Yemen : des camps fragmentés   

Après être resté longtemps sous les radars médiatiques et diplomatiques, le conflit yéménite, vieux de trois ans, connait une visibilité croissante. L'épidémie de choléra en 2017, qui aurait touché un million de citoyens et, plus largement, la crise humanitaire en cours décrite par les agences de l'ONU "comme la pire du monde", ont favorisé une certaine prise de conscience des impasses militaires - en particulier, des failles de l'engagement armé de la coalition menée par l'Arabie saoudite - et du blocus imposé aux civils. La couverture de The Economist, un documentaire sur France 2, mais aussi les prises de position de Donald Trump et d'Emmanuel Macron ainsi que la promesse d'un embargo sur les ventes d'armes à l'Arabie saoudite par la coalition politique en formation en Allemagne sont autant d'éléments qui, ces dernières semaines, signalent que cette guerre n'est plus totalement "oubliée", "cachée" ou "occultée". Le soutien apporté par les Occidentaux à la coalition arabe est lui-même de plus en plus embarrassant et dénoncé.

Toutefois, à mesure que la médiatisation va croissant, la structure du conflit se complexifie. Certes, sur le plan international, la guerre au Yémen n'a pas produit une polarisation similaire à la question syrienne. La Russie apparaît ainsi en retrait, tout comme la Chine, et ce ne sont que les acteurs régionaux, l'Iran d'une part, l'Arabie saoudite avec les Emirats arabes unis d'autre part, qui s'affrontent plus ou moins directement au Yémen. Mais localement, le conflit a évolué significativement au cours des derniers mois. Dès lors, la description d'un conflit qui opposerait un président, Abderabuh Mansur Hadi, reconnu par la "communauté internationale" et appuyé par une coalition régionale intervenant dans un cadre légal fixé par une résolution de l'ONU face à une rébellion, les houthistes, soutenue par l'Iran et par l'ancien président Ali Abdallah Saleh, qui a déposé le président Hadi et occupe la capitale, apparait pour le moins simplificatrice.

Tout d'abord, le camp houthiste s'est fissuré. En décembre 2017, Saleh s'est retourné contre les rebelles et a annoncé être disposé à s'aligner sur les positions saoudiennes. Il a été brutalement assassiné par ses anciens alliés, qui ont ainsi mis fin à sa carrière politique longue de quatre décennies. Les houthistes se sont alors retrouvés seuls aux commandes de Sanaa et de ses environs, mais ont dans le même temps perdu quelques appuis militaires, à même de les fragiliser dans certaines régions où ils ne bénéficient pas d'un soutien populaire et tribal. De plus, quelques tensions sont apparus entre les leaders houthistes au moment même où des négociations de paix, encouragées par l'arrivée d'un nouveau représentant spécial de l'ONU, le Britannique Martin Griffiths, sont envisagées.

De son côté, le camp anti-houtiste, qu'il serait erroné de considérer comme favorable à Hadi, se distingue par sa fragmentation. S'il a été rejoint par une partie des soutiens de l'ancien président Saleh, en particulier son fils Ahmed et son neveu Tariq, cette arrivée n'a fait qu'en accroitre la fragilité politique et militaire, et la concurrence qui s'y déploie pour profiter des subsides et ressources offertes par la coalition du Golfe. Entre proches de Hadi, fidèles de Saleh, partisans de la sécession sudiste et militants islamistes, les rancunes sont tenaces ; chacun bénéficie en outre de soutiens différents à l'échelle régionale.

Symbole de ces divisions, les Emirats arabes unis ont fait le choix d'appuyer en janvier 2018 le coup de force des sudistes à Aden. Ceux-ci ont pris par les armes le contrôle de la capitale temporaire, exigeant la démission du gouvernement et obtenant la marginalisation de fait de Hadi, qui reste réfugié à Riyad. Cet épisode a laissé entrevoir les divergences au sein de la coalition, notamment entre les Saoudiens, qui continueraient de soutenir Hadi et, avec lui, l'unité du pays, et les dirigeants émiratis, qui soutiennent une sécession du Yémen du Sud et un retour à la situation antérieure à 1990.

Les tensions entre les deux principales forces de la péninsule arabique sont sans doute moins marquées que ne l'affirment leurs adversaires. Les deux dirigeants saoudien et émirati, Muhammad bin Salman et Muhammad bin Zayid, mettent en avant leur proximité politique et personnelle, se projetant comme une nouvelle génération de dirigeants éclairés. Toutefois, la fragmentation du camp opposé aux houthistes signale un amateurisme diplomatique. La légitimité de Hadi est en effet affirmée par la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l'ONU adoptée en avril 2015 et rédigée à l'initiative des Saoudiens. Celle-ci tient toujours, et sans élection, démission ou disparition de Hadi, aucune alternative ne peut être présentée. Par ailleurs, les sanctions internationales qui ciblent Ahmed Ali Saleh, fils de l'ancien président, et potentiel "joker" avancé par les Emiratis, constituent une autre contrainte. Les acteurs régionaux se sont ainsi enferrés eux-mêmes.

