Présidentielles en Colombie : nette victoire du candidat du président

Juan Manuel Santos, ancien ministre de la défense du gouvernement d'Alvaro Uribe a remporté haut la main les élections présidentielles du 20 juin en Colombie. Santos a recueilli 69 % des suffrages , contre 27 % pour son adversaire, Antanas Mockus. Cette victoire incontestable est cependant ternie par une abstention de 57 % des inscrits, soit six points de plus que celle du premier tour, mais elle n'est pas atypique pour la Colombie.

La carrière politique de Santos commence en 1991, lorsqu'il quitte le journal El Tiempo, premier quotidien du pays et qui appartient à sa famille, pour diriger le ministère du commerce extérieur sous la présidence de César Gaviria. Depuis, ce petit-fils d'ex-président, n'a plus jamais abandonné les sommets de l'État. Mais le poste qui le met aux devants de la scène politique est le ministère de la défense, qu'il occupe entre 2006 et 2009. Ce portefeuille lui permet de capitaliser des succès militaires nets remportés contre les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie). Ils lui permettent de se positionner comme le successeur du populaire Alvaro Uribe et de sa politique de « sécurité démocratique ». Cependant, ce poste le met aussi au centre des tensions régionales, notamment suite à l'intervention de l'armée colombienne en territoire équatorien pour attaquer un campement des FARC. De même, le ministre est critiqué par le défenseurs des droits de l'homme, à cause de son prétendu manque d'action sur ce terrain ; en effet, Santos est touché par l'un des plus graves scandales des années Uribe, celui des « faux positifs », c'est-à-dire la pratique militaire consistant à assassiner des jeunes des quartiers marginaux et les faire passer pour des guérilleros tués au combat.

Un regard attentif sur ces élections met en avant plusieurs points. Premièrement, elles ont confirmé que Santos jouissait de l'appui du président et de l'appareil d'État. Deuxièmement, elles symbolisent une certaine institutionnalisation de « l'uribisme » ce courant politique créé autour de la personne messianique du président et que l'on croyait en proie aux divisions et aux éclatements. Enfin, même si la victoire du candidat du Parti Social d'Unité Nationale (La U) sur celui des Verts est sans conteste, le phénomène politique symbolisé par Antanas Mockus ne peut pas être ignoré. Le succès de son discours anti-système et de son entreprise de moralisation de la politique dénote un malaise d'une partie de la population. Celui-ci réagit à une doctrine de la sécurité nationale, où la guerre contre les FARC justifie tous les moyens, même illégaux. 

Une compétition à armes inégales

Alors que la loi interdit fermement l'intervention du Président de la République dans les élections, Alvaro Uribe a largement utilisé sa popularité pour favoriser son dauphin désigné. Le Procureur Général et des ONG telles que la MOE (Mission d'Observation Électorale) ont publiquement plaidé pour que le Président cesse ses interventions, mais sans aucun effet. Dans les mois précédent l'élection, Uribe a multiplié ses apparitions publiques. Dans la radio, lors de cérémonies officielles ou de rencontres avec les citoyens, Uribe a constamment défendu le bilan de son gouvernement, la personne de son ancien ministre de la défense et surtout la continuité de ses politiques. Il est même allé jusqu'à attaquer Mockus - sans toutefois le nommer directement - comme lorsqu'il a déclaré que « certains aspirent à arriver à la Présidence en divisant les colombiens entre honnêtes et malhonnêtes (...) ils viennent nous dire qu'ils doivent gouverner car ils sont honnêtes et indépendants ».

Des pans entiers de l'appareil d'État, et non pas seulement la figure du Président, ont été mobilisés en faveur de Santos. De nombreuses dénonciations ont été rendues publiques sur l'utilisation politique des allocations sociales, et notamment du programme « Familles en Action ». Le programme dépend de l'Agence pour l'Action Sociale et la Coopération Internationale, une émanation de la présidence. Dès le mois d'avril, la presse rend publiques des dénonciations. On apprend que des bénéficiaires du programme ont été convoqués par des fonctionnaires aux meetings de campagne de Santos, sous la menace de perdre leurs allocations s'ils ne s'y présentaient pas. Une enquête réalisée par l'ONG étasunienne Global Exchange affirme que beaucoup de bénéficiaires interrogés pensaient que les allocations venaient des caisses du Parti Social d'Unité Nationale, et non pas du budget public. Enfin, une enquête journalistique, réalisée sur la base des chiffres de Global Exchange, montre qu'il y a une forte corrélation entre l'indice de couverture de Familles en Action et le vote en faveur de Santos au premier tour. Alors que celui-ci est de 63,8 % dans les municipalités où plus de trois quarts des potentiels allocataires ont accès au programme, il baisse à 51,8 % dans les municipalités où la couverture est inférieure à un quart. Cette différence peut être en partie due à l'utilisation que fait la campagne de Santos du programme. Le discours selon lequel Mockus serait prêt à mettre fin à Familles en Action est massivement diffusé auprès des allocataires, parfois par les fonctionnaires eux-mêmes. Les bénéficiaires ont parfois reçu des appels sur leurs téléphones portables, véhiculant ce message électoral, ce qui laisse penser que la campagne avait accès à la base de données de Familles en Action.

