Le monde en 2030 – Amérique latine, la fin de la vague rose ?

Claire Meynial, avec la contribution d'Olivier Dabène

06/01/2020

ÉPISODE 1. Après son accès au pouvoir dans les années 2000, la gauche, de plus en plus contestée, tente de se réorganiser. En partenariat avec Sciences Po Ceri.

Dans les années 2000, le continent connaît un raz de marée : alors qu’il était dominé par la droite néolibérale, il passe peu à peu à gauche. En 1998, l’élection d’Hugo Chavez, au Venezuela, marque le début de la « vague rose » ou le « virage à gauche ». La plupart des leaders qui accèdent au pouvoir appartiennent à des mouvements ou partis politiques regroupés dans le Forum de São Paulo, en 1990, sous le patronage de Fidel Castro. Lula da Silva est élu au Brésil en 2002 et Nestor Kirchner, en Argentine en 2003. En 2005, Evo Morales, président des fédérations de cocaleros de la région du Chapare, remporte la présidentielle en Bolivie. En 2006, Michelle Bachelet est élue au Chili, Rafael Correa, en Équateur, et le sandiniste Daniel Ortega retrouve la fonction suprême au Nicaragua. En 2008, c’est le tour de José « Pepe » Mujica, ancien guérillero, en Uruguay. Dilma Rousseff, du Parti des travailleurs comme Lula, devient présidente du Brésil en 2010 et Nicolas Maduro succède à Chavez à sa mort, au Venezuela en 2013. Mais à partir de 2015, la tendance semble s’inverser et la « marée rose », comme on dit en Amérique latine, se retirer. Mauricio Macri est élu en Argentine et Jair Bolsonaro, au Brésil, en 2018. Celui-ci, ultra-conservateur, a voté l’impeachment de Dilma Rousseff en dédiant sa voix, en 2016, au colonel Ustra, qui l’avait torturée lors de la dictature militaire en 1970.

Le virage à droite, pourtant, n’est pas si clair. « La tendance de gauche vient de regagner des pays majeurs comme l’Argentine et le Mexique », relativise Olivier Dabène, chercheur spécialiste de l’Amérique latine au CERI. En 2018, Andrés Manuel Lopez Obrador, « AMLO », du parti Morena qui appartient au Forum de São Paulo, est élu président du Mexique. Et fin octobre 2019, Alberto Fernandez a été élu président en Argentine et sa vice-présidente n’est autre que Cristina Kirchner. « Par ailleurs, la droite vient de passer en Uruguay, mais avec une marge extrêmement faible », souligne Olivier Dabène. Le 24 novembre 2019, Luis Alberto Lacalle Pou, président qui a annoncé vouloir mener une politique d’austérité, a été élu avec 50,79 % des voix. Quant à la Bolivie, on ignorera toujours le score réalisé par Evo Morales, accusé de fraude électorale lors de l’élection présidentielle d’octobre, mais si une partie de la population a demandé son départ, sa base électorale s’est montrée farouchement fidèle. La gauche est néanmoins déstabilisée et doit « se reconstruire, trouver de nouvelles idées, programmes et analyses. Son processus de restructuration est en cours, mais n’est pas abouti », estime le chercheur. Des gênes sont perceptibles, dans les interviews des uns et des autres, au sujet du Venezuela ou même, récemment, de la Bolivie. « Mon ami Evo a commis une erreur, quand il a voulu obtenir un quatrième mandat de président », a ainsi dit Lula au Guardian. Le président sortant avait en effet ignoré le résultat d’un référendum, en 2016, qui lui refusait le droit de modifier la Constitution pour se présenter à un quatrième mandat. Lula a tout de même affirmé que Morales était victime d’un « coup d’État ».

Évolutions en perspective à Cuba

L’une des stratégies de recomposition de la gauche a été la constitution, en juillet au Mexique, du Groupe de Puebla, formé, lui, par des pays et leurs dirigeants, et non par des partis. Ils représentent ce qu’on appelle désormais l’axe « progressiste », et parmi ses membres, on trouve Alberto Fernandez, le nouveau président de l’Argentine, Dilma Rousseff et Lula da Silva, Rafael Correa, Fernando Lugo, ancien président du Paraguay, mais aussi Evo Morales et Alvaro Garcia Linera. En revanche, pas de Cubain ni de Vénézuélien. « Ce groupe ne montre pas la même homogénéité que les mouvements qui composaient le Forum de São Paulo, tous unis à l’époque contre le Consensus de Washington », souligne Olivier Dabène. Dans les années 1980, l’Amérique latine a été marquée par cet ensemble de dix mesures, élaboré lors d’un séminaire d’experts néolibéraux à Washington, pour relancer la croissance des économies émergentes. Cette liste a été théorisée en 1989 par l’économiste John Williamson sous le nom de Consensus de Washington. « Mais aujourd’hui, il n’y a pas de volonté de retour à ces recettes néolibérales », ajoute Olivier Dabène. Les droites sont disparates et les gauches aussi.

