En Inde, des attaques contre les minorités au nom de la vache sacrée

Auteur(s): 

Mathieu Ferry, doctorant OSC-Sciences Po Paris & Pôle Sociologie, CREST, ENSAE —Paris

Date de publication: 
Août 2019

L’Inde a connu de nombreux épisodes de violences communautaires entre hindous et musulmans depuis l’indépendance de 1947. Leur fréquence et leur intensité ont augmenté dans les années 1980 et 1990, avec des épisodes d’émeutes et d’agressions collectives. Parallèlement à ces attaques à grande échelle, des épisodes de violence de moindre intensité se sont normalisés depuis les années 2010, dont une partie est liée au symbole de la vache sacrée hindoue1, défendue par les « Gau Rakshaks », littéralement « protecteurs de la vache ».

Le terme de vigilantisme permet de qualifier ces groupes supposément défenseurs de la vache, au sens où ils forment des milices idéologiques de « justiciers hors la loi2 » qui défendent et promeuvent les intérêts des hindous, au nom de l’« hindutva », ou hindouïté. Ce concept est au cœur de l’idéologie nationaliste hindoue, selon laquelle seuls les hindous sont considérés comme citoyens légitimes en raison de leur religion. En s’appuyant sur une conception religieuse de la citoyenneté, cette idéologie met directement en cause le sécularisme défini dans la Constitution indienne de 1950, qui garantit la reconnaissance de communautés religieuses disposant de droits égaux. Le nationalisme hindou est ainsi clairement suprématiste au sens où les minorités ne peuvent prétendre être acceptées que dans la mesure où elles se soumettent à la culture définie comme majoritaire. Le rôle des groupes vigilantistes est alors de faire régner l’ordre culturel hindou, en ciblant les minorités, ce qui renforce le sentiment suprématiste hindou et contribue à hindouiser la société indienne.

En marge des institutions étatiques, ces milices sont pourtant aujourd’hui protégées et parrainées par le pouvoir étatique, au niveau central et dans nombres d’Etats fédérés, en raison de l’appartenance commune de ces milices et des élus du Bharatiya Janata Party (BJP, le Parti du peuple indien, au pouvoir central depuis 2014), au Sangh Parivar (la famille du Sangh), qui rassemble différentes organisations se réclamant de l’hindutva.

Trois cas de violences liées à la protection de la vache

La vache est un symbole religieux et un marqueur communautaire hindou, et son abattage est interdit dans 20 des 29 Etats de l’Union indienne3. A partir du XIXe siècle, elle a joué un rôle central dans l’unification du mouvement nationaliste hindou. Mais la viande de bœuf est tout de même parfois consommée par les minorités religieuses (les musulmans et les chrétiens), certains groupes hindous (en particulier les castes les plus basses, ainsi que les hors-castes dits « Dalits4 ») et les groupes aborigènes (les Adivasis), notamment parce que cette viande est peu onéreuse. Depuis 2014, ces catégories de population sont les principales victimes de violences de la part des Gau Rakshaks. Elles sont accusées de consommer de la viande de bœuf, de transporter des vaches illégalement pour être abattues ou simplement, de partager sur les réseaux sociaux des images de viande de bœuf. Trois exemples illustrent ces différents prétextes de mobilisation violente commise au nom de la vache, parmi les cas les plus médiatisés.

En septembre 2015, Mohammed Akhlaq est accusé par son voisin hindou à Dadri dans l’Uttar Pradesh du vol de son veau et de sa consommation pour l’Eid. Le premier dément les accusations mais la rumeur se répand et une attaque planifiée réunissant une foule armée de bâtons, de briques et de couteaux, notamment composée de militants du BJP, a lieu dans la nuit, blessant grièvement Mohammed Akhlaq, qui décède de ses blessures, et son fils Danish. La police, appelée par les voisins n’arrive qu’une heure plus tard, elle arrête dix-huit assaillants au total dans les jours qui suivent. A ce jour ils n’ont toujours pas été jugés, mais ont été libérés sous caution. La famille, indemnisée par le gouvernement de l’Uttar Pradesh (encore tenu par le Samajwadi Party, un parti d’opposition plutôt à gauche, avant d’être emporté par le BJP en 2017) a dû déménager à Delhi. Mais une plainte a également été déposée contre elle par leur voisin, pour abattage supposé de vache. La viande retrouvée dans le réfrigérateur de la famille a été analysée et doit constituer une preuve à charge. Toutefois différents tests ont donné des résultats contradictoires, l’un l’identifiant comme de la viande de chèvre et l’autre comme étant de la viande de bœuf, la véracité du second test étant remise en cause.

