Un beau livre paraît aux Presses de Sciences Po pour retracer l’histoire de l’École libre des sciences politiques, fondée en 1872 et connue du grand public sous le nom de Sciences Po dès l’entre-deux-guerres. Rencontre avec Marie Scot, l’historienne chargée de son élaboration.
Nous fêtons cette année les 150 ans de Sciences Po et nous avons éprouvé l’envie et le besoin de remonter aux sources pour mieux nous projeter vers l’avenir. Sciences Po a connu ces vingt dernières années de spectaculaires mutations : l’institution est difficilement reconnaissable parce que métamorphosée, insaisissable parce qu’en perpétuel mouvement. Il nous a semblé utile de réinscrire ces transformations dans la longue durée, de retracer des continuités et de ressusciter des précurseurs, tout en témoignant des inflexions et des ruptures.
D’autre part, il n’y a pas d’ouvrage illustré permettant d’offrir une double piste de lecture de l’histoire de Sciences Po, institution iconique s’il en est, par les textes et par les images. Au grès de nos recherches, nous avons eu envie de partager les pépites qui dormaient dans nos fonds d’archives : les textes de fondation, l’affiche de vente du 27 rue Saint-Guillaume, le chèque de la duchesse de Galliera ayant permis de l’acquérir, les incontournables cours polycopiés et les dossiers d’élèves, les BD et caricatures produites par nos étudiants, la magnifique collection des photos argentiques. Ces quelque 300 images et documents, souvent inédits, permettent d’illustrer le texte mais également de proposer des contrepoints et de faire entendre les voix plurielles et décalées de nos élèves, souvent humoristiques voire caustiques, comme des observateurs extérieurs parfois critiques (presse, caricaturistes, etc.).Le projet a dès lors mobilisé un grand nombre d’acteurs. Les iconographes, archivistes et documentalistes de la Direction des ressources et de l’information scientifique (Sylvaine Detchemendy, Caroline Maufroid, l’équipe du département archives de la DRIS) se sont livrés à un méticuleux travail de collecte d’images et de documents, que nous avons ensuite sélectionnés en sollicitant l’œil expert de Laurence Bertrand Dorléac, historienne de l’art et présidente de la Fondation nationale des sciences politiques. Pour mettre en scène le dialogue entre textes et illustrations, nous avons fait appel au graphiste et designer Philippe Apeloig et à Roman Seban, ainsi qu’à l’éditrice Céline Fribourg (alumna 1992). Afin d’offrir un écho contemporain aux reportages photographiques des années 1920 et 1930, nous avons mobilisé le photographe Philippe Chancel, en résidence à Sciences Po durant l’année 2022. La conception du livre, thématique pour compléter le dispositif numérique de la frise chronologique 150 ans d’histoire de Sciences Po, et la rédaction des textes relèvent de ma responsabilité d’historienne – mais je tiens à remercier les multiples et précieux relecteurs qui ont veillé à la pertinence et à la qualité du contenu, au premier rang desquels notre présidente, notre directeur, mais également Cornelia Woll, Christine Musselin, Michel Gardette pour n’en citer que les principaux. Enfin ce livre ne serait rien sans la compétence et la patience infinie des Presses de Sciences Po, qui ont fait advenir ce bel, et je l’espère, utile objet de connaissance et de mémoire.
Le titre est un clin d’œil assumé à l’historien Paul Veyne qui, dans son ouvrage classique Comment on écrit l’histoire (1971), qualifiait l’histoire de roman vrai. Provocatrice, cette proposition soulignait les proximités entre la mise en intrigue historienne et l’écriture romanesque (on raconte une histoire) tout en ne renonçant pas à l’établissement rigoureux de faits vérifiés et contextualisés. Ce titre résume bien la double ambition de notre “beau livre” : plaire, et pourquoi pas émouvoir les lecteurs, tout en leur apportant des éléments de connaissance historique et des pistes d’interprétation scientifique.
L’histoire de Sciences Po est un enjeu de connaissance, car un objet de méconnaissance. Sa perception est biaisée par une focalisation sur l’ultra-contemporain au détriment d’une histoire riche et complexe de 150 ans ; elle est également déformée par une personnification de l’institution, souvent confondue avec ses directeurs et ses anciens élèves célèbres, alors qu’elle compte une communauté plurielle de talents et de métiers ; elle est enfin obscurcie par un ensemble de mythes qui ont la vie dure et qu’il faut en partie déconstruire.
