Analyses

Politiques Publiques - Lutte contre les drogues

Les enjeux de la lutte contre la drogue en Amérique latine

Écrit par Marie-Esther Lacuisse

Les drogues ne sont pas un secteur d'action publique à proprement défini cependant l'enjeu du problème en Amérique latine est tel que le sujet mérite une thématique à elle seule en termes d'analyse des politiques publiques. L'Amérique latine est le premier fournisseur de cocaïne dans le monde. Trois pays, la Bolivie, la Colombie, et le Pérou, détiennent le monopole de la production de la feuille de coca, propre à fabriquer la cocaïne, et le trafic s'étend à toute la région, en particulier le Mexique, le Venezuela et l'Equateur. L'Argentine se dit inquiète de la multiplication des laboratoires au nord du pays et de l'augmentation du trafic. Le ministre de l'intérieur a appelé à une convocation régionale en juin dernier afin de répondre à l'étendue du problème. Le Brésil n'est pas non plus épargné par le trafic de drogue, même si en termes de saisie, le pays ne se classe qu'au 4ème rang des trafiquants de la région. Il est également depuis quelques années, le pays de sortie pour les nouvelles routes du trafic vers l'Europe via l'Afrique de l'Ouest. La coopération policière entre les Etats-Unis et l'Europe ayant été renforcée dans les caraïbes, les routes privilégiées sont désormais le Mexique et l'Atlantique.

Souvent rattachés au secteur d'analyse « défense et sécurité », la production et le trafic de drogues en Amérique latine, en particulier la cocaïne, relèvent d'enjeux et soulèvent des problèmes qui relèvent de divers secteurs d'action publique : agricole, santé, éducation, violence urbaine et internationales. Le rattachement des travaux sur les drogues au domaine sécuritaire durant des décennies est du au fait que les politiques de lutte contre les drogues, la cocaïne dans ce contexte, ont été mises en place initialement par les Etats-Unis et qu'elles relèvent de manière générale de directives et traités internationaux élaborés majoritairement par des pays non producteurs. Les politiques de lutte contre les drogues en Amérique latine ont été fortement vulnérables aux pressions exogènes. D'une part, car l'aide financière étrangère apportée étaient et restent conséquentes pour l'économie des pays et d'autre part, car la drogue a été définie en tant que problème par les pays industrialisés, consommateur et non producteurs. Les drogues n'étaient pas une priorité sur les agendas de ces pays et bien plus encore, elles constituaient une base de l'économie de certains pays  jusque dans les années 50 (Gootenberg, 2001). La situation a cependant évolué. Le trafic s'est intensifié, la consommation a augmenté en Amérique latine, des économies locales sont sous l'emprise de réseaux de trafiquants et de nouveaux acteurs politiques ont émergé. Des politiques domestiques semblent se mettre en place face aux prérogatives nord américaines. De nouvelles dynamiques régionales et bilatérales de coopération voient le jour, sans ou avec l'appui d'institutions internationales. La lutte contre les drogues devient une priorité sur les agendas dont les teneurs en termes d'action publique élaborée valent désormais d'être analysées. L'ambition de cette rubrique ne sera pas ici d'évaluer la force des gouvernements face à une force de marché (Naim, 2007), mais de relever les capacités et l'évolution des politiques mises en place par  les états  en Amérique latine dans le domaine de la lutte contre les stupéfiants.

Une Imposition par le haut, pression exogène des Etats-Unis

Depuis la fin de la Guerre Froide, les Etats-Unis ont fait de la lutte contre les drogues en Amérique latine une véritable guerre « War on Drugs » où l'ensemble des moyens militaires et stratégiques a été redéployé. L'enjeu était donc prioritairement sécuritaire, tel que l'a déclaré Reagan en 1986, au moment du boom du crack dans les années 80. Les politiques de réduction de la demande restaient limitées au territoire des Etats-Unis, tandis que les pays producteurs subissaient une politique de réduction de l'offre draconienne et militarisée. Le Plan Colombie est le plus souvent cité, mais la Bolivie et le Pérou avaient déjà subi les conséquences de programmes répressifs du state department et du Pentagone dans les années 90 sous couvert des autorités nationales (respectivement les présidents Banzer et Fujirmori). Dans l'Amazonie brésilienne, un système de surveillance militaire a été implanté (System for Amazon Surveillance), et en 1999, une base militaire américaine a été mise en place sur la côte équatorienne (Base de Manta).