Un « gouvernement d'unité nationale »

La campagne présidentielle n'a démarré que fin février, lorsque la Cour Constitutionnelle interdit la tenue du referendum qui devait permettre à Alvaro Uribe de concourir pour la troisième fois aux élections. À ce moment là, quatre candidats se réclament de l'héritage du président. Aux primaires du Parti Conservateur, le favori du président, Andrés Felipe Arias est éliminé. Cela permet à Santos de se positionner comme l'héritier d'Uribe, qui arrive à la fin de son mandat avec une côte de popularité de plus de 70 % selon les sondages. Mais l'uribisme est divisé. Les deux principaux partis de la majorité, La U et les Conservateurs, s'affrontent aux élections. Un troisième candidat Uribiste, Germán Vargas Lleras, se réclame aussi du président. Le Parti Libéral, troisième force partisane du pays, oscille entre une direction qui prône l'opposition critique et des élus majoritairement favorables au président. Il ne suffit donc pas de l'appui du président pour devenir le candidat de l'uribisme, encore faut-il rassembler sous son nom une pléthore de parlementaires et caciques électoraux aux intérêts concurrents. C'est ce que réussit à faire Juan Manuel Santos. Il s'attaque d'abord aux conservateurs ; les négociations avec la vieille garde du parti lui permettent de gagner le soutien de la majorité des élus « bleus ». Il marginalise Noemi Sanín, candidate officielle du parti, qui n'obtient que 6 % des voix, alors que les congressistes conservateurs avaient recueilli 20 % des voix aux élections législatives. La même stratégie est mise en œuvre avec le Parti Libéral. La machine libérale, qui a réussi a mobiliser 15,8 % d'électeurs en mars pour les législatives, a tourné en faveur de Santos. En effet, Rafael Pardo, le candidat officiel des « rouges », n'a obtenu que 4,3 % des voix au premier tour. Un regard attentif à la géographie du vote montre que de puissants barons locaux - conservateurs et libéraux - se sont mobilisés en faveur de Santos, et contre le candidat de leur propre parti.

Aux lendemains du premier tour, où Santos a obtenu 46,7 % des suffrages, ces alliances sont rendues officielles. Il lance le leitmotiv d'un « gouvernement d'union nationale », qui rassemblerait un large spectre politique. Parfois en opposition aux chefs des partis, les parlementaires arrivent en masse chez Santos, d'autant plus qu'ils ne peuvent pas attendre grand-chose de Mockus, qui construit sa campagne autour d'un refus des marchandages politiques et du clientélisme. Ces alliances ne correspondent pas seulement à une stratégie électorale, mais aussi à la préparation d'une majorité gouvernementale. Cet « accord d'unité nationale », comme il a été est baptisé, garantit à Santos l'appui de plus de 70 % des parlementaires et 65 % des gouverneurs départementaux. Par ailleurs, les alliances du nouveau Président débordent largement des murs du Congrès. L'une des deux fédérations syndicales principales du pays - la CGT (Confédération Générale du Travail) - a manifesté son appui à Santos. Enfin, ce dernier est très proche des médias les plus influents du pays ; plusieurs membres de sa famille comptent parmi les principaux actionnaires de la Maison Éditoriale El Tiempo, à laquelle appartient le quotidien homonyme et son cousin est le directeur du premier hebdomadaire du pays, Semana.