Ainsi s’il est vrai que Sciences Po a été une école parisienne, masculine et élitiste, la Sciences Po du 21e siècle présente un tout autre visage, plus féminin, très internationalisé, socialement et géographiquement divers.
Si Sciences Po a été une grande école française, elle est à présent aussi une université internationale qui accueille autant d’élèves étrangers que français, qui les fait dialoguer dans une vingtaine de langues et les envoie se former à l’étranger dans son réseau de 480 institutions partenaires en troisième année ou à l’occasion des double-diplômes, tout en recrutant des universitaires et des chercheuses et chercheurs aux trajectoires internationalisées.
Si Sciences Po a été, et reste, une école du pouvoir administratif, ses débouchés sont dès l’origine bien plus variés que les seuls concours administratifs. L’horizon des possibles n’a cessé de s’élargir aux marchés du travail étrangers et de s’ouvrir à de nouveaux métiers grâce à ses sept écoles professionnelles en droit, journalisme, management et innovation, affaires publiques, urbaines et internationales, formation à la recherche et à son offre d’Executive Education.
Si Sciences Po été une école professionnelle, elle est également, et depuis longtemps, une université de recherche dotée d’une école doctorale (l’École de la recherche), de douze laboratoires de recherche, d’une communauté scientifique permanente forte de 260 membres, d’une très riche bibliothèque, de centres d’archives et de données et d’une maison d’édition.
Si Sciences Po est une institution pionnière en matière de science politique, elle a très tôt investi les domaines du droit, de l’économie, de l’histoire, de la sociologie, mais également des humanités politiques, artistiques, numériques, environnementales.
Dès l’origine, Émile Boutmy entreprend de fonder une « faculté libre » et la dote d’instruments de la recherche : une bibliothèque, une revue, une année de scolarité complémentaire dédiée à la recherche. Cette ambition originelle va être contrariée par la réalité de la demande étudiante et la loi d’airain des débouchés, mais jamais abandonnée.
Elle est pleinement réinvestie en 1945 lors de la création de la Fondation nationale des sciences politiques, dont la première mission est « de favoriser le progrès et la diffusion des sciences politiques, économiques et sociales ». Dès les années 1950, Sciences Po est une institution pionnière de recherche. Elle innove tant sur le plan des structures institutionnelles (création d’un troisième cycle de formation à la recherche, de laboratoires de recherche, d’associations disciplinaires insérées dans l’internationale scientifique, diffusion des résultats au sein de revues, de collections puis d’une maison d’édition) que sur le plan de l’avancement des savoirs (d’abord en science politique et relations internationales, mais pas seulement) et des méthodologiques d’enquête (sondages, entretiens, archives, pour n’en citer que quelques-unes).
Aujourd’hui, Sciences Po est une université de recherche à part entière, spécialisée dans les sciences humaines et sociales, dotée d’une communauté académique et scientifique permanente et internationalisée, récipiendaire de nombreux financements d’excellence français et étrangers, occupant les premiers rangs des classements internationaux disciplinaires. La qualité de ses formations en dépend ! Car elles sont irriguées par la recherche et elles articulent enseignements fondamentaux, formation méthodologique et savoirs pratiques.Aussi Sciences Po, le roman vrai accorde-t-il une place très importante à cette dernière, en lui consacrant une partie entière et en mettant en valeur son caractère interdisciplinaire et son ambition méthodologique.
L’une des forces de Sciences Po réside effectivement dans la richesse de sa maquette d’enseignement et la variété de ses propositions pédagogiques. Elle tient à la grande liberté qu’a l’institution de choisir ses sujets, ses professeurs, ses élèves, ses méthodes pédagogiques et ses modalités d’évaluation.
Il faut ici rendre hommage aux enseignants de Sciences Po qui, permanents ou externes, professionnels de l’enseignement ou pas, forment un chœur polyphonique, pluriel et complémentaire, au plus près des savoirs fondamentaux et des pratiques professionnelles. Il faut également rendre hommage aux équipes pédagogiques – communauté académique permanente qui travaille au sein des départements et des écoles à assurer une formation fondamentale éclairée par la recherche ; responsables et secrétariats pédagogiques qui œuvrent tout au long de l’année universitaire pour proposer une scolarité adaptée à la masse des quelque 15 000 élèves et en même temps “sur-mesure”, pour les accompagner au plus près de leurs besoins.
