Centre spirituel et culturel orthodoxe de Russie : pourquoi exporter la spiritualité ?

Auteur(s): 

Kristina Kovalskaya, doctorante au GSRL

Date de publication: 
Janvier 2017

Le 10 octobre 2016, le Centre spirituel et culturel orthodoxe de Russie (Rossiiskii dukhovno-kul’turnyi pravoslavnyi tsentr) a ouvert ses portes aux visiteurs. Les premières négociations concernant la construction du Centre commencent en 2007 lors de l’amélioration significative des relations franco-russes. En 2010, la Direction des affaires du Président de la Fédération de Russie gagne le concours en versant la somme la plus importante et devient propriétaire du terrain précédemment occupé par l’ancien bâtiment de Météo France. Un premier projet  sélectionné est rejeté par l’ancien maire de Paris, Bertrand Delanoë, puis le jury désigne Jean-Michel Wilmotte pour diriger la construction qui commence en avril 2015. À l’automne 2016, l’ensemble est déjà achevé. Il est situé au coin du quai Branly et de l’avenue Rapp et consiste en quatre bâtiments : la cathédrale de la Sainte-Trinité, un centre d’expositions, une école franco-russe, la direction du Diocèse de Chersonèse avec une salle de concert et les logements des prêtres et d’employés de l’ambassade russe.

Pourquoi la Russie a-t-elle eu besoin de construire ce centre ?

La réponse officielle à cette question se trouve dans le télégramme du Président Vladimir Poutine envoyé à l’occasion de son ouverture. La raison essentielle évoquée est le renforcement des « liens franco-russes culturels »1 [kul’turno-gumanitarnye sviazi] – la culture étant pensée ici au sens large - ainsi que « l’aspiration au dialogue constructif et à la coopération ». Cette idée de « liens culturels » est au cœur du document intitulé « Objectifs principaux de la politique de la Fédération de Russie dans le domaine de la coopération internationale culturelle et humaine » (2012) qui fait partie de la conception de la politique extérieure de la Fédération de Russie (2008). La « coopération culturelle » est destinée, d’après ce document, à « former l’image de la Russie à l’étranger, en tant que pays où sont gardées de riches traditions historiques de la culture nationale et, en même temps, où se développe une vie culturelle dynamique dans les conditions de la diversité et de la liberté de création, du pluralisme des opinions, de l’absence des restrictions de censure. »2 Ces liens forment aussi la base du « dialogue interculturel » qui est un « outil d’apaisement des controverses entre les pays » « dans les conditions de la globalisation et des tentatives de diviser le monde selon les civilisations ». La diplomatie culturelle est présentée dans le document comme un instrument efficace du soft power « capable de contribuer au renforcement de la réputation [avtoritet] internationale du pays ».

Un instrument de politique étrangère

Les objectifs du Centre s’inscrivent tout à fait dans la logique de la Conception de la politique extérieure ratifiée par le Président. En effet, la vocation du Centre est la diffusion de la culture russe pour « tous ceux qui s’intéressent à l’histoire [du] pays, ses progrès scientifiques et culturels ». Le Centre est donc destiné à marquer la présence culturelle russe en France et à améliorer l’image internationale du pays. Il est significatif que juste après son ouverture, le Centre a abrité le Congrès mondial de la presse russe ; le Président Vitalii Ignatenko y a parlé de la représentation « fausse et déformée […] des actions [et] des idées [de la Russie] » et de la nécessité de changer cet état des choses3. Par ailleurs, le ministre de la Culture Vladimir Medinskii qui a inauguré le centre a activement promu de nouvelles priorités de la politique culturelle de la Russie, à savoir améliorer de son image et « élever une génération des gagnants »4. Simultanément, le centre est destiné à promouvoir la coopération entre les deux pays, malgré la situation actuelle compliquée5. Pour souligner cette vocation  diplomatique du centre, le Patriarche Kirill mentionne pendant la consécration de la cathédrale que la situation actuelle des relations entre « la Russie et l’Europe » n’est qu’un « vent qui frappe le toit » d’une « maison » qui symbolise « la proximité des peuples et des cultures [russe et française] ». Dans la situation actuelle, et temporaire, la sphère culturelle est présentée comme le fondement de la relation entre les deux pays. Dans cette lignée, une des deux premières expositions du Centre est consacrée aux relations franco-russes. Le rôle diplomatique est par ailleurs souligné par son immunité diplomatique.