En juillet 2016, sept hommes Dalits sont battus et flagellés publiquement pour avoir dépecé une vache morte à côté de la ville d’Una au Gujarat. L’équarrissage constitue pourtant une activité traditionnelle de ces groupes marginalisés sur le plan socio-économique. Trois seulement des attaquants ont été arrêtés, mais libérés sous caution et l’un a réattaqué deux des victimes en avril de l’année suivante. L’épisode, filmé par les attaquants, a été largement diffusé sur les réseaux sociaux. Plusieurs organisations Dalits ont manifesté suite à ces violences et l’un de leurs leaders, Jignesh Mewani, a organisé une marche à travers l’Etat du Gujarat pour obtenir justice et des terres agricoles pour les Dalits.

Le 29 juin 2017, Alimuddin, musulman, conduit sa camionnette lorsqu'il est arrêté et attaqué par un groupe de personnes dans le district de Ramgarh, dans l’Etat du Jharkhand. Il est soupçonné de transporter de la viande de bœuf, qui ne sera pas retrouvée, sa voiture ayant été brûlée. Alimuddin décède de ses blessures à l’hôpital, malgré les déclarations de la police qui dit l’avoir sauvé. Cette attaque est particulièrement médiatisée parce qu’elle intervient le jour où le Premier ministre, Narendra Modi, condamne pour la première fois publiquement les violences commises au nom de la vache sacrée, après un silence de plusieurs années sur le sujet. Pour la première fois, douze accusés, dont un leader local du BJP, sont arrêtés, jugés et condamnés à la prison à vie en mars 2018. Mais après avoir fait appel de leur jugement, la Cour du Jharkhand libère sous caution dix condamnés en juin (un onzième étant mineur au moment des faits, il est jugé par une autre procédure), qui sont félicités en personne par un ministre du gouvernement central, Jayant Sinha.

Une nouvelle forme de violences communautaires

Ces trois cas font partie des 165 incidents recensés entre avril 2014 et mars 2019 par l’un des compteurs en ligne de ce type de violences, ici le site DOTO [Documentation of the Oppressed], une plateforme collaborative créée à l’initiative de plusieurs organisations de défense des droits de l’homme et des minorités, qui s’efforce de documenter les violences même lorsqu’elles ne sont pas relayées par les médias. Déterminer l’ampleur des violences liées à la protection de la vache n’est pas aisé, car le gouvernement indien ne collecte pas de données officielles sur les violences religieuses, a fortiori sur les violences liées à la protection de la vache. Les statistiques reposent donc sur des initiatives de journalistes, d’académiques ou de collectifs militants5.

On peut cependant observer à partir des différentes sources que la motivation de défense de la vache comme prétexte à des violences communautaires est récente, la première identifiée datant de 2012, mais la plupart des événements recensés (environ 95 %) se sont déroulés après l’arrivée au pouvoir central du BJP en 2014. Ces violences ont d’ailleurs majoritairement lieu dans des Etats gouvernés par le parti nationaliste et ses alliés. C’est particulièrement le cas des Etats de la plaine gangétique du nord de l’Inde, aussi nommée « Cow Belt », la ceinture de la vache, où la vénération de la vache sacrée est davantage présente, et en premier lieu dans l’ouest de l’Uttar Pradesh, dans l’Haryana, et à Delhi. Ces violences contribuent à diffuser les violences communautaires plutôt urbaines vers le monde rural, car elles ont notamment lieu sur les routes placées sous la vigilance des Gau Rakshaks qui arrêtent et inspectent les camions de marchandise.

Les violences liées à la vache se différencient en partie des violences communautaires, fondées sur des épisodes d’agressions collectives contre les musulmans. Elles sont généralement d’intensité moindre au regard des émeutes. Pourtant, elles partagent une caractéristique importante avec ces dernières : les « incidents » et les « émeutes » ne sont pas spontanés et les victimes ne sont pas choisies par hasard. Les violences sont planifiées par des milices, et sont pensées pour renforcer la solidarité du groupe hindou face à un groupe ennemi, généralement les musulmans. A une échelle plus réduite, les violences liées à la protection de la vache poursuivent le même but, et font partie d’un « communalisme institutionnalisé de tous les jours6 », entretenu par des organisations hindoues implantées localement, aptes à « communaliser » les conflits locaux, c’est-à-dire à les transformer en conflits identitaires.

