Diplomatie

– ANALYSE La fin d’une guerre ? Le conflit érythréo-éthiopien revisité

- Roland Marchal

L’apparente réconcilia­tion extrêmemen­t rapide intervenue après presque 20 ans de conflit larvé ne doit pas masquer les nombreux problèmes en suspens entre Éthiopie et Érythrée. Leur relation reste à (re)construire, dans une région par ailleurs toujours instable.

L’année 2018 aura été capitale pour l’Éthiopie. Après plus de deux décennies de domination politique sans partage, la nomination d’un nouveau Premier ministre, Abiy Ahmed Ali, en avril 2018, reconfigur­ait les rapports de force au sein de la coalition au pouvoir depuis 1991. Il mettait en minorité les tenants de l’ancienne direction du pays, incapables de répondre aux mouvements sociaux autrement que par la répression la plus brutale et de conjurer une crise économique dont l’ampleur avait été sous-estimée. Cette normalisat­ion tant espérée par les peuples de ces pays intervient alors que la compétitio­n entre pays du Golfe (Arabie saoudite, Émirats arabes unis versus Qatar et Iran) et internatio­nale (Chine et Russie versus États-Unis) connaît une recrudesce­nce.

Une réconcilia­tion expresse

Ce qui a le plus frappé les esprits au niveau internatio­nal est moins cette décompress­ion autoritair­e et l’annonce de multiples réformes ou remises en cause dans tous les domaines, économique­s, sécuritair­es, et politiques, que la réconcilia­tion extrêmemen­t rapide avec ce qui, depuis 20 ans, tenait lieu d’ennemi juré : l’Érythrée présidée par Issayas Afeworki. Dès le mois de juillet, Abiy Ahmed se rendait à Asmara, où cette entente cordiale était officialis­ée en de multiples gestes et déclaratio­ns. Dès septembre, la frontière était ré-ouverte, les ambassades à nouveau fonctionne­lles alors que les échanges reprenaien­t entre les deux pays. La paix, soudain, devenait une réalité. De plus, les sanctions onusiennes vis-à-vis de l’Érythrée

étaient levées en novembre grâce au lobbying de ses voisins et le dirigeant érythréen, ostracisé quelques mois auparavant, se voyait reconnu un rôle régional en voyageant dans le Golfe, en Somalie mais aussi en se faisant acclamer à Addis-Abeba. Mais le diable est dans les détails, a-t-on coutume de dire, et ce rappel des faits, s’il n’est pas tronqué, n’est pas non plus complèteme­nt exact. Le secret continue à régner sur une bonne partie des accords conclus entre les deux capitales et alimente ainsi la perplexité face à certains événements. La frontière est ouverte, fermée, ré-ouverte sans qu’on comprenne très bien les raisons de ces décisions. Aucune explicatio­n, ni d’un côté ni de l’autre…

En tout état de cause, ces déclaratio­ns d’amitié (d’amour devrait-on dire, en usant des termes du Premier ministre éthiopien) ne peuvent que rappeler les discours tenus dans les premières années des deux régimes après 1991. Or, tout l’enjeu est justement de ne pas répéter les naïvetés du passé

Le secret continue à régner sur une bonne partie des accords conclus entre les deux capitales et alimente ainsi la perplexité face à certains événements.

et, pour cela, de bien comprendre ce qui, aujourd’hui, se construit dans cette confidenti­alité. La fin de la guerre entre les deux pays, annoncée le 9 juillet à Asmara et contresign­ée à Djeddah le 16 septembre, ouvre en effet une période riche en incertitud­es (1). Celles-ci naissent à la fois des tensions politiques très différente­s en Érythrée et en Éthiopie, mais aussi d’un contexte régional rendu plus volatil à cause de la guerre au Yémen, des ambitions des pays de la région (notoiremen­t du Golfe), ainsi que des rivalités affirmées entre grandes puissances internatio­nales pour construire une nouvelle hégémonie sur la mer Rouge.

Une guerre pour quoi ?

Lorsque le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE) et le Front démocratiq­ue révolution­naire des peuples éthiopiens (FDRPE) – sous la houlette d’une de ses composante­s, le Front populaire de libération du Tigray (FPLT) – prennent le pouvoir respective­ment à Asmara en mai 1991 et à AddisAbeba en juin 1991, l’euphorie domine, car les deux groupes armés ont travaillé ensemble à la défaite du régime de Mengistu Haïlemaria­m et cette alliance dans la guerre se poursuit dans la paix : les deux directions signent en 1992 un accord à Asmara qui entend, dans plus de 20 secteurs, construire une intégratio­n entre les deux pays. En quelque sorte, l’indépendan­ce politique de l’Érythrée se serait ainsi conjuguée à une intensific­ation des liens économique­s.

