les etats, imparafaits mais indispensables  
Par Alain Dieckhoff, directeur du CERI

La scène internationale est, plus que jamais, en mouvement. Elle l’a, bien sûr, toujours été, mais aujourd’hui, il est plus difficile de décrypter les choses car les principes d’organisation (comme celui qui prévalait avec la bipolarité durant la Guerre froide) se sont affaiblis. Il reste que certaines tendances sont indéniables. Alors que la mondialisation, économique et financière, poursuit son cours, la réaffirmation des souverainetés étatiques est forte. Ce souverainisme est particulièrement défendu par des régimes autoritaires ou semi-autoritaires (Chine, Russie, Turquie...) qui, par une pente presque naturelle, ont tendance à affirmer très fort leur puissance militaire. Mais il est aussi revendiqué par d’autres acteurs, à commencer par les dirigeants populistes qui prétendent placer la défense de ce qu’ils conçoivent comme leur intérêt national avant tout le reste. L’exemple le plus emblématique est celui des Etats-Unis dirigés par Donald Trump qui a adopté une position générale beaucoup plus agressive vis-à-vis du reste du monde. Elle s’est traduite par des décisions en rupture avec un certain consensus international, comme la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël ou la dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien. Elle est passée par l’adoption d’une posture de confrontation beaucoup plus frontale face au rival chinois (hausse des tarifs douaniers), mais aussi, fait inédit, face à ses alliés, qu’il s’agisse des pays européens ou du Canada (avec lequel un nouvel accord de libre-échange, incluant aussi le Mexique, a été finalement signé en novembre 2018). Elle s’est enfin concrétisée par une dénonciation en règle du multilatéralisme qui a mené au désengagement d’accords internationaux (partenariat transpacifique, accord de Paris sur le climat) et au retrait pur et simple d’organisations et d’organes internationaux (UNESCO, Conseil des droits de l'homme de l'ONU). Cette réaffirmation altière et unilatérale de la souveraineté fait des émules en Europe, en particulier dans les pays dirigés par les populistes, comme la Pologne et la Hongrie, mais aussi au Royaume-Uni, empêtré dans un Brexit pour le moins chaotique.

Toutefois, les effets de souverainisme sont, pour l’heure, plutôt tempérés au sein de l’Union européenne parce que cette dernière remplit son rôle d’endiguement du nationalisme. Ainsi le gouvernement polonais a-t-il dû faire marche arrière sur sa très controversée réforme de la Cour suprême (qui aurait réduit l’autonomie du pouvoir judiciaire) après que la Cour de Justice de l’UE ait jugé cette loi non conforme au droit européen. En ce sens, le projet européen tel qu’imaginé par les pères fondateurs dans les années 1950 fonctionne bien : par les liens multiples qu’il a créés, il entrave la fièvre nationaliste.

Si la mise en œuvre d’un souverainisme sans entrave constitue, sur la plan international, un facteur de désordre, car il favorise l’unilatéralisme tout azimut, cela ne signifie certainement pas qu’il faille prôner l’affaiblissement de l’Etat, voire son dépérissement, loin de là. L’absence d’Etat, au sens d’autorité centrale instituée, liée à une population et à un territoire, est en effet un élément majeur du désordre contemporain. On le voit, par exemple, dans le monde arabe. Irak, Syrie, Yémen, Libye, sont ainsi tous quatre affligés par les mêmes maux. En premier lieu, la décomposition de ces Etats a fait ressurgir avec force les clivages religieux - sauf en Libye presque totalement sunnite -, en particulier celui entre sunnites et chiites ouvrant le temps de la discorde, discorde d’autant plus prompte à s’envenimer qu’elle est alimentée par l’interventionnisme de l’Arabie saoudite d’une part, de l’Iran d’autre part.

