Le 7 novembre 1917 (25 octobre dans le calendrier julien), les bolcheviks s’emparèrent sans difficulté du Palais d’hiver de Petrograd où siégeait le gouvernement Kerenski. Lénine rédigea une proclamation de victoire qu’il signa au nom du Comité révolutionnaire militaire, communiste, de Petrograd : la violence insurrectionnelle était le fondement revendiqué du nouveau pouvoir. Dans une société qui s’écroulait, un pays où les soldats désertaient, où les jacqueries paysannes se multipliaient et
où les nationalités s’autonomisaient, les bolcheviks étaient les plus forts et les mieux organisés. Pour eux, il ne s’agissait pas d’approfondir la révolution de Février qui avait renversé l’autocratie mais de se lancer dans un projet eschatologique qui abolirait les classes sociales, mettrait fin aux guerres et n’appellerait plus jamais de révolution. Au printemps 1923, quelques années après le bouleversement majeur du XXe siècle qu’a été la révolution d’Octobre,
Lénine reprit à son compte une formule de Napoléon : « On s’engage et puis on voit ». Celle-ci justifiait le cours pris par la révolution : une révolution politique suivie d’une révolution culturelle qui devait permettre une révolution économique, une trajectoire que la plupart des marxistes en Russie ou à l’étranger considérait comme aberrante.
En octobre 1917, un gouvernement communiste fut constitué, le dirigeant du Parti bolchevik en assurait la présidence et le IIe Congrès des soviets se vit refuser toute légitimité alors que de nouveaux décrets sur la paix immédiate et le partage des terres étaient adoptés. Lénine avait un modèle, la Commune de Paris, qui avait détruit l’Etat et instauré la dictature du prolétariat. En Russie, celle-ci devait être mise en œuvre par le Parti
communiste, dont les adversaires étaient destinés à la « poubelle de l’histoire », selon la formule de Trotski. Le parti devait diriger, en dernière instance, toutes les institutions. Tout devait dépendre directement ou indirectement du parti qui devait être la base du socialisme. Ainsi, très vite, les soviets furent contrôlés par le parti, tandis que toutes les libertés, celle de la presse ou celle de faire grève, étaient abolies.
Lénine avait anticipé que la révolution générerait une contre révolution comme l’avait fait la Révolution française ; il chercha à la devancer et à la dépasser et c’est pourquoi furent créée la Tchéka, puis, début 1918, l’Armée rouge au sein de laquelle Trotski joua un rôle clef. Les dirigeants prophétisaient, sans le déplorer, qu’une guerre civile, inévitable et indispensable pour le
succès de la révolution, adviendrait. Dans une logique de force et de violence, les communistes refusaient le principe de la démocratie représentative et considéraient tout parlement comme un vain théâtre. En janvier 1918, la dispersion de l’Assemblée constituante élue au suffrage universel (masculin et féminin) sonna le glas d’un possible cours démocratique. En mars, la capitulation face à l’Allemagne et à l’Autriche lors de la paix de Brest-Litovsk, montrait que la conservation du pouvoir était la priorité des communistes. Elle fut suivie de mesures pour discipliner les ouvriers et pour exporter la lutte des
classes dans les campagnes où les troubles se multiplièrent.
Dès l’été 1918, la guerre civile se déploya à une grande échelle. La supériorité numérique des communistes, qui avaient instauré la mobilisation générale, ainsi que le contrôle d’un immense espace qui incluait les deux capitales, Moscou et Petrograd, allaient leur assurer la victoire sur les Blancs. Les violences furent nombreuses d’autant que la guerre civile fut aussi accompagnée d’une entreprise, délibérée et réfléchie de « nettoyage » du sol russe, de chasse
aux « parasites », aux « insectes nuisibles » dont le koulak, le paysan riche, accusé de vivre aux dépends des travailleurs était le symbole. Dans ce mélange de guerre de classes exacerbée et d’hygiène sociale épuratrice, les bolcheviks utilisèrent des mesures drastiques : terreur de masse, prises d’otages, exécutions sommaires, emprisonnements en camps de concentration.
Les Rouges l’emportèrent, au cours de l’hiver 1920, en dépit du soutien apporté aux Blancs notamment par la France et la Grande-Bretagne. Les morts causées par les épidémies s’ajoutèrent à celles provoquées par les combats. La faim se développait. Cependant malgré leur victoire, les bolcheviks continuèrent à appliquer le « communisme de guerre », dans un pays dévasté où les réquisitions de grains étaient centrales. Face à la menace d’une emprise polonaise sur
l’Ukraine, l’Armée rouge envahit la Pologne à l’été 1920. Elle sera défaite juste avant d’atteindre Varsovie. Il fallut donc une terrible famine due à la sécheresse et aux confiscations de blé – qui fit plus de morts que les guerres –et plusieurs révoltes paysannes et ouvrières, durement réprimées, pour qu’une place certes limitée fut accordée au marché au printemps 1921, avec la mise en œuvre de la Nouvelle politique économique (NEP). Celle-ci n’introduisit aucune liberté politique. La guerre de classes se poursuivait et Lénine prônait toujours la terreur
en 1922, réclamant qu’on « nettoie la terre russe ». Les professionnels de la violence représentaient un groupe majeur au sein du parti : au début des années 1920, la moitié des membres de la Tchéka en étaient membres, soit le même nombre que les ouvriers, environ 45 000.