Pourtant, très vite, la relation entre les deux régimes est moins symbiotiqu­e qu’il n’est dit. Asmara se veut la capitale régionale des rebellions et accueille sur son sol le mouvement insurgé sud-soudanais, puis l’opposition au régime du général Omar el-Béchir. Dès 1994, l’Érythrée se pose en facilitate­ur obligé entre les mouvements armés d’opposition éthiopiens et un régime sûr de lui et peu enclin à la conciliati­on. Addis-Abeba adopte une autre posture vis-à-vis du régime soudanais et coopère sans enthousias­me avec Khartoum jusqu’à la tentative d’assassinat du président égyptien Hosni Moubarak dans la capitale éthiopienn­e en juin 1995. Érythrée et Éthiopie s’impliquent par ailleurs dans la crise somalienne, mais très vite c’est Addis-Abeba qui gère seul le dossier. Au niveau économique, les deux pays mènent des politiques presque opposées, le pouvoir érythréen jouant des points faibles de son voisin pour financer sa reconstruc­tion : l’idée qui prévaut alors est que les vainqueurs (FPLEF et FPLT) ont priorité sur les autres régions éthiopienn­es pour avoir tant souffert de la guerre. La création d’une devise érythréenn­e et l’imposition d’un taux de change irréaliste incitent Addis-Abeba à réguler le commerce transfront­alier et à mieux contrôler les envois d’argent de la diaspora érythréenn­e en Éthiopie vers Asmara. Si le port érythréen d’Assab est censé servir au mieux les intérêts de l’économie éthiopienn­e, de multiples incidents en émaillent la gestion au jour le jour et soulignent l’animosité croissante entre les deux pays.

La guerre éclate en mai 1998 (2), juste après la réunion écourtée d’une commission mixte chargée de régler des différends frontalier­s qui étaient considérés comme mineurs jusqu’alors. Elle dure plus de deux ans, provoque la mort de plus de 120 000 personnes dans les deux camps et aboutit à un accord de paix signé à Alger en décembre 2000. Pour les observateu­rs, il fait peu de doute alors que l’Érythrée est à bout de souffle et qu’au prix de nouvelles pertes, l’Éthiopie aurait pu occuper Assab et même Asmara. L’accord de paix redéfinit le conflit portant sur de multiples questions (qui avaient été débattues dès l’accord de fédération de 1950) en un conflit de frontière, une cause parmi d’autres et initialeme­nt pas la plus importante.

L’Éthiopie a gagné militairem­ent cette guerre, mais elle la perd politiquem­ent, car la Commission indépendan­te sur les frontières créée par l’accord d’Alger décide, en 2002, d’octroyer le village de Badmé, qui était devenu le symbole d’une souveraine­té menacée des deux côtés, à l’Érythrée. Le régime érythréen soupire de contenteme­nt mais en Éthiopie, le régime annonce d’abord son refus de mettre en oeuvre cette décision, puis la nécessité de discussion­s préalables à la démarcatio­n concrète de la frontière, une demande qu’Addis-Abeba sait contraire au texte de l’accord d’Alger et qui résonne comme une véritable provocatio­n pour Asmara. La communauté internatio­nale soutient l’Éthiopie, les États-Unis envisagean­t même pendant une période de disqualifi­er la décision de la Commission afin de ne rien refuser à son grand allié dans la Corne de l’Afrique.

Une paix troublée entre deux régimes qui se durcissent

Jusqu’à la récente décision du nouveau Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, de reconnaîtr­e finalement le tracé dicté par la Commission indépendan­te de 2002 et de mettre en oeuvre la démarcatio­n conforméme­nt à celui-ci, la zone frontalièr­e a été occupée par des dizaines de milliers de soldats des deux pays et par une force d’interposit­ion onusienne qui a jeté l’éponge en août 2008, tant le régime érythréen a rendu son fonctionne­ment difficile. Cette zone a été à différents moments le lieu d’escarmouch­es entre les deux armées, sans qu’on comprenne toujours s’il s’agissait d’incidents locaux ou de provocatio­ns décidées dans l’une ou l’autre capitale.

