L'éradication complète de l'Etat islamique est-elle vraiment imminente ?

L'éradication complète de l'Etat islamique est-elle vraiment imminente ?

© BULENT KILIC - AFP

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Par Camille Toussaint

Depuis plusieurs semaines maintenant, les forces de l’Etat islamique sont acculées sur un tout petit territoire, à Baghouz, dans l’est de la Syrie. La disparition du califat est présentée comme imminente, mais est-ce une réalité ? Plus important encore, la reprise des derniers territoires syriens marque-t-elle réellement la fin du groupe terroriste ? Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po-Paris, a répondu à ces questions dans Soir Première.

Spécialiste de la Syrie et du djihadisme, l’historien Jean-Pierre Filiu dresse un premier bilan de la situation : « Cela fait pratiquement un mois que le dernier réduit de Daech, le bien mal nommé Etat islamique, a une superficie de moins d’un kilomètre carré. Mike Pence, le vice-président américain, a déclaré récemment que la disparition du dernier drapeau noir de l’Etat Islamique était imminente. Mais cette imminence est toujours repoussée, reportée ». Pour quelles raisons ? L’historien apporte deux éléments de réponse : « Il y a d’un côté la volonté louable de la direction militaire kurde, qui contrôle les forces démocratiques syriennes, d’épargner la population civile. On a donc régulièrement des appels à l’évacuation desdits civils. Mais il y a aussi, à l’évidence, des tractations qui sont en cours, et qui sont moins avouables, entre cette direction kurde et Daech pour de échanges de prisonniers. Ces échanges permettraient au parti kurde du PKK de récupérer un certain nombre de ses cadres et militants, en contrepartie de la libération de cadres djihadistes ». Selon lui, ces tractations sont opaques. Ni les Etats-Unis, ni la France ne serait au courant de ce qui s’y passe.

Des djihadistes dans la nature

Si de tels échanges entre prisonniers ont bel et bien lieu, la question devient alors : où vont-ils, les djihadistes libérés ? Et combien sont-ils ? La réponse de Jean-Pierre Filiu est inquiétante : « En recoupant les sources américaines, celles de l’ONU et mes sources personnelles, on est autour d’un nombre de 20.000 militants de Daech qui seraient déjà dans des conditions de clandestinité dans des guérillas, aussi bien en Irak qu’en Syrie. C’est loin d’être négligeable comme potentiel militaire. La menace aura donc changé de nature ; elle ne sera plus territoriale, mais sera de type insurrectionnel. Et la direction de Daech s’est préparée à ce passage à l’insurrection depuis longtemps ».

Quelle évolution de Daech au Moyen-Orient ?

Nous comprenons donc que la nature de la structure djihadiste est en changement. Il est tentant d’établir un parallèle avec Al-Qaïda il y a quelques années. Mais l’historien insiste : « On peut comparer, sauf que la situation est bien pire aujourd’hui. Il faut malheureusement dire le vrai : lorsqu’à l’époque, Al-Qaïda était réduit à l’état de guérilla en Irak, on parlait de 1000 à 2000 membres. Aujourd’hui, les anciens membres de Daech sont 10 fois plus nombreux ».

Qui plus est, Jean-Pierre Filiu pense que ce dernier mois d’offensive théâtralisée contre le dernier réduit de Daech est « tout bénéfice » pour la propagande djihadiste : « On a l’impression qu’un carré djihadiste peut tenir tête au monde entier, ce qui grandit leur figure et facilite le travail de leur recruteur. C’est sans doute la conséquence la plus terrible des délais qui ont été pris pour en finir avec le territoire du pseudo califat ».

Il est judicieux, alors, de se poser la question : pourquoi la reprise des territoires est-elle si longue ? Comme le rappelle l’historien, les victoires de Daech ont souvent été fulgurantes comparées au temps pris par la coalition pour la reconquête : « Mossoul avait été prise en quelques jours, et n’a été libérée qu’après neuf mois. C’est avant tout un choix de l’état-major américain, un mode de conduite de la guerre qui est très lourd et très bureaucratique. La coalition a été créée en 2014. Nous sommes en 2019. Cela veut dire quatre ans et demi pour réduire un territoire, qui lui était tombé dans les mains des djihadistes en quelques mois, voire quelques semaines ».

Et le risque terroriste au niveau mondial, il diminue ?

Un Etat islamique sans vraie base territoriale garde-t-il encore le pouvoir de faire perpétrer des attentats en son nom sur le territoire mondial ? « C’est malheureusement certain », répond Jean-Pierre Filiu. « On l’a encore vu en France en décembre dernier à Strasbourg ».

Cependant, il termine sur une note d’espoir : « Je voudrais saluer le verdict rendu lors du procès de Mehdi Nemmouche. Ce dernier a été le premier des terroristes de Daech à venir frapper sur le continent européen. Et le verdict montre que l’Etat de droit, contesté par les djihadistes, a tenu bon, et avec lui la société. C’est la meilleure nouvelle dans le combat de longue durée contre les djihadistes, car tous les discours de haine visant à opposer les communautés les unes cintre les autres, n’a pas fonctionné. C’est important, car le recrutement potentiel de Daech aurait été à la mesure des brèches qu’on lui aurait ouvertes en revenant sur les références de l’Etat de droit, ou en alimentant un discours de haine communautaire ».

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