Malgré l'échec de leurs programmes (Isacson, Wola), les Etats-Unis maintiennent une approche répressive renforcée depuis le 11 septembre. Les drogues sont désormais rattachées à la lutte contre le terrorisme. Cette réorientation a également été suivie par l'Union Européenne (déclaration de la lutte contre le terrorisme du 25 mars 2004). Les approches conduites par les deux entités ne sont cependant pas les mêmes en Amérique latine. Par exemple, l'Union Européenne s'oppose à toute éradication forcée voir volontaire dans le cas où un programme de développement alternatif n'est pas mis en place préalablement tandis que la deuxième administration Bush a imposé une éradication forcée de la feuille de la coca depuis 2002. La politique des Etats-Unis en matière de lutte contre les drogues est largement connue. Bien que l'analyse des politiques de lutte contre les drogues restent un sujet mineure en Europe, de nombreuses études académiques et stratégiques ont été menées aux Etats-Unis par des centres de recherche spécialisés tant du point de vue de la politique étrangère que des politiques fédérales.

La lutte contre les drogues en Amérique latine a longtemps été le terrain exclusif des Etats-Unis, tout particulièrement dans les pays andins, cependant de nouveaux acteurs internationaux s'impliquent de plus en plus dans le processus depuis la fin des années 90. L'Allemagne en particulier au travers des politiques de coopération agricole et de développement rural de la GTZ dans les zones de production de coca. De même, l'Union européenne a mis en place depuis les années 90 des programmes de lutte contre les drogues qui différemment des Etats-Unis ne touchent pas seulement à la réduction de l'offre (développement alternatif à la coca, contrôle des précurseurs) mais aussi à celle de la demande dans les pays latinos américains ainsi que le contrôle du blanchiment d'argent. Au regard de l'augmentation du trafic de cocaïne en Europe (de 30t de saisies dans les années 80, le chiffre est passé à 106t en 2006, rapport 2007, Nations Unies), l'UE s'est engagée dans une politique de coopération sous le principe de co-responsabilité. Les fonds alloués à cette coopération sont nettement inférieurs à l'aide américaine et difficilement évaluables, mais en termes de dialogue entre les deux régions le problème de la drogue semble d'enjeu prioritaire. Touchée principalement par les dommages de l'héroïne jusque dans les années 90, l'Union européenne a développé avec la région et plus particulièrement la zone andine, un dialogue annuel de haut niveau entre experts afin de renforcer la lutte contre le trafic de drogues. Le soutien de l'Union européenne est en partie du au fait qu'elle a trouvé en Amérique latine des partenaires de choix pour soutenir au niveau des instances internationales son approche de lutte contre les drogues orientée sur le démantèlement des filières de l'approvisionnement et la réduction de la demande. A l'heure où le trafic de produits illicites s'appuie de plus en plus sur des réseaux flexibles - structure horizontale- qui s'oppose à l'organisation verticale des gouvernements (Naim, 2007), le contrôle et la réussite de la coopération proviendra d'alliances idéologiques et du regroupement des agences qui renforceront la coordination face à la fragmentation actuelle tant du point de vu des intérêts, des idées et des institutions.

Etendue des dommages et nouveaux enjeux : élaboration de politiques domestiques.

Les politiques mises en place, accès sur la réduction de l'offre exclusivement, ont eu un résultat négatif. La production de la coca a en effet baissé depuis le début des années 90, passant de 211.700 à 156.900 hectares en 2006, cependant la fabrication de cocaïne a augmenté de 774t en 1990 à 984t en 2006 (Nations Unies, 2007). L'augmentation de la fabrication de la cocaïne est le fait de l'inefficacité des programmes répressifs et le manque de perspective global du problème mais aussi à la sophistication de la production agricole de la coca. L'innovation ne touche pas uniquement les secteurs d'économie formelle. L'expansion de la cocaïne dans les années 90 est également la conséquence de la globalisation et de la libéralisation des échanges. Le meilleur exemple étant l'explosion du trafic de drogue au Mexique au début des années 90, suite en autres à l'entrée en vigueur de l'ALENA (Meyer, 2007). D'autres causes, telle que le démantèlement des cartels colombiens et le renforcement des patrouilles maritimes de contrôle le long des côtes de Floride sont à prendre en compte dans ce cas. Dans le cadre du trafic, les variables indépendantes sont nombreuses, ce qui complexifie la construction des études et des analyses mais aussi des programmes mis en œuvre (le plus souvent axés dans un domaine d'action sans coordination entre eux). Face à l'échec de la politique des Etats-Unis, un détachement est marqué de la part de certains pays d'Amérique latine et de nouvelles orientations s'affirment par le biais d'une redéfinition des priorités et la mise en place de nouveaux modes de coopérations.