La stigmatisation des minorités au nom du suprématisme hindou

Les Gau Rakshaks sont répartis en différentes milices, soit au sein d’organisations violentes existant depuis plusieurs années, comme le Bajrang Dal (1984), la Hindu Yuva Vahini (2002), ou d’organisations plus récentes dont la vocation est plus particulièrement la protection des vaches, comme le Gau Raksha Dal, créé en 2012, et liées au Sangh Parivar. Composées d’hommes jeunes de moyennes et de hautes castes hindoues7, les violences commises sont souvent qualifiées de lynchages dans la mesure où ces organisations privées entendent faire respecter elles-mêmes les lois d’interdiction d’abattage et de transport illégal des vaches. Ces attaques correspondent donc à du vigilantisme, puisque le but proclamé est de rendre justice, et les crimes supposés justifient les attaques.

La Cour suprême a ainsi rappelé en juillet 2018 que les lynchages constituent des crimes, quels qu’en soient leurs motivations, et qu’il est de la responsabilité des gouvernements fédérés de faire respecter la loi pour mettre fin à ces violences8. Pourtant, la lenteur et l’inefficacité de la police à poursuivre les auteurs de ces violences dans les cas recensés ci-dessus interroge. Les familles des victimes subissent des pressions de la police pour ne pas porter plainte et reconnaître qu’elles transportaient du bétail illégalement ou qu’elles possédaient de la viande de bœuf, et se retrouvent ainsi elles-mêmes poursuivies par la police.

Mais l’impunité avec laquelle s’opère le vigilantisme de la vache ne relève pas seulement d’une inefficacité de l’Etat de droit, qui ne parviendrait pas à conserver le « monopole de la violence légitime ». Le vigilantisme de la vache correspond surtout à une situation de « décharge » de la violence d’Etat vers des acteurs privés, pour faire respecter des normes juridiques et morales (sans le coût gestionnaire étatique)9. Ainsi, les forces de police fonctionnent tacitement, voire officiellement, en collaboration avec les milices. Le Gau Raksha Dal assiste depuis 2016 les forces de police en Haryana, Etat gouverné par le BJP, et le président régional de cette organisation siège au conseil de la Gau Seva Ayog (Commission du Service de la Vache), une commission publique en charge de la protection des vaches10. En Uttar Pradesh, lorsque Yogi Adityanath a été nommé Ministre en chef par le BJP en mars 2017, il a fait fermer les abattoirs et boucheries par la police. Or cette dernière a été aidée par les militants de sa propre organisation, la Hindu Yuva Vahini11 .

Ces actions corroborent les déclarations de responsables politiques du BJP, comme celle de Manohar Lal Khattar, Ministre en chef de l’Haryana : « les musulmans peuvent continuer à vivre dans ce pays, mais ils doivent arrêter de manger du bœuf. La vache est un acte de foi ici12 ». Ces propos accompagnent un durcissement de la législation afférente à l’interdiction de l’abattage des vaches et plus généralement des bovidés dans plusieurs Etats gouvernés par le BJP et ses alliés depuis 2014, en renforçant les peines et en faisant de plus en plus souvent peser une présomption de culpabilité sur les accusés.

Ainsi, comme l’avance le politiste Christophe Jaffrelot, la répartition des rôles entre les milices hindoues issues du Sangh Parivar, et l’Etat central, gouverné par le BJP, annonce l’avènement de facto d’un Hindu Rashtra, un royaume hindou, c’est-à-dire un régime politique où les suprématistes hindous font respecter leur ordre culturel religieux13. La culture majoritaire hindoue est ainsi imposée par des acteurs, certes privés, mais considérés comme légitime par le pouvoir aux mains des nationalistes hindous, au détriment des droits des minorités, menaçant l’équilibre indien offert par le sécularisme de la Constitution indienne.