En second lieu, le délitement des Etats a favorisé la résurgence de "nationalismes périphériques" qui tentent d’édifier un espace politique autonome, voire indépendant. En Syrie et en Irak, les Kurdes dont les aspirations nationales ne furent pas prises en compte lors du redécoupage étatique à l’issue de la Première guerre mondiale se sont ainsi employés à consolider méthodiquement leur base territoriale. Au Yémen ce sont de vieilles plaies qui se sont rouvertes. L’unification de 1990, demeurée fragile, est ouvertement contestée par le mouvement sudiste qui a retrouvé une nouvelle vigueur. En Libye, le défi est plus limité, même s’il y existe des séparatistes en Cyrénaïque (dans l’Est du pays) et si Amazighs et Touaregs expriment de fortes demandes de reconnaissance culturelles.

En troisième lieu, la désagrégation de ces Etats a conduit à des mouvements massifs de population, à l’intérieur des pays, mais surtout au-delà des frontières, ce qui pose à la fois des problèmes d’accueil mais peut aussi avoir des effets régionaux déstabilisateurs. Cette désagrégation a aussi facilité d’émergence de "zones franches" investies par des groupes djihadistes se réclamant pour l’essentiel soit d’al Qaïda, soit de Daech, qui alimentent des réseaux terroristes.

L’existence de tels Etats faillis, dont on pourrait sans peine trouver d’autres exemples dans le monde, entretient une dangereuse anarchie internationale. La reconstruction d’Etats efficaces et légitimes, là où ils ont disparu, est donc un impératif cardinal si l’on entend rétablir davantage de cohésion dans le système international.

Les Etats demeurent d’indispensables acteurs, mais pour le bon fonctionnement de la société internationale, il ne faut ni qu’ils affirment une hyper-souveraineté dominatrice, ni qu’ils n’aient plus qu’une souveraineté nominale. C’est à une souveraineté raisonnée, ouverte et responsable qu’il faut tendre.

Vient de paraître 
Coup d'oeil

Deux nouveaux chercheurs, Thierry Balzacq et Hugo Meijer, rejoignent le CERI en janvier 2019

Thierry Balzacq, professeur de relations internationales, était, avant son arrivée à Sciences Po, Visiting Fellow à l’Asia-Pacific College of Diplomacy de l’Australian National University à Canberra (2017-2018), après avoir été, en 2016, élu Visiting Professor et Fellow à la London School of Economics and Political Science et nommé professeur de recherche de la Fondation Francqui à l’Université de Namur. En 2014, il a été lauréat d’une "Chaire de recherche du Canada de niveau 1" en diplomatie et sécurité. Il a également été professeur invité Marie Curie en relations internationales à l’Université d’Aberystwyth (2007-2009), professeur honoraire à l’Université d’Edimbourg (2012-2013), Visiting Scholar à l’Université McGill (Montréal) et à la National University of Singapore (NUS).

Ses travaux ont pour centre de gravité l’ordre international examiné à travers les performances de sécurité. Dans ce cadre, une partie de ses recherches a consisté à repenser la théorie de la sécuritisation et ses applications, à partir de l’analyse des politiques de sécurité et de défense de l’UE. S’appuyant sur une étude comparée des grandes stratégies, ses recherches actuelles visent à comprendre et analyser la logique, le caractère et les trajectoires des différents ordres internationaux à partir des micro-processus qui sous-tendent les relations au sein des communautés nationales (rituel, compromis, confiance, ambiguïté). Ce travail s’insère dans le programme de recherche intitulé Global Initiative on Comparative Grand Strategies qu’il codirige depuis 2015 avec Simon Reich et Peter Dombrowski.

Il a publié une quinzaine de livres, notamment Théories de la sécurité (Presses de Sciences Po), Traité de relations internationales (idem ; coéditeur avec F. Ramel), Comparative Grand Strategy: A Framework and Cases (Oxford University Press, coéditeur avec P. Dombrowski et S. Reich, à paraitre en 2019). Il prépare actuellement trois ouvrages : The Oxford Handbook of Grand Strategy (coéditeur avec R. Krebs), Reinventing Grand Strategy (coauteur avec S. Reich) et Compromise and Ambiguity in International Politics (auteur).

Thierry Balzacq a étudié la science politique et la philosophie aux universités de Louvain, Cambridge et Harvard. Au semestre de printemps, il assurera à Sciences Po deux enseignements : "Système international contemporain" (Master Recherche) et "Comparative Grand Strategies and World Order" (PSIA).