La stabilisation de la révolution permit de faire émerger un nouvel Etat à la fin de 1922, l’URSS, qui englobait aussi bien l’Ukraine que la Géorgie, envahie par l’Armée rouge en 1921. Le parti, dirigé par une poignée d’oligarques, assurait la cohésion de cette fédération. La mort de Lénine en janvier 1924 montra la solidité du nouveau régime : cet événement ne suscita aucun désordre et son successeur fut vite trouvé : Staline, qui avait été nommé secrétaire
général du comité central du parti par le dirigeant bolchevik.
Colonne vertébrale du régime (avec un patriotisme en plein essor à partir de 1941), le parti fut également sa faiblesse, car, en dépit de l’extension territoriale après 1945, ni le projet de révolution mondiale ni celui de construction du socialisme n’avaient abouti. Plus tard, Gorbatchev, souhaitant davantage d’efficacité, fragilisa le parti unique en voulant le réformer. Conséquence, la cohésion de l’ensemble fut minée et in fine,
l’URSS se disloqua. Ancien « noyau dirigeant », le Parti communiste se réduisit à une composante mineure du nouveau système, même si les statues de Lénine demeurent en place (en Russie seulement). Poutine a choisi de ne pas célébrer le 100e anniversaire de la révolution car il refuse de faire de 1917 une date inaugurale et positive de l’histoire russe. On pourrait dire qu’en 2107, le Parti communiste chinois, qui suit un modèle organisationnel léniniste, est la plus puissante des institutions issues de la révolution russe.
Le 25 octobre 1917 au soir, le croiseur Aurore tira un coup de canon, à blanc, pour lancer la prise du Palais d’hiver. Ce signal fut interprété par les uns comme l’annonce d’un monde nouveau tandis que d’autres y virent la première explosion d’une catastrophe menaçante. Cent ans plus tard, qui l’entend encore alors que la révolution prolétarienne communiste ne semble plus appartenir à l’horizon de notre époque ?
* D. Colas a publié Lénine aux éditions Fayard en mars 2017.
Vient de paraître
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Critique internationale, un nouveau tournant
Éclairer les sciences sociales du politique dans une perspective comparatiste et empirique est plus que jamais la vocation de Critique internationale. Cette ambition requiert de la part des auteurs une connaissance fine des terrains étudiés, acquise par des enquêtes et des immersions au long cours. Cependant, pour une revue généraliste comme Critique internationale, toute démarche empirique nécessite, en parallèle, un fort ancrage de la problématique de recherche dans les débats de sciences sociales. Telle est la « ligne éditoriale » que la nouvelle équipe de rédaction, animée depuis janvier 2017
par Hélène Combes, a inaugurée il y a quelques mois et souhaite voir s’affirmer dans les numéros à venir.
La revue est désormais forte de spécialistes de terrains situés sur les cinq continents mais aussi des questions internationales, aspect d’autant important que les transferts de normes, la transnationalisation de l’action collective et de l’action publique, le rôle d’organisations internationales ou d’ONG dans de nombreux contextes de crises ou dans la vie routinière « des pays du Sud » plaident pour un regard associant sociologie politique et sociologie des relations internationales. Sans parler bien sûr de la question centrale des migrations.
Mais plus encore que par la nécessité d’assurer un maillage territorial des compétences du comité de rédaction, ces renouvellements ont été dictés par des préoccupations thématiques : le comité a renforcé son expertise en sociologie de l’État et des politiques publiques, en sociologie des marchés et des professions, en sociologie du genre et de la justice mais aussi sur les questions environnementales. Si la revue reste pleinement adossée au CERI, laboratoire qui l’a vue naître et l’accompagne au quotidien dans son élaboration, le comité est composé d’une (petite)
majorité de chercheurs extérieurs. Anthropologues, sociologues, historiens et politistes, ses membres sont issus d’institutions variées et de centres de recherches dynamiques, en France et à l’étranger, où études comparatistes et études sur l’international apportent un regard pluriel sur la manière dont se fait la recherche aujourd’hui.
Cette nouvelle équipe continuera d’accorder une attention particulière à l’accompagnement des jeunes chercheurs dans leurs premières expériences de publication et de coordination de dossiers et restera attentive à la publication, dans ses colonnes, de travaux de collègues étrangers.
Brèves
Deux jeunes docteures distinguées
Milena Dieckhoff a remporté le Prix Solennel Aguirre-Basualdo de la Chancellerie des Universités de Paris pour sa thèse dirigée par Guillaume Devin et soutenue en novembre 2016, Médiation, médiations ? Typologie d’une activité de pacification dans les conflits politiques violents de l’après-guerre froide.
Alice Pannier a reçu le prix The Global Strategy PHD Prize pour son travail portant sur le thème Franco-British defence cooperation under the Lancaster House Treaties (2010): institutionalisation meets the challenges of bilateral cooperation, mené sous la direction
de Frédéric Ramel et de William Philpott.
Soutenances de thèse
- Corentin Cohen, Politiques des images dans les conflits armés contemporains : cas de l’insurrection de Boko Haram et de la violence urbaine liée au Primeiro Comando da Capital à Sao Paulo, sous la direction de Frédéric Ramel (7 novembre 2017).
- Shira Havkin, Une terre d’asile sans réfugiés : une socio‑histoire du dispositif d’asile israélien, sous la direction de Béatrice Hibou (10 novembre 2017).
- Monique Jo Beerli, Sauver les sauveurs : une sociologie politique de l'international sur la professionnalisation de la sécurité humanitaire, sous la direction de Didier Bigo et de Marci Giugni (1 décembre 2017).