La marginalisation des Frères musulmans yéménites

Auteur(s): 

Laurent Bonnefoy, CNRS, CERI/Sciences Po

Date de publication: 
Août 2017

Avant de déboucher sur une guerre, la dynamique révolutionnaire yéménite entamée en février 2011 avait un temps placé le parti al-Islah, branche locale des Frères musulmans, en position de force. La capacité de mobilisation des islamistes durant le soulèvement avait donné à celui-ci sa masse critique, permettant de mobiliser des militants, des fonds et une logistique. In fine, c’est grâce à son action que le Président Ali Abdallah Saleh avait été démis après 33 années de règne. Le rôle central de ce parti islamiste dans le processus de contestation pacifique du régime Saleh, largement constructif, avait été reconnu fin 2011 par l’attribution du Prix Nobel de la paix à l’une de ses jeunes cadres, Tawakkul Karman. Le parti al-Islah semblait alors en mesure d’accéder aux responsabilités, mais son leadership a manifestement préféré adopter une démarche prudente et rester au second plan pendant la période de transition. Sans élections législatives organisées après le départ du président Saleh et alors qu’un seul candidat, de consensus, s’était présenté pour lui succéder, la popularité des islamistes n’était pas évidente à mesurer. Toutefois leur ancrage via le parti et ses différentes branches caritatives et éducatives était manifeste, notamment dans sa composante tribale. Partant, dès son accession au pouvoir en février 2012, le président Abderabuh Mansur Hadi a pu compter sur l’appui d’al-Islah. Le parti s’est transformé en « faiseur de rois » et a intégré le gouvernement d’union nationale chargé de mener la transition politique et d’accompagner la rédaction d’une nouvelle constitution. Cette composante du paysage islamiste a manifestement joué le jeu de la transition et de la compétition démocratiques, en particulier dans le contexte de la conférence nationale organisée en 2013.
Cependant, la position d’al-Islah a basculé au cours de l’année 2014. Elle s’est depuis largement détériorée, inscrivant cette marginalisation dans une dynamique commune au monde arabe depuis l’éviction de Muhammad Mursi de la présidence égyptienne. La crise des Frères musulmans au Yémen obéit toutefois à des spécificités et des enjeux propres.

La vengeance des houthistes

La chute du parti al-Islah a été déclenchée par l’affirmation territoriale de la rébellion dite houthiste à compter de l’été 2014. Cette dernière nourrissait une inimitié profonde à l’encontre des islamistes sunnites en général, Frères musulmans comme salafistes, car ils avaient lutté contre elle aux côtés de l’armée nationale entre 2004 et 2010. Par leurs médias et dans les mosquées, les sunnites propageaient des accusations de collusion des houthistes avec l’Iran via sa revendication d’une identité chiite locale : le zaydisme. Venus des provinces du nord, les houthistes, à travers une alliance militaire avec leur ancien ennemi l’ex- président Saleh, ont pris le contrôle de Sanaa en septembre 2014. Leur ambition première était alors de se venger d’al-Islah. Arrêtés ou assignés à résidence, poussés à s’exiler vers les pays du Golfe ou vers la Turquie, les leaders d’al-Islah ont perdu pied dans les institutions, entrainant le président Hadi dans leur chute. Ce dernier a alors décidé de contrer les houthistes et de tenter de reconquérir son pouvoir en faisant appel à l’Arabie saoudite. Le 26 mars 2015, l’opération militaire « Tempête décisive » a été enclenchée par une coalition d’une dizaine de pays contre les houthistes.
Al-Islah a immédiatement été solidaire de cette campagne militaire. Nombre de ses militants se sont engagés dans la lutte armée contre les houthistes, particulièrement dans les régions centrales et méridionales où les houthistes n’ont qu’une très faible assise sociale – contrairement au nord du pays où la population est majoritairement d’origine zaydite. Pourtant, cet engagement sur le terrain n’a pas ralenti l’érosion de sa position.
Premièrement, dans les régions du nord cibles des principaux bombardements, la position prosaoudienne du leadership d’al-Islah, souvent réfugié à Riyad, a induit une disjonction avec la base tribale du parti, bien plus critique de la guerre. Dans les gouvernorats du sud, la position d’al-Islah était fragilisée en raison de son rapport difficile avec le mouvement sécessionniste sudiste, particulièrement populaire. Le ressentiment à l’égard d’al-Islah a ouvert un boulevard aux groupes salafistes dont les militants apparaissent comme davantage engagés sur le terrain et de plus ne sont pas associés à l’image, parfois négative, du parti. Le contexte de guerre, comme l’échec du processus de transition institutionnelle, ont du reste fait perdre aux structures partisanes leur pertinence. C’est autour de milices et d’alliances tribales que se structure désormais la confrontation armée au Yémen.

Cible des monarchies du Golfe

Deuxièmement, les équilibres internes à la coalition régionale ont accentué la marginalisation d’al-Islah. Les Émirats arabes unis ont progressivement acquis un rôle primordial sur le plan militaire, mettant en avant une stratégie et des alliances sans doute plus solides que celles engagées par l’Arabie saoudite. Les moyens déployés au sol, notamment à travers le recours à des mercenaires, ainsi qu’une politique de reconstruction ont permis aux Emirats de faire de l’ombre aux Saoudiens. En appui aux sudistes et aux salafistes, prêt à faire des compromis avec le clan de l’ancien président Saleh, et particulièrement son fils Ahmed, le pouvoir émirati a reconfiguré la politique yéménite de la coalition. Cette dynamique se trouve parfois en contradiction avec la politique menée par l’Arabie saoudite, mais ces tensions demeurent latentes. Dans ce nouvel équilibre, al-Islah a été exclu même si l’un de ses alliés, le général Ali Muhsin, reste encore vice-président et si le président Hadi n’a pas rompu avec al-Islah. Depuis juin 2017, la marginalisation d’al-Islah n’a fait que s’accentuer en raison de la crise entre le Qatar et ses partenaires du Conseil de Coopération du Golfe (Oman excepté) fondée sur des divergences concernant les Frères musulmans. Si en 2013 lorsqu’une première poussée de fièvre anti-Frères musulmans s’était développée, l’Arabie saoudite avait été en mesure d’éviter une ostracisation directe d’al-Islah, elle ne semble aujourd’hui plus en être capable, ni même le souhaiter, tant son gouvernement a fait de la lutte contre les islamistes un principe structurant de sa politique étrangère et un moyen pour affirmer son alliance avec les Emirats arabes unis.
Reste que les alliances que les Frères musulmans avaient établies avec les confédérations tribales, l’expérience des cadres technocrates d’al-Islah, associés à l’Etat central n’ont pas disparu. De même, les Frères disposent d’un important réseau au sein des sphères caritatives, éducatives et commerçantes.  Si les temps sont durs pour les partisans et leaders d’al-Islah, comme pour les autres branches des Frères ailleurs dans le monde arabe, leur marginalisation ne rend pas compte d’une défaite idéologique ou même d’une rupture profonde avec les citoyens. Les alternatives peinent elles-mêmes à émerger et il est ainsi probable que, sous une forme ou une autre, les Frères musulmans demeurent un acteur central du paysage politique yéménite, et une partie significative d’un processus de paix qui reste encore à imaginer.           

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