Parmi les indéboulonnables, on trouve le régime castriste, à Cuba. « Tout est très lent, mais il y a un changement de génération qui n’est pas complètement inintéressant, estime Dabène. Ce sont des quinquas qui n’ont pas vécu la révolution et vont devoir se débrouiller quand les anciens auront disparu. Les choses évolueront forcément un peu. Cette génération a les yeux rivés vers le Vietnam, un mélange entre capitalisme pur et dur et régime autoritaire. » La nouvelle Constitution a beau prévoir une limite de deux mandats (le président est désigné par une commission de parlementaires), les élections ne sont toujours pas libres et le Parti communiste de Cuba est « unique, martien [inspiré de José Marti, NDLR], fidéliste, marxiste et léniniste » et « la force politique dirigeante supérieure de la société et de l’État ». La situation est peut-être encore plus bloquée au Venezuela, « où toutes les méthodes pour sortir de cette situation se sont révélées contre-productives, constate Olivier Dabène. Régulièrement, on entend parler d’un complot contre Nicolas Maduro, qui est démantelé. Un noyau dur votera toujours pour lui, pour le reste, il manipule, terrorise et affame. »

Rétablir le calme

À moyen terme s’approche la perspective de l’élection législative, qui pourrait voir le Parti socialiste unifié vénézuélien (PSUV) gagner, ce qui marquerait la fin de l’ère Juan Guaido, président de l’Assemblée nationale et de la République, par intérim. La date de l’élection importe peu, puisque Maduro la fixe quand il veut : celle du 20 mai 2018, où il a été réélu à la tête du Venezuela, ne correspondait à aucun calendrier. Le PSUV pourrait même gagner sans avoir à frauder beaucoup : chaque jour, des milliers de Vénézuéliens quittent le pays. Il y a fort à parier que ce sont autant d’opposants qui ne voteront pas. Par ailleurs, la pression s’exerce lors du vote électronique qui peut être effectué grâce au « permis de la patrie », carte d’adhésion au PSUV, ce qui nourrit toutes sortes de rumeurs sur le fait que le vote ne soit pas libre. « Au Mexique, le PRI a tenu pendant soixante-dix ans comme ça, rappelle Dabène. Tous les six ans, les électeurs, persuadés qu’ils étaient surveillés, votaient pour le parti officiel. Il y a beaucoup de façons de contraindre le vote, comme l’aide alimentaire », pression exercée au Venezuela. La grande inconnue reste la politique nord-américaine, qui a brillé, au Venezuela, par son manque de cohérence. « Il ne se passe rien depuis des mois, Trump est probablement lassé, personne ne veut prendre une initiative spectaculaire pour faire chuter Maduro. Il y a bien des sanctions, individuelles et sur l’économie, qui appauvrissent le pays, mais sans grand effet », note Olivier Dabène. Les préoccupations de Donald Trump sont ailleurs : sur le continent, elles concernent essentiellement la drogue et les caravanes de migrants, donc plutôt l’Amérique centrale. Et se trouvent de toute façon éclipsées par ses problèmes intérieurs, impeachment en tête.

Quant à la multiplication des soulèvements populaires, elle trouve son origine dans « l’extrême frustration de ceux qui avaient profité de la croissance, qui s’est interrompue il y a quatre ou cinq ans avec la chute des prix des matières premières », décrypte Dabène. Ce ne sont pas les pays les plus pauvres, ni même les plus inégalitaires, qui sont traversés par ces remises en question. Mais bien, comme au Chili ou en Colombie, ceux qui avaient connu les plus fortes croissances et demandent aujourd’hui des systèmes plus solidaires, « parce qu’ils se rendent compte que leurs pays en ont les moyens ». Rétablir le calme passera par « une amélioration des services publics, la santé, les retraites, l’éducation et, surtout, des réformes des politiques fiscales, puisque certaines entretiennent les inégalités. Dans quelques pays, comme la Colombie, une réforme agraire sera aussi nécessaire », énumère Olivier Dabène. Pour l’instant, toutes ces transformations ne sont qu’à l’état embryonnaire.

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