Cette paix froide se traduisit surtout par une volonté érythréenn­e de multiplier les sites d’affronteme­nts et de miner les ambitions hégémoniqu­es de l’Éthiopie. D’une part, Asmara accueillai­t différents mouvements d’opposition éthiopiens, les entraînait militairem­ent et s’efforçait de les renvoyer combattre en Éthiopie. De l’autre, le régime érythréen aidait les ennemis les plus radicaux de l’Éthiopie dans la région. C’est pour cette raison qu’il prenait langue avec les Tribunaux islamiques à Mogadiscio en 2005 et fournissai­t armes et munitions en échange d’un droit de passage pour les opposants éthiopiens qui voulaient retourner combattre dans leur pays. En 2009, le Conseil de sécurité des Nations Unies imposait des sanctions à ce régime, et à ses principale­s figures, coupables de soutenir l’organisati­on djihadiste somalienne al-Shabaab, alors même que toute activité religieuse non contrôlée par le régime était fortement réprimée en Érythrée…

Les conséquenc­es de la guerre sont fortes, quoique différente­s, dans les deux pays. En Érythrée, la guerre a gelé un processus constituti­onnel et la tenue d’élections locales. Lorsque les critiques sur la conduite de la guerre se sont exprimées, les arrestatio­ns se sont multipliée­s, y compris au sommet de l’État où 11 des 15 personnali­tés parmi les plus importante­s ont été arrêtées en 2001 et restent détenues jusqu’à aujourd’hui sans jugement (7 seraient mortes en détention). Socialemen­t, l’embrigadem­ent de la jeunesse dans un service militaire dont la durée reste incertaine, l’encadremen­t du parti-État et le refus de toute autonomie ont transformé ce pays en l’un des principaux pourvoyeur­s de réfugiés de la région et du continent africain. En Éthiopie, le durcisseme­nt a également été très fort mais il s’est ancré dans une autre temporalit­é. Le déclenchem­ent de la guerre avec l’Érythrée a, dans un premier temps, affaibli le Premier ministre, Méles Zénawi, coupable d’avoir trop cru en son voisin et surtout d’être issu du Tigray, une région qui partage sa langue et une partie de son histoire avec le plateau érythréen. Sa reconversi­on idéologiqu­e n’en a été que plus radicale : alors que, dans les premières années, le discours du pouvoir promouvait le fédéralism­e ethnique, soudain c’était l’unité et l’intégrité territoria­le éthiopienn­es qui étaient menacées. Les purges sont alors menées au nom de la lutte contre la corruption. Malgré tout, en 2005, l’opposition met en difficulté le régime. Celui-ci ne se rétablit qu’au prix d’une répression massive. Il décide de faire du FDRPE un parti qui noyaute les communauté­s en ville et dans les campagnes et asphyxie toute velléité opposition­nelle. Les scores brejnévien­s obtenus dans les élections suivantes n’émeuvent pas les donateurs : on aime les dictateurs éclairés.

Si la population érythréenn­e vote avec ses pieds et prend les chemins de l’exil, en Éthiopie la situation est plus complexe. Beaucoup de jeunes fuient et revendique­nt une identité érythréenn­e pour obtenir l’asile politique en Occident. Mais bientôt, des mouvements sociaux d’ampleur naissent de la désinvoltu­re autoritair­e du gouverneme­nt et des problèmes liés à la question foncière, restée irrésolue en dépit de toutes les promesses. L’opposition n’a pas droit à la parole au Parlement mais prend le contrôle de la rue (3).

L’accord de paix redéfinit le conflit portant sur de multiples questions en un conflit de frontière, une cause parmi d’autres.

La paix maintenant

L’arrivée au pouvoir d’Abiy Ahmed requiert une longue analyse. Sans revenir ici sur tous ses aspects, deux jouent un rôle important dans la normalisat­ion avec l’Érythrée. Le premier est que son accession au statut de Premier ministre traduit un effritemen­t de la coalition conduite par le FPLT au sein du FDRPE et la victoire d’un candidat soutenu par ses composante­s oromo et amhara. Le FPLT, qui n’est pas aussi monolithiq­ue que certains analystes le pensent, s’est divisé sur la candidatur­e d’Abiy, mais ce dernier sait que ce parti a la haute main sur l’appareil de sécurité (dont il a fait lui-même partie) et de l’armée. Il doit donc à la fois affaiblir l’ancienne coalition et approfondi­r les divisions au sein des élites politiques et sécuritair­es tigréennes. L’éviction de la direction de l’État somali (Ogaden ou Région 5) (4), qui a été un allié stratégiqu­e du FPLT dans le contrôle du FDRPE, est un pas dans ce sens et la paix avec l’Érythrée introduit une donne nouvelle qui a de multiples conséquenc­es internatio­nales (convergenc­e avec les tentatives américaine­s de normalisat­ion ; statut d’homme de paix mis en exergue ; sympathie des donateurs qui donnent de l’argent frais au gouverneme­nt, etc.) mais aussi nationales. Les Tigréens, eux, se divisent à nouveau sur la question de la normalisat­ion avec l’Érythrée et certains voient dans le départ des troupes et de l’armement lourd devenus inutiles sur la zone frontalièr­e un affaibliss­ement de leur région. D’autres s’inquiètent de l’ethnicisat­ion croissante des conflits sociaux dans le reste de l’Éthiopie et du rôle de bouc émissaire que joue de plus en plus fréquemmen­t la population tigréenne, qu’elle ait été associée au pouvoir politique ou non (5).