Hugo Meijer rejoint le CERI en tant que chargé de recherche CNRS après avoir été Marie Skłodowska-Curie Research Fellow à l’Institut universitaire européen de Florence au Robert Schuman Centre for Advanced Studies. Il est directeur fondateur de l’European Initiative on Security Studies (EISS), un réseau de plus de quatre-vingts universités partageant l’objectif de consolider les études de sécurité en Europe. Auparavant, il était Lecturer en études de défense à King’s College London (2013-2016), puis chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM, 2016-2017). Docteur en science politique de Sciences Po (2013), il a complété un master en Relations Internationales de la School of Advanced International Studies de la Johns Hopkins University et une licence à la LUISS Guido Carli (Rome). Il est né et a grandi en Italie et est de nationalités française et hollandaise.

Ses recherches se concentrent sur l’analyse de la politique étrangère et de défense aux États-Unis et en Europe et sur la sociologie de la décision. En particulier, il s’intéresse actuellement à la reconfiguration de l’hégémonie américaine face à la montée en puissance de la Chine et à ses ramifications pour les alliances américaines en Europe et en Asie-Pacifique. À Sciences Po, il enseignera le cours "L’analyse des politiques étrangères et de défense" (avec Frédéric Charillon).

Parmi ses publications plus récentes : The Handbook of European Defence Policies and Armed Forces (Oxford University Press, co-dirigé avec M. Wyss), La politique étrangère : approches disciplinaires (Presses de l’Université de Montréal, co-dirigé avec C. Lequesne), Trading with the Enemy: the Making of US Export Control Policy toward the People’s Republic of China (Oxford University Press), Origins and Evolution of the US Rebalance toward Asia : Diplomatic, Military, and Economic Dimensions (dir., Palgrave Macmillan).

Brèves 

Prix de thèse

Corentin Cohen, jeune docteur de science politique associé au CERI, a remporté le Prix Bastien Irondelle 2018 de l'Association pour les Etudes sur la Guerre et la Stratégie (AEGES). Il est reompensé pour sa thèse Politiques des images dans les conflits armés contemporains : cas de l’insurrection de Boko Haram et de la violence urbaine liée au Primeiro Comando da Capital à Sao Paulo soutenue en novembre 2017 sous la direction de Frédéric Ramel. Le prix Bastien Irondelle honore la mémoire de notre collègue, chercheur au CERI, disparu prématurement en 2014.

Soutenances de thèse

- Guillaume Fleury, Football et politique en Argentine : l'invasion permanente du terrain. La mobilisation pour le retour de San Lorenzo à Boedo : entre les gradins et l'Assemblée, sous la direction de Camille Goirand (21 janvier 2019)

- Irina Muetzelburg, Les transferts de normes internationales multi-niveaux : politiques et pratiques de l'asile en Ukraine (1993-2015), sous la direction de Kathy Rousselet et Anne de Tinguy (29 janvier 2019)

- Martina Bassan, Une vision chinoise sur l'Afrique : sociogenèse du champ d'expertise sur l'Afrique en Chine, sous la direction de Richard Balme (30 janvier 2019)

EVENEMENTS

 

Séminaire

Discriminations systémiques et lutte collective : le cas des cheminots marocains de la SNCF

  22/01/2019
  17:00   19:00

 

Séminaire

La politique étrangère américaine envers l’Iran, 2001-2015

  25/01/2019
  17:00   19:00

 

Séminaire

Enquêter auprès des femmes ayant subi des mutilations génitales

  28/01/2019
  12:30   14:30

 

Lancement d'ouvrage

Amérique latine. L'année politique 2018

  31/01/2019
  17:00   19:00

 

Séminaire

The Parliamentary Control of Military Operations in Democratic States

  06/02/2019
  13:00   15:00

 

Lancement d'ouvrage

Le récit de vie d’une génération : la trajectoire de Chinois nés avec la Chine socialiste

  07/02/2019
  17:00   19:00

 

Séminaire

Passer par l’espace pour (re)penser la justice

  07/02/2019
  17:00   19:00

 
PUBLICATIONS
La revue de presse
du CERI
Production
scientifique
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