  • 1. Sur l’évolution du symbole de la vache en tant que marqueur religieux, nationaliste et politique en Inde, voir M. FERRY, 2017, « Le terrorisme de la vache », La Vie des idées [URL : https://laviedesidees.fr/Le-terrorisme-de-la-vache.html] (dernier accès le 23/08/2019).
  • 2. D’après le titre d’un numéro spécial de Politix consacré au vigilantisme : G. FAVAREL-GARRIGUES, L. GAYER, juillet 2017, Politix, « Justiciers hors-la-loi ».
  • 3. Ces mesures de protection incluent souvent les veaux et les taureaux, et parfois les buffles d’Asie, espèce représentant une part importante du cheptel bovin en Asie du Sud).
  • 4. « Dalits » signifie « opprimés ». C’est le nom dont se sont dotés eux-mêmes les hors-castes et qui traduit leur lutte politique afin de mettre un terme aux abus qu’ils subissent de par leur position tout en bas de l’échelle sociale hindoue. Cette appellation rompt avec la terminologie dépréciative « intouchable » et celle paternaliste de « harijan », enfants de Dieu.
  • 5. En réponse à une question parlementaire en mars 2018, le ministre de l’Intérieur a déclaré qu’entre 2014 et 2017, 40 cas de lynchages ont été recensés par la police, où 45 personnes ont été tuées et 217 personnes ont été arrêtées, sans préciser la composition sociale des victimes et des personnes arrêtées, voir : [URL : http://164.100.47.190/loksabhaquestions/annex/14/AS242.pdf] (dernier accès le 05/04/2019). Parmi les sources statistiques, on peut souligner le travail d’Indiaspend [URL : https://lynch.factchecker.in/], dernier accès le 05/04/2019), portant spécifiquement sur les lynchages liés à la protection de la vache depuis 2010, la plateforme HateCrimeWatch [URL : https://p.factchecker.in/], dernier accès le 05/04/2019), plus généralement sur les violences communautaires depuis 2009 et l’initiative Documentation of the Oppressed (DOTO, [URL : https://dotodatabase.com], dernier accès le 05/04/2019), sur les violences dont sont victimes les minorités religieuses, ethniques et de caste.
  • 6. Pour une explication sur la stratégie politique des violences communautaires depuis les années 1980 en Inde, d’où est issue l’expression de « système d’émeutes institutionnalisé » (« institutionalized riot system »), voir PAUL R. BRASS, 2003, The Production of Hindu-Muslim Violence in Contemporary India, New Delhi, OUP India. Pour une lecture des violences communautaires en Uttar Pradesh et du « communalisme institutionnalisé de tous les jours » (« institutionalized everyday communalism »), voir SUDHA PAI, SAJJAN KUMAR., Everyday Communalism: Riots in Contemporary Uttar Pradesh, New Delhi, India, OUP India, 2018. 
  • 7. Voir notamment le portrait saisissant de Sachin Ahuja, un gau rakshak, dressé par S. POONAM, 2018, Dreamers: how young Indians are changing the world. C. Jaffrelot considère que ces jeunes hommes sont en quête d’« estime de soi » dans des situations de frustration économique relative, car leur position économique ne reflète pas leurs aspirations statutaires, cf. C. JAFFRELOT, 2019, L’Inde de Modi: national-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, p. 135 à 137 et 222. Il manque cependant clairement des études approfondies permettant de dresser la trajectoire sociologique précise de ces militants.
  • 8. « Mob lynching, vigilantism are crimes no matter what the motive: Supreme Court », 3 juillet 2018, Times of India [URL : https://timesofindia.indiatimes.com/india/mob-lynching-vigilantism-are-crimes-no-matter-what-the-motive-supreme-court/articleshow/64840635.cms] (dernier accès le 23/08/2019).
  • 9. Le terme de « décharge » est utilisé par Béatrice Hibou qui reprend elle-même Max Weber, voir B. HIBOU, 1999, « La « décharge », nouvel interventionnisme », Politique africaine, N° 73, 1, p. 6 15, développé dans L. FOURCHARD, 2018, « État de littérature. Le vigilantisme contemporain. Violence et légitimité d’une activité policière bon marché », Critique internationale, N° 78, 1, p. 169 186.
  • 10. « In the name of the Mother », Ishan Marvel, 1er septembre 2016, The Caravan, [URL : https://caravanmagazine.in/reportage/in-the-name-of-the-mother] (dernier accès le 27/08/2019).
  • 11. « Yogi Adityanath orders closure of slaughter houses, bans cow smuggling in UP », 22 mars 2017, The Economic Times, [URL : https://economictimes.indiatimes.com/news/politics-and-nation/yogi-adityanath-orders-closure-of-slaughter-houses-bans-cow-smuggling-in-up/articleshow/57769113.cms?from=mdr&utm_source=contentofinterest&utm_medium=text&utm_campaign=cppst] (dernier accès le 27/08/2019).
  • 12. « AUDIO: Muslims can live in this country, but will have to give up eating beef, says Haryana CM Manohar Lal Khattar », 16 octobre 2015, [URL : https://indianexpress.com/article/india/india-news-india/muslims-can-live-in-this-country-but-they-will-have-to-give-up-eating-beef-says-haryana-cm-manohar-lal-khattar/] (dernier accès le 06/04/2019).
  • 13. « Hindu rashtra, de facto », Christophe Jaffrelot, 12 août 2018, Indian Express, [URL : https://indianexpress.com/article/opinion/columns/hindu-rashtra-de-facto-bjp-rss-gau-rakshak-mob-lynching-5301083/](dernier accès le 05/04/2019) et JAFFRELOT C., 2019, L’Inde de Modi: national-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard (Les grandes études internationales), 347 p.
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