Actuellement, par exemple, seuls la Colombie et le Mexique (marijuana) pratique la fumigation des plantations, alors que la pratique s'étendait à d'autres pays dans les années 90. Il faut également arriver à différencier le discours des pratiques dans un secteur de coopération où les financements sont si importants que les gouvernements peuvent difficilement se détacher de l'aide et/ ou ont des intérêts limité à mettre en place des politiques progressives (Pérou).

La Colombie, en collaboration proche avec Washington, a reçu entre 2000 et 2005 plus de 2,5 milliards de dollars d'aide (WOLA, 2005, Vargas Meza, 2005). Dans le cas du Pérou, l'aide perçue entre 1996 et 2000 s'est élevée à 600 millions, somme non dérisoire même si comparée à celle de la Colombie. Le détachement de la politique nord américaine ne peut être total. Même les gouvernements, les plus farouchement opposés au paradigme néo libéral et aux pratiques en matière de coopération des Etats-Unis, ne veulent pas voir disparaître certains traités d'échanges bénéfiques à leur politique. L'exemple le plus exhaustif est l'opposition du président équatorien, Rafael Correa, à la fin de l'Andean Trade Promotion and Drug Eradication Act (ATPDEA), favorisant l'entrée de matières premières et de produits manufacturés andins sur le marché des Etats-Unis, afin d'enrayer les productions illicites. D'une part, certains pays latinos américains de par leur développement socio-économique et institutionnel n'ont pas les ressources suffisantes pour lutter contre le trafic, et d'autre part, le problème des drogues reste un argument avancé pour la négociation de traité.

Désormais, on assiste tout de même à la mise en place de politiques domestiques dans certains pays. La politique du président bolivien, Evo Morales, est l'exemple le plus avancé mais  le Brésil peut également être cité en matière de réduction de la demande. Dans le premier cas, la Bolivie est confrontée au problème d'une économie agricole où la culture de la coca, sacré et ancestrale, est une production majeure que le président Evo Morales désirerait industrialisée tout en étant limité et devant se plier aux exigences des conventions internationales. Dans le cas du Brésil, la drogue est devenue pour les autorités un problème de santé publique (expansion du VIH) et de sécurité urbaine majeure (guerre entre les gangs). Dénoncé par la communauté internationale pour ses impunités et le libre cours du trafic dans le pays, le président brésilien, Lula, a déclaré qu'il privilégierait l'approche par la réduction de la demande lors de la 59ème session de l'Assemblée Générale des Nations Unies (2004). A la Commission de lutte contre les stupéfiants (CND) de l'Organisation des Nations Unies de lutte contres les stupéfiants (ONUDC), la représentation est régionale. Au nom du GRULAC, Lula a donc décidé d'imposer un renouvellement de l'approche défendue à d'autres niveaux (une partie des membres de l'Union européenne et majorité des pays latinos américains). D'autres pays ont également pris des initiatives, bien que les structures appropriées restent sous l'influence de la politique des Etats-Unis ou avec peu de ressources. Par exemple, dans le cas de l'Equateur, le Conseil National du Contrôle des Stupéfiants et des psychotropes (Consep), a pour projet de décentraliser la politique de lutte contre les stupéfiants. Il faut cependant mentionner que le Consep ne compte pas plus de 300 agents pour couvrir l'ensemble des politiques de réduction de l'offre et de la demande, ce qui limite la mise en œuvre. Par ailleurs, le président R.Correa a lancé un projet de réforme de la loi punitive contre les consommateurs, ces derniers écopant jusqu'à maintenant d'une durée d'emprisonnement égale aux trafiquants (10 ans). Les prisons se remplissent de consommateurs et de petits revendeurs sans qu'une action conséquente puisse être élaborée contre les intermédiaires et gros trafiquants. La mise en place de telles actions exige une volonté politique certaine du fait que des fonctionnaires ou élus puissent être mêlés au trafic. Dans le cas de la Colombie, les paramilitaires à la tête du trafic de drogue, tel que les Farcs dans les zones qu'ils contrôlent, ont infiltré les plus hautes sphères de l'appareil étatique.

