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19.10.2017

Transmettre en innovant : le pari « réussi > de l’enseignement de l’histoire par la bande dessinée

La bande dessinée apparaît particulièrement apte à transmettre l’histoire sous une forme innovante. L’expérience suivante est menée depuis plusieurs années au lycée Montaigne à Bordeaux. Le travail s’effectue sur une vingtaine d’heures, dans un temps dédié, et nécessite de posséder plusieurs séries d’albums de bande dessinée ; un livre est partagé, tout au plus par deux étudiants. L’approche sur un album entier, plutôt que l’étude de quelques cases, permet une découverte plus complète du médium. Cette expérience a été conduite, sous une forme différente, lors de cours sur le Moyen-Orient, à l’Institut de Droit et des Affaires Internationales au Caire, pour l’Université Paris 1.

Contrairement à une idée reçue, la jeune génération connaît très mal la bande dessinée. Je commence donc par présenter un grand nombre d’albums différents, surtout des « coups de cœur », en précisant leurs particularités. Le but est de faire saisir aux élèves la complexité de la bande dessinée ; comment celle-ci peut rendre compte de l’évolution du monde. Par goût personnel, j’axe ma démonstration sur l’histoire contemporaine. Je mélange les générations d’auteurs, les formats et les genres. Par exemple, un récit volumineux et atypique, d’Emmanuel Guibert, Le Photographe ; l’album, magnifique, relate en dessin et en photographies une mission de Médecins Sans Frontières en 1986, durant la guerre d’Afghanistan (1979-1989) ; ou bien encore de petits volumes, en format italien, au ton décalé et ironique : Petite histoire des colonies françaises, de Grégory Jarry. Je distingue les quatre catégories communément admises dans la bande dessinée : les séries asiatiques, les bandes dessinées traditionnelles, dites franco-belges, les comics et les romans graphiques. C’est l’occasion pour moi d’expliquer que la bande dessinée est désormais un champ de recherche en histoire. Ainsi, la thèse d’histoire contemporaine que j’ai menée à Sciences Po, sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac, porte sur le récit mémoriel historique en bande dessinée. Ce nouveau genre rassemble des productions écrites et iconiques, basées sur la mémoire personnelle d’un auteur ou de l’un de ses proches, et qui relatent un événement historique majeur. Un récit mémoriel historique se différencie d’une fiction historique, qui bien que construite à partir de faits historiques avérés, relate une histoire fictive.

Une fois la présentation effectuée, je fais voter les élèves ; ils désignent l’album qui les intéresse le plus ; ils deviennent dès lors actifs dans la découverte du médium et des faits historiques évoqués. Le récit peut être appréhendé de deux façons. Je peux lire l’album in extenso, à haute voix ; la méthode, qui peut surprendre, possède plusieurs avantages. D’abord, elle donne une voix au texte et un rythme à la lecture, pour peu qu’on s’y implique. Les élèves s’investissent davantage dans l’exploration du dessin ; ils découvrent des détails qu’ils n’auraient peut-être pas vu autrement. Je m’arrête sur des cases ; je partage avec eux des interrogations ; je réponds à leurs questions ; rares sont ceux qui n’adhèrent pas à cette démarche. Lire Maus d’Art Spiegelman prend plusieurs heures et captive les lecteurs. L’album est la représentation zoomorphe de l’histoire des parents de l’auteur, Juifs confrontés à la Shoah et figurés par des souris, les nazis l’étant par des chats. Seul album de bande dessinée au monde à avoir obtenu, en 1992, un prix Pulitzer, le livre a révolutionné la représentation du génocide des Juifs.

Les albums peuvent aussi être lus en dehors du cours. Les élèves ont alors un travail de recherche préliminaire à mener sur le ou les auteur(s) et l’album. Chacun présente ensuite une planche représentative de l’album, la décrit et l’explique. On confronte les points de vue. Parfois, un atelier de pratique artistique est organisé avec un auteur, dont une des œuvres a préalablement été étudiée. Ceci permet de mieux comprendre le processus de création artistique, éventuellement de faire un travail à partir des instructions de l’auteur.

L’innovation est dans la méthode mais aussi dans l’utilisation du double langage de la bande dessinée. Au pouvoir des mots, s’ajoute celui des images. Or, d’une manière générale, ces dernières sont plus largement comprises que les mots. Comme l’expliquent Denis Peschanski et Boris Cyrulnik, les images portent potentiellement en elles une richesse sémantique exceptionnelle. Le psychiatre propose l’expression d’une « image sémantisée » pour évoquer une image ayant un impact émotionnel très fort, comme nombre de celles produites en photographie et en bande dessinée.

Utiliser ce médium pour enseigner l’histoire permet un meilleur apprentissage des connaissances. Diversement sollicité par les mots et les images, le cerveau retient davantage les faits. Ainsi, avant la lecture de Medz Yeghern, le grand mal, de Paolo Cossi, peu d’élèves savent que le génocide arménien a existé. Tout au plus, sont-ils en mesure de le situer durant la Première Guerre mondiale. Après la découverte du récit, abordé de façon crue et sensible par l’auteur, tous disent qu’ils ne méconnaitront plus l’évènement. Ils sont en mesure de quantifier les pertes humaines, de localiser les faits, d’expliquer le processus d’extermination du peuple arménien.

La bande dessinée permet une identification aux protagonistes qui portent l’histoire. Celle-ci n’est pas simplement une accumulation de faits et de personnages. Elle devient réelle et humaine, s’incarne dans un récit signifiant. L’approche de l’œuvre au sein de la classe permet la discussion, l’approfondissement de faits historiques, de nouvelles interactions. Même le positionnement dans la salle change. Je ne suis pas debout devant les élèves, j’ai formé un cercle, je suis assise parmi eux. La parole circule, les images aussi, l’histoire fait sens.

Isabelle DELORME, Agrégée, Docteur en histoire et chercheure invitée de la BnF.

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