Cette innovation en matière de formation s’est exprimée dans le choix souvent audacieux des sujets, périodes et terrains des enseignements (le contemporain, l’étranger et l’international, les sciences sociales), par la volonté de marier le savoir et l’action en faisant appel à des hommes et femmes du métier autant qu’à des universitaires, par le goût de l’expérimentation pédagogique qui s’est déclinée en conférence de méthodes, cours libres, enseignements d’ouverture, ateliers, séminaires, cliniques, projets collectifs, incubateurs, etc.
Fondée au lendemain de la défaite française face à la Prusse et au milieu d’un deuil national, l’École libre des sciences politiques est un instrument de Revanche et de réarmement intellectuel et politique, une réponse à la « crise française de la pensée allemande », ce complexe d’infériorité développé face à la jeune et victorieuse Allemagne. D’emblée, l’école s’inscrit dans la compétition que se livrent les universités françaises, allemandes, britanniques pour attirer les meilleurs étudiants et faire rayonner leur modèle scientifique. D’emblée, elle prend en charge le recrutement d’élèves étrangers, propose des formations et des certificats qui leur sont spécifiquement dédiés, tout en formant les élèves français aux métiers de la diplomatie, de la guerre et de la paix, à la bonne connaissance des pays étrangers et des mécanismes du système et de l’économie monde, ainsi qu’au service de l’empire colonial. Après la Seconde Guerre mondiale, guerre froide et décolonisation obligent, les contenus évoluent mais la philosophie et les objectifs restent assez similaires.
La rupture s’opère dans les années 1990 lorsque les directeurs Alain Lancelot puis Richard Descoings et leur directeur des affaires internationales Francis Vérillaud comprennent que, pour que Sciences Po reste attractive pour les élèves français et ses formations pertinentes dans un contexte mondialisé, il est nécessaire de passer de la diplomatie universitaire à l’internationalisation de l’université. L’alignement à la rentrée 2000 de la scolarité sur les cinq ans du modèle européen (Licence/Master/Doctorat : 3/5/8), l’obligation de partir en troisième année à l’étranger, l’accueil en retour d’autant d’étudiants étrangers en échange et en scolarité diplômante, la coloration géographique des six campus, les formations plurilingues, l’offre de double diplômes internationaux du premier au troisième cycle, l’internationalisation de la communauté scientifique et académique ont fait basculer la rue Saint-Guillaume dans le grand bain international.
Première surprise, il y a assez peu d’images de Sciences Po produites par Sciences Po, au sens photographique du terme. Institution soucieuse de sa réputation, Sciences Po n’a pas élaboré une politique de l’image sur la durée. C’est la raison pour laquelle nous avons mandaté le photographe Philippe Chancel pour produire un reportage photographique durant l’année 2022.
Deuxième surprise : les archives institutionnelles et administratives sont extrêmement bien conservées et inventoriées. Mais pas seulement ! On trouve également dans les fonds Sciences Po et les collections spéciales de la bibliothèque de très belles archives liées à l’enseignement et à la recherche.
Par contre, le chercheur est vite confronté au trou noir numérique à partir des années 1990 (les lettres et le papier ayant été partiellement remplacés par les mails et les documents nativement numériques dont la conservation n’a pas été optimale).
Les archives étudiantes (syndicales, associatives, de statut privé) font également partiellement défaut, ce qui ne rend pas justice à la richesse de la vie et de l’expérience étudiantes. Avis aux principaux intéressés : conservez et déposez vos archives !
Enfin, les pratiques et cultures professionnelles, la mémoire des métiers et des personnels qui font vivre Sciences Po au quotidien sont peu visibles dans les archives institutionnelles classiques. C’est pour cette raison qu’a été lancée, il y a dix ans, une campagne de recueil de témoignages auprès des cadres dirigeants, des membres de la communauté scientifique et académique, et des salariés de Sciences Po, pour compléter notre connaissance de l’histoire de Sciences Po par les sources orales.