de libéralisme sur le plan économique dans le Nord.
Reste que ces partis avaient aussi des points communs : la critique de l’UE, la prééminence de la souveraineté nationale et l’aspiration à une démocratie supposée directe, immédiate, dans l’urgence et sans médiation traditionnelle.
Pourquoi Matteo Salvini a-t-il décidé de consommer cette rupture attendue ?
Le M5S était le parti dominant au lendemain des élections 2018, avec plus de 32,5 % des voix, tandis que La Ligue était à 17 %. Ce rapport de force est complètement inversé, par le grand succès de La Ligue aux élections locales, administratives, régionales et européennes. Matteo Salvini a évité de déclencher une crise politique après les européennes de mai 2019 (où La Lega a obtenu 34 % des voix), étant incertain, embarrassé par les révélations des financements russes de La Ligue.
Aujourd’hui, M. Salvini a été poussé à utiliser le prétexte de la ligne de TGV Lyon-Turrin (projet soutenu par La Lega, mais auquel le M5S était opposé, NdlR) par trois facteurs. D’abord, les sondages lui sont de plus en plus favorables. Ensuite, il y a la pression interne de certains membres de La Lega qui n’en peuvent plus du M5S. À ce titre, l’affaire TGV est emblématique parce que l’électorat nordiste de La Ligue, notamment les chefs de petites entreprises, a besoin de cette ligne. Les dirigeants historiques de La Ligue du Nord (les présidents des régions Lombardee et Vénétie qui sont l’âme, l’ADN de La Ligue classique) réclament plus d’autonomie pour leur région et disaient que le M5S y est opposé.
Troisième point plus technique : le 9 septembre, était prévu à la Chambre un vote pour réduire le nombre de parlementaires, selon une proposition du M5S. Si elle passait, on ne pouvait plus voter en Italie avant six ou sept mois. M. Salvini a voulu éviter cela. D’autant qu’il veut avoir les mains libres pour élaborer la loi des finances (budget italien), qui a priori annonce un conflit dur avec la Commission européenne.
Matteo Salvini est-il aujourd’hui le patron de la politique en Italie ? Qui peut encore lui tenir tête ?
Depuis l’été 2018, toutes les enquêtes d’opinion montrent qu’il est considéré par les Italiens comme l’homme fort et l’homme du futur. À noter que le président de la République en Italie est aussi une figure institutionnelle supposée incarner l’unité de la nation, la modération. Mais Matteo Salvini est le plus populaire. Le fait de déclencher cette crise en plein été, à un moment où les Italiens sont en vacances, est une façon de se mettre au cœur de l’attention des médias, montrer et faire croire que c’est lui qui détermine tout : le tempo, l’agenda, l’issue de la crise. Il est l’homme fort de l’Italie et il n’a pas d’adversaires.
Qu’est-ce qui explique aujourd’hui la faiblesse de tous les autres partis italiens ?
Cette coalition était une coalition de deux partis populistes. L’un, La Lega, progresse, contrairement aux schémas théoriques qui veulent que les populistes sont forts à l’opposition mais perdent du consensus une fois au pouvoir parce qu’ils sont obligés de prendre des responsabilités. Tandis que le M5S a fait preuve de son inexpérience politique, le mouvement est divisé, il est en train d’exploser après cette expérience de gouvernement.
Le Parti démocrate (PD, centre gauche) est incapable d’élaborer une alternative crédible. Le secrétaire du parti, Nicola Zingaretti, est peu charismatique. Le PD est déchiré entre ceux qui voudraient une alliance avec le M5S et ceux qui s’y opposent. C’est un parti électoralement fort au centre des villes, auprès des populations avec un haut niveau d’instruction, mais plus du tout auprès des catégories populaires.
Quant au parti Forza Italia (centre-droit) de Silvio Berlusconi, cette formation créée en 1994 est en train de vivre de sa belle mort. Elle est complètement liée à son fondateur, qui n’a jamais voulu structurer le parti, organiser sa succession. Forza Italia est divisé autour de l’alliance avec La Ligue.
La Ligue devient donc la grande formation populiste qui occupe l’espace politique du centre droit aux confins de l’extrême droite, avec des appels subliminaux à ce qui reste du fascisme en Italie.
Le navire humanitaire Open Arms est toujours coincé en Méditerranée avec 121 migrants à bord. Matteo Salvini profite-t-il de ce bras de fer avec les ONG ?
Prendre le Ministère de l’Intérieur a été sa grande intelligence. Des journalistes de La Republica ont démontré qu’il y avait passé peu de temps, qu’il circule dans le pays, en martelant deux thématiques : la dénonciation des migrants et les questions de sécurité de la vie quotidienne. Deux thématiques hyper populaires, même si le nombre de migrants qui arrivent en Italie aujourd’hui est ridiculement bas par rapport à 2014-2016. Plus il y a ce type d’affrontements avec les navires des ONG, plus Salvini est plébiscité. Les Italiens disent, dans toutes les enquêtes d’opinion, qu’il faut aider les migrants. Mais “pas chez nous”, estimant, à raison, qu’ils ont été abandonnés par l’UE et en particulier par la France.
Quel est désormais le scénario politique le plus probable en Italie ?
Les élections anticipées sont inévitables. Qu’elles aient lieu fin de l’année ou début 2020, on écrit là la chronique d’une victoire annoncée de la Ligue. M. Salvini espère gagner seul – avec 40 % des voix on a une prime de majorité à la Chambre – ou, si besoin est, former un gouvernement avec un parti encore plus à droite : Frères d’Italie. Ces partis auraient la majorité dans les deux chambres, dirigeraient le gouvernement, alors qu’en 2022 il faudra élire le président de la République. Ils auraient tous les pouvoirs entre leurs mains.
Ce sera une situation très à risque pour l’UE. L’Italie est la troisième puissance économique et la deuxième puissance industrielle de l’Union – ce n’est pas la Grèce. Or ce pays serait dirigé par un gouvernement qui promet un bras de fer avec la Commission européenne notamment sur le budget.