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Récit

Bangladesh : élections générales, tensions maximales

A l’approche des législatives de dimanche, la Ligue Awami multiplie les mesures autoritaires pour rester au pouvoir. La répression de l’opposition fait rage et les observateurs internationaux sont tenus à distance.
par Laurence Defranoux
publié le 27 décembre 2018 à 19h56

Un candidat de la coalition poignardé par une quinzaine de jeunes à moto arborant une bannière de la Ligue Awami, le parti au pouvoir. Un leader du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), principale formation d’opposition, le visage en sang après des affrontements entre militants des deux bords. A la veille des élections générales, le Bangladesh s’enfonce chaque jour un peu plus dans la violence et la peur. Dimanche, le pays de 165 millions d’habitants ira élire 300 députés, et le parti gagnant désignera le Premier ministre. Pour la première fois depuis près de trente ans, le duel entre l’actuelle dirigeante, Sheikh Hasina (Ligue Awami), et sa rivale de toujours, Khaleda Zia (BNP), n’aura pas lieu. La première, cheffe de la majorité, tentera d’obtenir un quatrième mandat, le troisième d’affilée, à 71 ans. La seconde, 73 ans, qui a déjà dirigé deux fois le pays (1991-1996, 2001-2006) est derrière les barreaux depuis février, condamnée à dix ans de prison pour malversations financières.

«Arrestation immédiate»

Privée de tête d’affiche, la coalition d’opposition n’a pas encore réussi à se mettre d’accord sur le nom d’un éventuel Premier ministre. Le fils de Zia, Tarique Rahman, considéré comme son héritier politique naturel, est en exil à Londres, sous le coup de plusieurs procédures judiciaires, et ne pourrait prendre le pouvoir en cas de victoire dimanche.

Depuis l’indépendance, obtenue à l’issue d’une guerre fratricide avec le Pakistan, en 1971, la vie politique du pays est rythmée par l’alternance entre la Ligue Awami, laïque de centre gauche, et le Parti nationaliste du Bangladesh, de centre droit. Chaque scrutin a son lot d’accusations de fraudes, de sanglantes émeutes et de vengeances politiques. Mais depuis son retour au pouvoir en 2008, Sheikh Hasina multiplie les mesures répressives et autoritaires.

L'opposition se plaint qu'au moins 10 500 de ses militants ont été arrêtés sous des prétextes divers ces dernières semaines - dont 150 pendant la seule journée du 14 décembre. «Des journalistes bangladais ont prouvé qu'une partie des personnes poursuivies étaient absentes lors de leurs prétendus crimes. Certaines étaient même mortes», affirme la responsable de l'ONG Human Rights Watch (HRW) pour l'Asie du Sud, Meenakshi Ganguly. De son côté, Amnesty International s'insurge contre «l'interférence croissante de l'exécutif dans le système judiciaire». Le choix de la date, en pleine trêve des confiseurs, empêchera nombre d'observateurs internationaux d'être présents pour surveiller le déroulement du scrutin. La presse étrangère elle-même n'est pas la bienvenue. La plupart des médias occidentaux, dont Libération, n'ont pas obtenu de visa malgré des demandes répétées. Une manière d'empêcher l'accès du pays aux journalistes étrangers sans opposer un refus officiel.

La liberté d'expression est de plus en plus égratignée. Le gouvernement avait promis d'abroger la «loi sur les technologies de l'information et de la communication», qui a permis de poursuivre des dizaines de journalistes ou de simples utilisateurs Facebook pour la publication d'informations jugées diffamatoires ou blasphématoires. Au lieu de cela, une nouvelle «loi sur la sécurité numérique» a été votée en septembre, muselant un peu plus les voix dissidentes. «Toute critique du gouvernement ou de ses choix politiques sur les réseaux sociaux peut provoquer une arrestation immédiate. Les journalistes sont sous pression, et beaucoup admettent s'autocensurer», déplore Meenakshi Ganguly. Ironie du sort, Facebook a annoncé le 20 décembre avoir supprimé une dizaine de pages frauduleuses dont les administrateurs étaient «associés au gouvernement». Imitant, entre autres, les pages de la BBC, ces sites publiaient uniquement de «fausses informations anti-opposition», selon Facebook.

Exactions

Parallèlement à ces campagnes d'influence, les violences physiques sont également en hausse. Lundi, le quotidien national Jugantor a annoncé qu'une dizaine de ses journalistes et de leurs confrères de Jamuna TV qui couvraient les élections ont été blessés dans l'attaque de leur hôtel, et accuse la police d'inaction. Rien qu'entre janvier et novembre, l'ONG bangladaise de défense des droits humains Odhikar a décompté 83 enlèvements et disparitions, dont plusieurs militants politiques, et plus de 400 victimes d'«échanges de coups de feu», selon la formule habituelle utilisée pour maquiller des exécutions extrajudiciaires. Régulièrement, les ONG dénoncent les exactions commises par les forces de l'ordre, notamment les très redoutés Bataillons d'action rapide (RAB).