Rivalités entre Moscou et Constantinople au sujet de la diaspora russe en France

Last but not least, d’après le Président, la cathédrale de la Sainte-Trinité va « jouer un rôle important dans la vie spirituelle [des] compatriotes » et doit donc soutenir la communauté russe à Paris. Le soutien des « compatriotes » est également mentionné dans le programme de la coopération culturelle internationale comme une des « priorités de la politique ». La diaspora russe est associée au terme « Monde russe » (Russkii mir) qui est également le nom d’une fondation d’État destinée à financer la diffusion de la culture russe à l’étranger. Pour l’Église orthodoxe, la question des compatriotes inclut également la concurrence avec le Patriarcat de Constantinople qui contrôle plusieurs églises russes après leur changement de patriarcat  à l’époque  soviétique. Ces controverses sont liées également à la diversification de la diaspora russe à l’étranger dont les préférences religieuses se distinguent. L’ouverture du premier séminaire orthodoxe par le Patriarcat de Moscou à Paris en octobre 2009, fait partie de cette compétition pour les croyants d’origine russe.

Par ailleurs, les liens « confessionnels » ne sont mentionnés que très brièvement dans le programme de la coopération culturelle internationale. Alors pourquoi construire un centre culturel et spirituel pour représenter la Russie à l’étranger ?

Pour une part, l’ouverture du centre révèle que l’Église orthodoxe russe est devenue une religion dominante en Russie et dans le « monde russe » qui est interprété par l’Église orthodoxe comme un « monde orthodoxe », en se référant éventuellement à la notion de Sainte Russie. La composition du centre, son nom, sa construction reflètent une coopération intense entre l’administration du Président et l’Église orthodoxe russe. Le Centre abrite des instances publiques (le centre d’expositions, l’école) et religieuses (la cathédrale, la direction du diocèse) sous cinq  bulbes orthodoxes. La construction du Centre et des bâtiments religieux est financée par le budget de la Fédération de Russie.
En outre, la diffusion des « valeurs traditionnelles » et de la « spiritualité » (dukhovnost’) cesse d’être une affaire intérieure de la moralisation du politique et redevient6 une ressource géopolitique pour la Fédération de Russie. Il faut rappeler dans ce contexte que la Russie fait partie des pays qui votent en faveur des résolutions sur les valeurs traditionnelles et les droits de l’homme par le Conseil des droits de l’homme à l’ONU.

L’ouverture du Centre spirituel et culturel orthodoxe de Russie à Paris sert ainsi non seulement à répondre aux besoins des Parisiens orthodoxes, mais surtout à renforcer la présence culturelle de la Russie en France et à contribuer au dialogue diplomatique. Ce n’est pas un hasard si l’Église orthodoxe russe est choisie comme acteur et transmetteur de cette présence dédiée à diffuser la spiritualité. Cet événement fait partie d’un processus plus général à l’intérieur du pays, caractérisé par la moralisation du politique, la remise en cause de la laïcité, l’idéologisation du religieux et l’exportation de la spiritualité comme un label russe. Il signale également  la concurrence entre le Patriarcat de Moscou et celui de Constantinople pour le contrôle des groupes variés de la diaspora russe à l’étranger.

  • 1. Vladimir Poutine, « Privetstvie uchastnikam tseremonii otkrytiia Rossiiskogo dukhovno-kul’turnogo pravoslavnogo tsentra v Parizhe, 19 oktiabria 2016 goda », in Publié sur le site officiel du Kremlin:http://www.kremlin.ru/events/president/news/53118 (consulté le 24.01.2017)
  • 2. « Osnovnye napravleniia politiki Rossiiskoi Federatsii v sfere mezhdunarodnogo kul’turno-gumanitarnogo sotrudnichestva ot 18 dekabria 2012 », in , Moscou, 2012, p.3
  • 3. Voir le reportage sur l’ouverture du Centre sur le site de la chaîne officielle de Russie (Pervyi Kanal) du 19 octobre 2016. https://www.1tv.ru/news/2016/10/19/312308-v_parizhe_torzhestvenno_otkryt... (consulté le 19.01.2017)
  • 4. Voir l’entretien avec Vladimir Medinskii sur son blog : http://medinskiy-vr.livejournal.com/ (consulté le 18.01.2017)
  • 5. Le centre devait être inauguré par le Président Vladimir Poutine qui a annulé sa visite en France suite à la déclaration du Président François Hollande qu’il limiterait la discussion à la situation en Syrie
  • 6. Voir l’historique de l’usage géopolitique de l’orthodoxie dans:  Elena Astafieva, « Le géopolitique du religieux ou la géopolitique par le religieux: le cas russe », Diplomatie, 2014, janvier 2014, 2014 pp
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