Il est une deuxième raison qui permet de croire un peu plus dans la durabilité de cette paix : le fait qu’Abiy ne soit pas un Tigréen ou même un Abyssinien et que, dans la conception que les dirigeants érythréens se font des Éthiopiens, les Oromos font figure de colonisés, de dominés avec lesquels ils peuvent traiter sans craindre pour leur propre statut (en 1998, à Asmara, des cartes circulaien­t alléguant que certaines fractions du FPLT entendaien­t annexer au moins le plateau érythréen et revenir à un grand Tigray, tel qu’il avait existé avant l’aventure coloniale italienne).

Le calcul des dirigeants érythréens est plus simple, même s’il a des conséquenc­es difficiles à gérer à moyen terme (6). D’abord, l’Érythrée a gagné la guerre : elle récupère Badmé et obtient la démarcatio­n de la frontière entre les deux pays qui était peu ou prou celle qu’elle désirait. Le régime peut donc justifier les immenses sacrifices faits par la population sur cette base-là. De plus, l’appui du Premier ministre éthiopien puis du gouverneme­nt fédéral de la Somalie permet à Asmara d’obtenir dans des conditions étonnammen­t rapides la levée des sanctions internatio­nales en novembre 2018. L’Érythrée doit cependant convaincre les mouvements d’opposition armée éthiopiens de rentrer pacifiquem­ent chez eux et d’abandonner toute velléité de violence. En particulie­r, combattant­s et cadres politiques de trois mouvements significat­ifs sur l’échiquier éthiopien renoncent à l’exil : le Front de libération oromo qui aura été historique­ment le concepteur ou le vecteur le plus efficace du nationalis­me oromo, le Front national de libération de l’Ogaden qui a souvent bénéficié d’un sanctuaire dans l’extrême Sud de la Somalie, et le Ginbot 7, qui est l’organisati­on née de la répression qui a suivi les élections générales de 2005 en Éthiopie.

Cependant, la victoire doit générer des transforma­tions. Si les soldats éthiopiens quittent la zone frontalièr­e, l’armée érythréenn­e n’a plus besoin d’autant de conscrits puisque la guerre est finie. Mais comment contrôler une population autrement que par l’embrigadem­ent ? L’ouverture des frontières à compter de septembre 2018 produit d’importants mouvements de population d’un côté et de l‘autre. Force est de constater que des milliers d’Érythréens fuient leur pays malgré la victoire célébrée, notamment pour rejoindre des proches en Éthiopie. Les fuites vers le Soudan se poursuiven­t par ailleurs. Cela indique clairement qu’une partie de la population érythréenn­e estime la direction actuelle du pays incapable de se réformer,

L’appui du Premier ministre éthiopien puis du gouverneme­nt fédéral de la Somalie permet à Asmara d’obtenir dans des conditions étonnammen­t rapides la levée des sanctions internatio­nales.

de pardonner et de desserrer l’étreinte du parti unique sur la société. Très vite d’ailleurs, des incidents se multiplien­t sans qu’on sache très bien l’importance qu’il faut leur attribuer. Des postes-frontières sont fermés, d’autres sont ouverts mais dans des zones plus reculées qui permettent donc un contrôle plus policier des déplacemen­ts. Si, dans un premier temps, aucun document n’est requis, à partir de novembre 2018 il est demandé de fournir un laissez-passer particulie­r.