La presse locale s’est fait l’écho de dizaines d’attaques, à coups de couteau ou barres de fer, de candidats de l’opposition. Il y a deux semaines, l’un d’eux a encore trouvé la mort à Dacca en tombant d’un toit dans des circonstances troubles. Le BNP dénonce le fait que ses plaintes ne sont même pas enregistrées, alors que des enquêtes sont immédiatement lancées lorsque des militants de la Ligue Awami sont, eux aussi, victimes d’agressions.

Un habitant de Dacca raconte à Libération une campagne très déséquilibrée, avec une opposition invisible dans l'espace public. Alors que les candidats du BNP n'osent pas sortir distribuer leurs tracts et coller leurs affiches, son quartier, Gulshan, a été entièrement sécurisé, couvre-feu compris, pour un rassemblement de la Ligue Awami. «La dérive autoritaire est devenue inquiétante, constate la chercheuse à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) Alice Baillat. La lutte contre le terrorisme, qui s'est intensifiée après l'attaque terroriste de juillet 2016 [une fusillade avait fait vingt morts dans un salon de thé de Dacca, ndlr], a servi de prétexte pour cadenasser l'opposition politique et la société civile bangladaise, jusque-là très dynamique.»

Le rapport des partis traditionnels avec les islamistes est particulièrement trouble. D’un côté, le BNP s’associe depuis plusieurs années au Jamaat-e-Islami, le principal parti islamiste du pays, interdit de se présenter aux élections depuis qu’il a été déclaré illégal en 2013, et dont la plupart des dirigeants ont été condamnés à mort et pendus. De l’autre, le pouvoir est resté inerte lors de la série d’assassinats d’intellectuels laïcs par des fondamentalistes religieux. Et surtout, la Ligue Awami, pourtant un parti laïc de centre gauche, a ouvert ses portes depuis deux ans aux ultraconservateurs du Hefazat-e-Islam, la Première ministre s’affichant même avec ses dirigeants.

«Merkel asiatique»

«Ce mariage contre-nature avec un mouvement islamiste radical qui monte en puissance depuis l'affaire des caricatures et l'assassinat des blogueurs athées est problématique, reprend la chercheuse Alice Baillat. C'est une forme d'abandon du sécularisme sur lequel s'était fondée la Ligue Awami et qui fut un des piliers sur lesquels s'est érigé le pays.»

Fille du premier président du pays, assassiné en 1975, Sheikh Hasina jouit d'une certaine popularité et bénéficie de la dévotion des citoyens du sous-continent indien pour les dynasties politiques. Elle peut se vanter également de bons résultats économiques, avec une croissance autour de 7 % tirée par les exportations de textile. La tragédie des Rohingyas, cette ethnie musulmane chassée de Birmanie qui a afflué en quelques semaines dans le sud du Bangladesh l'an dernier, lui a par ailleurs permis de s'afficher en «mère de l'humanité», ce qui va droit au cœur des Bangladais, très attachés au devoir d'hospitalité. Et ce même si les réfugiés sont cantonnés dans des camps géants dans l'extrême sud du pays et ne bénéficient d'aucun droit. «La crise des Rohingyas lui a donné l'opportunité de se positionner sur la scène internationale comme une Merkel asiatique, et de rêver d'un prix Nobel de la paix, analyse un politologue bangladais sous couvert d'anonymat. La présence d'un million de réfugiés sur son sol lui permet aussi de justifier les mesures policières qui touchent la société civile, l'islamisme pacifiste et l'opposition politique.» Tout le week-end, l'entrée et la sortie des camps seront interdites, y compris pour les ONG, «par mesure de sécurité».

Coup d’éclat

Pour éviter les manipulations en période électorale, la Constitution prévoyait qu'un gouvernement neutre issu de la société civile prenne les rênes du pays trois mois avant le scrutin. La suppression de cette disposition en 2011 avait déclenché la colère de l'opposition. Après des manifestations qui avaient fait une centaine de morts, le BNP avait décidé de boycotter l'élection de 2014. Un coup d'éclat qui a offert durant les cinq années suivantes une majorité écrasante à la Ligue Awami - 153 des 300 sièges de l'Assemblée n'ayant même pas été disputés. «Cette fois, le BNP se présente avec une coalition de 23 partis, le front Oikya, auquel se sont ralliées des personnalités issues de la société civile. En cas de victoire, la coalition devra se mettre d'accord sur le choix d'un Premier ministre. Nous n'avons pas obtenu le rétablissement d'un gouvernement provisoire ni pu influer sur la date des élections. Mais si le BNP ne se présente pas, il cessera d'exister», explique le secrétaire général du BNP pour la France, M.A. Taher.

Après la mort de six personnes dans des affrontements mi-décembre, le régime a déployé plus de 30 000 paramilitaires à travers le pays. «Nous demandons à la communauté internationale, y compris à l'UE, de faire pression sur le Bangladesh pour tenir des élections crédibles. Ou à en affronter les conséquences», exhorte Meenakshi Ganguly de HRW. Un défi de taille. En 2014, des électeurs avaient eu la surprise de voir leur nom déjà coché au moment d'émarger au bureau de vote.

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