L'ampleur de ces appuis s'ajoute au vote historique de plus de neuf millions de voix, le plus élevé dans l'histoire récente du pays1. La majorité présidentielle de Santos sera encore plus large que celle dont avait joui Alvaro Uribe. Alors que l'éclatement du camp présidentiel laissait présager une division de l'uribisme, les premiers coups stratégiques joués par Santos font croire à une cristallisation des alliances. Mais pour que cette situation soit durable, l'uribisme devra se détacher de la figure tutélaire d'Uribe. Le comportement du président élu mène justement à penser qu'il entend se démarquer de son mentor. En effet, l'accord avec une grande partie des libéraux peut être interprété comme une tentative de contre-balancer l'influence du Parti Conservateur, qui est vu comme le fortin inconditionnel d'Uribe. Mais le pouvoir d'Uribe, figure charismatique et très populaire - et qui ne semble pas prêt à prendre la retraite - pèsera sans doute sur le gouvernement de Juan Manuel Santos. Les tensions qui en résulteront, et la gestion que le président élu en fera, auront une influence directe sur la stabilité - ou l'instabilité - du prochain gouvernement.

Les Verts : l'expression d'un agenda parallèle

Seuls le Pôle Démocratique, principal parti de gauche, et les Verts, refusent d'adhérer à cet accord d'unité nationale. L'importance politique acquise par ces derniers en quelques mois mérite d'être soulignée. Fin mars, aux lendemains des primaires du Parti Vert, Antanas Mockus recueille 9 % d'intentions de vote. Un mois plus tard sa candidature est soutenue par 38 % des enquêtés. Ce résultat créé de grandes expectatives, déçues par le score de 25 % au premier tour.

Le phénomène politique que la presse a baptisé de « vague verte », doit beaucoup au positionnement de Mockus. Il peut être caractérisé comme un « entrepreneur de morale », qui impose un agenda électoral parallèle, autour de la moralisation de la politique, de l'éthique du service public et de l'importance de l'éducation. Celui-ci fait concurrence à un agenda officiel, fixé dès le début de la campagne autour de la continuité des politiques d'Alvaro Uribe, notamment des politiques sécuritaires. Alors que trois candidats essaient de se positionner comme les meilleurs gestionnaires de l'héritage uribiste, Mockus se démarque de lot en proposant un « post-uribisme ». Ce discours lui permet d'assumer une partie de l'œuvre de son prédécesseur qu'il juge de manière positive, tout en gardant une position critique. Mockus revendique la protection de la séparation des pouvoirs et de la Constitution de 1991, alors qu'Uribe était en conflit permanent avec le pouvoir judiciaire. Au discours du Président, qui n'hésite pas à disqualifier les magistrats et les chefs d'État voisins, sous prétexte des « circonstances exceptionnelles » imposées par la « lutte contre le terrorisme »2, Mockus oppose le respect intégral de la loi. À la « sécurité démocratique », fer de lance de la politique d'Uribe, Mockus entend répondre par la « légalité démocratique ».

Les trois millions et demi de voix qui ont soutenu Mockus permettent de voir que l'appui des Colombiens à Uribe n'est pas si inconditionnel qu'on le croyait. Paradoxalement, si un tel discours marginal a pu prendre autant de place, c'est parce que les électeurs urbains se sentent aujourd'hui beaucoup plus en sécurité qu'au début des années 2000 ; ils laissent donc entendre des revendications qui vont au-delà de la sécurité. Mais le discours de Mockus sur la qualité de la démocratie, sur l'indépendance de la justice et sa critique de l'autoritarisme uribiste est resté cantonné à une certaine élite intellectuelle et urbaine. C'est en tout cas ce que laisse croire l'analyse sociologique et géographique du vote. Cela dit, l'existence de ce discours devra être prise en compte par le président élu, tant il a suscité des attentes chez une partie de la population. Or, sa pérennité dépend en grande partie de la capacité du jeune Parti Vert à s'installer dans le temps comme un parti de gouvernement. Les élections locales de l'année prochaine, qui attirent déjà le regard de beaucoup de nombreux Verts, seront un moment crucial pour mesurer la force de ce nouveau joueur.

Crédits photo : Jaiver Nieto pour El Tiempo (Licence Creative Commons). Flickr

Notes

1Ce qu'il faut cependant relativiser car A. Uribe a gagné les élections présidentielles de 2002 et 2006 au premier tour.

2Quand apprend la condamnation par un juge pénal d'un ancien militaire pour « disparition forcée », Uribe déclare son désaccord et affirme que lorsqu'un militaire agit en « bonne foi et patriotisme il n'y a pas de place pour le dol. Le délit est exclu »

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