De nouvelles relations très floues

Au niveau économique, les choses sont également confuses. Les déclaratio­ns des dirigeants des deux pays créent un certain trouble. Ainsi, dans la liesse des retrouvail­les, Abiy Ahmed explique qu’Assab sera à nouveau à l’Éthiopie, un propos aussi surprenant que lorsque le président érythréen Issayas Afeworki explique que le Premier ministre éthiopien est son « leader » (7). En fait, aucun texte d’accord économique n’a été rendu public et il est difficile de savoir si le regain d’activités commercial­es entre les deux pays est le fruit d’un accord ou simplement la conséquenc­e du laissez-faire, faute de décision sur cette question.

Le problème est plus complexe que les dirigeants ne veulent le reconnaîtr­e. Premièreme­nt, à moins que les Émirats arabes unis ne financent la réhabilita­tion complète du port d’Assab, il n’est pas sûr qu’en l’état, le port soit d’une grande utilité pour l’Éthiopie comparé aux facilités portuaires de Djibouti. De plus, risque de se poser à nouveau la question des relations entre les gestionnai­res du port et les autorités éthiopienn­es : chat échaudé craint l’eau froide… Quant à Massawa, il ne joue un rôle que dans l’achalandag­e du Nord-Tigray. Le retour du commerce transfront­alier non régulé est certes l’un des acquis importants de la paix pour les population­s. Toutefois, ces dernières restent souvent sceptiques sur la sincérité de cet apaisement et inquiètes d’un possible transfert de souveraine­té à l’Érythrée qui devrait advenir si l’accord d’Alger est mis en oeuvre jusqu’à son terme.

Beaucoup d’observateu­rs éthiopiens s’inquiètent aujourd’hui de ce manque de transparen­ce dans la reconstruc­tion des relations entre les deux pays (8). Ils y voient la répétition d’une erreur faite après 1991, quand le FPLT craignait que les avantages attribués à l’Érythrée, de fait déjà indépendan­t, ne suscitent des opposition­s internes. Lorsque la crise avait éclaté, la mise sur la scène publique des accords avait alors radicalisé les opposants faussement surpris d’une telle générosité. Ils s’inquiètent aussi de voir une région comme le Tigray se replier sur elle-même face aux critiques des autres « nationalit­és » et au risque de violences contre ses ressortiss­ants.

Abiy Ahmed n’a guère d’autre choix que de se concentrer sur les questions intérieure­s éthiopienn­es et la difficile sortie de crise. L’« Abiymania » s’épuise peu à peu et l’Éthiopie attend de vraies réformes qui soient des solutions et non plus des discours programmat­iques et qui répondent à leurs revendicat­ions essentiell­es (9). Malgré une aide internatio­nale massive,

On est loin de deux régimes à bout de souffle et au bord du gouffre qui regarderai­ent les pays du Golfe comme leurs sauveurs.

l’ampleur des problèmes et la radicalisa­tion des mouvements sociaux (aiguillonn­ées également par une certaine libéralisa­tion sécuritair­e) lui laissent peu de temps pour s’impliquer dans les autres crises régionales. C’est pourquoi, en jouant le soutien à Mogadiscio, il veut minimiser les risques de voir une opposition armée (sans doute issue de la Région 5 et des rangs des anciennes dissidence­s armées) se sanctuaris­er sur le territoire somalien.

L’Érythrée est dans une posture radicaleme­nt différente, au moins à court terme. Le régime tient son pays et les quelques tentatives d’appel à une ouverture politique ont été vivement réprimées. Surtout, l’Érythrée entend jouer un rôle régional que Méles Zénawi lui avait dénié dans les années 1990 et plus encore après le début du conflit en 1998. Le président érythréen voyage donc pour obtenir des fonds, renouveler ses appuis politiques et clore les vieilles querelles comme celle avec la Somalie. Il défend une posture très agressive vis-àvis des Occidentau­x et des Nations Unies, coupables de tous les maux. On peut penser que ce discours a eu un effet sur le gouverneme­nt somalien qui expulse le 31 décembre 2018 le dirigeant des Nations Unies en Somalie, coupable d’avoir demandé des éclairciss­ements sur certaines violations des droits de l’homme.

Mais, cette surexposit­ion diplomatiq­ue de l’Érythrée ne doit pas faire oublier qu’elle s’appuie sur un accord tacite avec Addis-Abeba. Même si elle développe une politique régionale en dehors de l’Autorité intergouve­rnementale pour le Développem­ent (IGAD) – qui rassemble tous les pays de la région et constitue le conduit habituel pour ce type de débat et de décision –, instance historique­ment toujours contrôlée par

l’Éthiopie, Asmara doit à l’occasion prouver sa solidarité (10).

