• Le Détail du monde, de Romain Bertrand, Seuil, 288 p., 22 €

Il y a, dès les deux premières pages de cet essai à la première personne du singulier, un double aveu qui touche le cœur. Côté ténèbres, Romain Bertrand se souvient, avec une franchise rare, de l’« enfant cruel » et de l’« adolescent gauche » qu’il fut, alors qu’il « pourchassait les lézards dans la rocaille brûlante » et « encageait grillons et sauterelles », qu’il s’évertuait, même, à « abattre perdreaux et faisans au débouché des haies, lièvres au sortir des chaumes, sangliers et chevreuils dans la paix matinale des sous-bois ». Car, d’instinct, l’homme est bien plus féroce qu’un loup pour le restant de la Création.

Côté lumière, heureusement, le jeune – il a 44 ans – et brillant historien, spécialiste des politiques coloniales européennes en Asie, nous confie le choc qu’il a subi, « un matin qui était loin d’être beau », sans l’avoir pressenti, lorsqu’il apprit – vertu de l’information ! – « la disparition des abeilles et des papillons », et même « qu’il n’était plus de martres ni d’alouettes »… En ce matin-là, donc, Romain Bertrand a vécu comme une conversion : « Quelque chose en moi, le petit garçon d’autrefois peut-être, s’est mis alors à sangloter : apeuré, oui, honteux aussi. »

Une authentique présence au monde

Avec ce plomb qui a fondu soudain sur ses épaules, l’historien a fait de l’or : le même que celui avec lequel sont fondues les grandes œuvres naturalistes, littéraires, picturales, poétiques qui, « de la Prusse du XVIIIe siècle à la France des années 1930, de Goethe à Francis Ponge », savaient encore « élever la peinture de paysage au rang d’un savoir crucial ».

Vaste exploration, savante et fourmillant de détails comme celles des encyclopédistes, poétique comme une méditation de Rainer Maria Rilke, dont un texte de 1902, cité par Romain Bertrand, nous offre le secret d’une authentique présence au monde : « On s’enfonçait dans le grand calme des choses, on sentait leur existence prendre forme de loi, sans attente et sans impatience. Et les animaux allaient et venaient parmi elles (…). Et lorsque l’homme, plus tard, entrait dans ce milieu, pâtre, paysan, ou même seulement figure dans la profondeur du tableau, il avait perdu toute présomption et l’on voyait qu’il ne voulait être rien de plus qu’une chose. » Génie de l’humilité naturaliste, auquel on opposa si longtemps, mais à tort, un supposé commandement biblique (Genèse) de domination de toute la Création par l’homme !

L’émerveillement devant la beauté de la vie

Il est impossible de citer ici d’autres joyaux littéraires collectés, comme autant de papillons, par Romain Bertrand, lequel relève tout de même que les entomologistes ont partie liée avec la mort. En philosophe, cette fois, et constatant que « les sciences du vivant s’édifient sur un monceau de petits cadavres », l’historien convient « qu’il n’est jamais de savoir innocent » et que « la pensée a toujours les mains sales »

Cependant, c’est bien l’émerveillement devant la beauté de la vie, sous toutes ses formes naturelles, que célèbre Le Détail du monde, en complicité spirituelle avec Valéry, Ponge ou Lawrence qui n’ont jamais cessé de poursuivre amoureusement « le bleu des choses ».