Dans ce cadre, le conflit yéménite, qui trouve essentiellement ses racines dans les rivalités entre les élites du pays, fait de plus en plus office de test à l'échelle régionale. La diplomatie offensive des Saoudiens et des Emiratis, voulue par leurs nouveaux leaders, n'a guère été couronnée de succès. Elle semble aussi de plus en plus couteuse en termes d'image tant à l'étranger que dans ces deux pays. Face à eux, l'Iran, dont l'implication reste de fait réduite, joue sa partition - certes, pas davantage constructive pour les civils yéménites - avec une certaine maitrise. A l'échelle internationale, le dossier yéménite constitue également un enjeu pour les puissances occidentales qui ont à arbitrer entre des pressions (au risque de perdre quelques contrats d'armement) sur les monarchies du Golfe pour que celles-ci développent une autre politique au Yémen ou un laisser-faire qui pourrait se révéler couteux pour tous. La détérioration de la situation humanitaire, l'enlisement militaire et l'impasse politique se produisent au risque de voir les groupes jihadistes bénéficier du chaos et projeter leur violence, et de voir des Yéménites amplifier les flux de réfugiés existants. Il est entendu que l'effondrement d'une société de 30 millions d'âmes, située à un carrefour stratégique, ne se produit pas à huis-clos.

* Dernier ouvrage paru : Le Yémen. De l'Arabie heureuse à la guerre, Fayard, collection "Les grandes études internationales", 2017,  

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Les nouveaux projets ANR (1)

Trois projets de recherche financés par l'ANR viennent de démarrer au CERI. Nous vous les présentons en commençant par celui consacré aux "Lieux de culte partagés dans le sous-continent indien : interactions religieuses et rapport à l'Autre" (I-Share).

L'Asie du Sud peut se prévaloir d'une longue histoire d'interactions entre communautés religieuses, qui continue de se refléter dans le partage de divers sites sacrés : tombeaux de saints, temples, églises, sanctuaires de rue... Le projet étudie ce phénomène en posant deux grandes séries de questions. Tout d'abord, dans quelle mesure le partage de ces sites est-il révélateur de la fabrique des sociétés plurielles dans un contexte régional et global marqué par la montée en puissance des nationalismes ethniques et religieux ? A quel point cette situation est-elle exceptionnelle ? Les lignes de clivage traversant les sociétés se retrouvent-elles dans les lieux saints partagés ? Le projet veut soumettre à l'épreuve de la pratique une conception de la coexistence comme équilibre tendu : ces sites apparaissent comme des laboratoires où différentes communautés explorent les possibilités du pluralisme, tout en s'efforçant de se prémunir contre ses dangers. Mais la cohabitation qui s'y produit peut-elle être transférable au reste de la société ? En second lieu, le projet interroge les politiques de l'appartenance. L'existence des lieux saints partagés questionne les frontières entre groupes et religions, la notion de "communauté religieuse". Le projet cherche à déterminer les logiques à l'œuvre derrière la fréquentation de ces lieux qui, à première vue, relèvent d'une tradition religieuse distincte. Au bout du compte, à travers un examen critique de l'appareil théorique existant pour penser les interactions religieuses, c'est le concept même de "religion" et sa centralité dans les interactions propres à ces sites que I-Share souhaite reconsidérer. L'objet de cette recherche se prête particulièrement bien à ce type d'exercice, dans la mesure où une grande variété de marqueurs identitaires autres que l'appartenance religieuse - notamment, la caste - y structurent les contacts entre visiteurs.

Coordonné au CEIAS-EHESS par Aminah Mohammad-Arif, avec la participation de Grégoire Schlemmer à l'IRD, le projet est porté au CERI par Laurent Gayer et Christophe Jaffrelot, épaulés par Jean-Thomas Martelli, post-doctorant.

Brèves 

Programme Alliance : nouveaux succès de nos chercheurs 

Le Programme Alliance, qui développe la coopération entre Columbia University, Sciences Po, l'Ecole Polytechnique et l'Université Paris 1, a annoncé la liste des projets soutenus en 2018. Le CERI se distingue par sa forte présence, avec trois initiatives retenues sur les dix projets choisis : - Populism in America and the Middle East: ethical and religious dimensions, porté par Alain Dieckhoff au CERI et Katherine Pratt Ewing à l'Institute for Religion, Culture and Public Life de Columbia ; - Criminal governance in comparative perspective, autour de Laurent Fourchard et Laurent Gayer avec leur collègue du Barnard College, Eduardo Moncada ; - Life history and "mémographie": encountering socio-religious change in Northwest Africa, dans le cadre d'une cooperation trilatérale entre le CERI (Luis Martinez), Columbia et l'Université Gaston Berger à Saint-Louis du Sénégal.

Soutenance de thèse  

- Amélie Ferey, Les politiques d’assassinats ciblés en Israël et aux Etats‑Unis : juger de la légitimité de la violence étatique en démocratie libérale, sous la direction d'Ariel Colonomos et d'Astrid von Busekist (7 février 2018)

EVENEMENTS
Séminaire de recherche

International Politics and Philosophy : Survivre à tout prix

  15/02/2018
  17:00   19:00
Séminaire de recherche

Displacing displacement. Mobility and rural livelihoods among Syrian refugees in Mafraq, Jordan.

  22/02/2018
  14:30   16:30
Séminaire de recherche

Ultimos Jueves : Une ère de citoyenneté et d'inclusion? Bilan de 15 ans de gauches latinoaméricaines

  22/02/2018
  17:00   19:00

Lancement d'ouvrage

Divisions et vulnérabilités de l'Eurasie à la veille des élections russes

  22/02/2018
  17:00   19:00

Séminaire de recherche

Nuclear Reach: Uranium Prospection and the Global Ambitions of the French Nuclear Program, 1945-1965

  02/03/2018
  17:00   19:00

Débat

Journée d’études sur les élections italiennes

  07/03/2018
  09:30   18:00

Débat

Interdire la mendicité dans la rue : une discrimination à l’égard des Roms ?

  08/03/2018
  17:00   19:00



 
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