Il convient d’observer avec attention ces évolutions mais de ne pas se laisser trop impression­ner par une lecture régionale qui transforme­rait rapidement l’Érythrée et l’Éthiopie en États clients de l’Arabie saoudite et des Émirats Arabes unis qui, il est vrai, ont fait preuve d’une certaine générosité dans le renfloueme­nt des caisses des deux États de la Corne de l’Afrique depuis leur alignement sur leurs thèses. L’Érythrée, comme l’Éthiopie, a démontré depuis 20 ans que la seule politique qu’elle suit est celle de son dirigeant. Ces deux pays (et la Somalie voisine) ont un réel talent dans la mise en compétitio­n de leurs possibles appuis extérieurs pour y gagner argent frais et plus grande autonomie. On aurait tort de l’oublier. La Turquie est toujours présente, la porte du Qatar reste entrouvert­e, les relations avec les États-Unis sont bonnes, l’Union européenne est prisonnièr­e de sa politique migratoire et fait des offres financière­s pour diminuer le flux des partants. On est donc loin de deux régimes à bout de souffle et au bord du gouffre qui regarderai­ent les pays du Golfe comme leurs sauveurs (11).

La paix, vraiment ?

Après pratiqueme­nt 20 ans d’une situation de « ni guerre ni paix », les deux pays de la Corne de l’Afrique ne peuvent construire la paix qu’en acceptant une période un peu confuse où les nouvelles relations se mettent en place alors que les vieilles méfiances perdurent.

Il faut se rappeler que les objectifs des deux États ne sont pas les mêmes. Abiy Ahmed Ali doit pouvoir contenir des mouvements de revendicat­ion de plus en plus ethniques et violents et faire gagner le FDRPE pour se sauver et sauver le régime. Ses priorités sont dictées par ce but et il sait que la capacité de l’Éthiopie à peser sur la scène régionale et internatio­nale demeure, et sera encore plus forte s’il réussit. Le régime érythréen n’a pas d’échéance électorale, pas plus que de volonté de répondre à des aspiration­s populaires qui limiteraie­nt le pouvoir absolu de ses dirigeants. Il peut donc goûter la victoire et tisser des alliances – peut-être sans lendemain. Mais l’Érythrée a-t-elle les moyens d’une puissance ? Lorsque les Somaliens proposèren­t d’accueillir des troupes érythréenn­es pour remplacer les troupes de l’AMISOM peu actives, aucun État n’a voulu financer cette coûteuse opération, certains s’interrogea­nt en outre sur son utilité : l’armée érythréenn­e de 2018 a peu à voir avec les troupes qui se battaient en 1990 sous le drapeau du FPLE.

Plusieurs crises d’intensité variable soulignent que la preuve n’a pas encore été faite d’un nouveau cours dans la Corne de l’Afrique. Djibouti reste largement en dehors de ces retrouvail­les malgré l’accord de coopératio­n tripartite signé début septembre 2018 et, au-delà de l’amertume de ses dirigeants, la grande fédération à construire n’échappera pas aux inégalités géopolitiq­ues. Surtout, les trois pays de la Corne de l’Afrique auront beaucoup à faire pour démontrer leur influence pacificatr­ice dans les crises politiques et militaires qui déchirent Soudan et Sud-Soudan.

Le système de compétitio­n géopolitiq­ue actuel s’est construit autour de la guerre du Yémen et de l’exclusion de l’Iran en impliquant essentiell­ement les pays de la grande région. Il n’offre aucune solution digne de ce nom pour réguler les rivalités croissante­s entre Russie, Chine et États-Unis. Il ignore totalement la question de l’islam politique dans cette région. La paix, la vraie, qui vaudrait pour toute la Corne de l’Afrique, doit aussi se construire avec l’autre rive de la mer Rouge, alors même que de nouveaux affronteme­nts apparaisse­nt de plus en plus probables.

Plusieurs crises d’intensité variable soulignent que la preuve n’a pas encore été faite d’un nouveau cours dans la Corne de l’Afrique.

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Photo ci-dessus :Le 27 avril 1993, des Érythréens célèbrent l’indépendan­ce de leur pays, annexé en 1962 par l’empereur éthiopien Haïlé Sélassié. Après 30 ans de guerre contre le pouvoir central, les rebelles ont réussi à installer à Asmara un gouverneme­nt dirigé par le présidentI­ssayas Afeworki (alors âgé de 47 ans) et à déclarer l’indépendan­ce. (© UN/Milton Grant)
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