L'Amérique latine n'est cependant plus majoritairement composée de Narcoétat malgré la hauteur du trafic. Ce sont le plus souvent des économies et structures locales frontalières qui tournent avec le trafic de drogues (majijuana y compris) comme Tijuana au Mexique (Moises, 2007) ou l'Etat de Rondonia au Brésil (Geffray, 2001) ainsi que des zones rurales où l'Etat est absent (Pérou). Les zones marrons tel qu'elles sont nommées par O'Donnel, où l'Etat ne compte pas d'autorité ni d'investissement dans le développement social (O'Donnel, 2003). La lutte contre les drogues ne peut certes se faire sans une coopération internationale, cependant les états latino amériacains semblent devenir de plus en plus des acteurs décisionnaires (policy makers) de l'action publique mise en place, tout du moins élaborée. Preuves en sont les coopérations inter étatiques qui s'établissent comme par exemple entre le Pérou et le Mexique mais aussi le Pérou et l'Equateur. La Communauté Andine, malgré une certaine inefficience de l'organisation régionale depuis 2005, à lancer un plan andin de lutte contre les stupéfiants en juin 2001. Des échanges sur la connaissance des méthodes se développent avec certains pays asiatiques comme la Thaïlande.

Quel cadre d'analyse pour analyser les politiques de lutte contre les drogues ?

Les politiques de lutte contre les drogues en Amérique latine ont une histoire initiée au début du 20ème siècle,. Elles se sont  imposées sur la scène internationale dans les années 80 et le paroxysme a été atteint avec le Plan Colombie (2000-2005). La majorité des travaux effectués en matière d'analyse des politiques de lutte contre les stupéfiants s'inscrivent en Foreign Policy sans prendre en compte l'évolution dans le temps de ces politiques Par ailleurs, il y a peu de travaux comparatifs entre politiques nationales. Les analyses qui portent sur plusieurs pays se sont le plus souvent focalisées sur le niveau international en analysant les prises de positions des différents pays (Mc Allister, 2000). Ces travaux sont somme toute d'une valeur importante en termes de mécanismes de prise de décision, et ils étaient d'autant plus pertinents que les structures et programmes nationaux mis en place pour le contrôle de stupéfiants ou la promotion du développement social face aux économies informelles, n'ont été que récemment créés. Il est désormais possible et nécessaire de conduire des analyses qui prennent en compte les structures nationales afin de mettre en évidence le rôle de l'Etat dans ces politiques, et en particulier d'évaluer la volonté politique, déterminante dans ce domaine. Cette approche privilégierait un premier type de travaux sur les discours et l'enjeu du problème sur la scène politique (national et local). Un autre type de travaux consisterait à comparer les pays à partir du type d'institutions mises en place pour le contrôle : suivent-elles le schéma imposer par les volontés internationales ou des Etats-Unis, ou présentent-elles au contraire des caractéristiques propres ? A partir de quand des programmes nationaux ont-ils été mis en place ? Une autre dimension à évaluer est celle du degré de capacité de ces institutions en termes de ressources (moyens financiers, agents) et de fragmentation (combien de structures sont en charges du problème, quelle est l'agence directrice). A ce niveau une base de données est à élaborer.

Ces recherches permettront d'évaluer la capacité institutionnelle des états à couvrir les problèmes conséquents de la drogue mais aussi le degré d'appropriation et d'innovations des politiques, sans exclure l'adoption par imposition (Keyland, 2002) par rapport aux directives internationales. Dans ce cas, des travaux sur la mise sur agenda des pays latinos américains et des institutions internationales (ONUDC, UE), seront nécessaires. Pour évaluer les orientations choisies, une perspective historique est nécessaire afin de comprendre les orientations actuelles. On peut relever le travail de Paul Gootenberg sur l'histoire de la cocaïne au Pérou et l'ouvrage collectif qu'il a dirigé sur la cocaïne de la Colombie au Japon (Gootenberg, 1999). Ces types de travaux sont essentiels pour l'analyse des politiques publiques actuelles afin de comprendre ce que représentaient la coca et la cocaïne à une certaine époque (produit licite) mais aussi pourquoi et comment les valeurs ont été renversées. Quel type d'acteurs nationaux a participé à leur criminalisation et quels ont été les changements ? De fait, l'appui sur ce type de travaux permet de voir si une continuité se dessine dans le problème affronté au regard des expériences antérieures. Un mécanisme donné propre aux sociétés stables et développées (Dror, 1964), mais qu'il conviendra tout de même de questionner au travers du poids de la variable politique.

 

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