Entretien avec Guy Hermet

15/06/2020

Guy Hermet est l'auteur de Les sources chrétiennes de la démocratie. La liberté par mégarde publié aux éditions Karthala.

Pourriez-vous décrire la trajectoire politique de l’Occident que vous qualifiez de "hors du commun" ?

Guy Hermet : Utilisant un néologisme un peu aventureux inspiré du terme allemand Sonderweg, je considère dans ce livre ce que j’appelle l’« exceptionnalisme » du christianisme occidental. Cela afin d’insister sur la priorité non pas tant du versant politique de ce particularisme extrême, comme le fait votre question, que sur son côté religieux en tant que matrice de tout le reste. À son origine au moins, le facteur religieux l’emporte par rapport aux autres parties de notre continent comme du reste du monde sur tous les autres facteurs de la différenciation de l’Europe de l’Ouest. Il en est le moteur initial, qu’il s’agisse de son parcours politique comme de ses configurations sociales, de ses systèmes d’éducation, voire de son univers artistique.

En quoi, maintenant, la trajectoire chrétienne occidentale se révèle-t-elle « hors du commun » face à celles des autres espaces religieux ? Même s’il est désormais délicat de le noter, il n’y a là nul mystère. À l’inverse des autres confessions, le christianisme occidental n’a pas opposé d’obstacle quasiment insurmontable à la libération des femmes vis-à-vis tant de la domination masculine que de leur enfermement dans le lignage familial de leur époux ou de leur père. Il a au contraire contribué activement à cette promotion, présentant à cet égard un contraste marqué et séculaire non seulement avec les cultes de la Méditerranée méridionale et orientale mais, également, avec le christianisme orthodoxe dans ses diverses variantes. Cela y compris même vis-à-vis de sociétés passablement areligieuses comme celles de la Chine ou le Japon, ou encore par rapport à l’hindouisme et ses bûchers de veuves.

Second élément différenciateur capital : le christianisme occidental s’est confondu assez vite avec une structure qu’on pourrait qualifier d’administrative, en vertu d’enchaînements historiques et matériels inconnus ailleurs, notamment même dans les Églises chrétiennes orientales entièrement subordonnées au pouvoir des empereurs, des rois ou des princes. Elle s’est, pour ainsi dire, constituée en « religion administrée », indépendante de l’autorité politique, rivale même de cette autorité, et surtout antérieure à l’affermissement des premiers États. En fait, l’Église catholique a inventé l’État et ses multiples rouages, copiés ensuite par les gouvernements civils, en commençant par l’Angleterre, la France, le Danemark et l’Espagne. Il n’est jusqu’aux procédures de la démocratie électorale qui n’aient été inaugurées par des instances chrétiennes, avec les monastères et abbayes élisant leurs dirigeants, découvrant les notions de majorité, de majorité qualifiée et de quorum, ou encore avec la mise en œuvre plus tard du modèle de gouvernance démocratique presbytéro-synodal par le protestantisme de tonalité calviniste. Tout cela sans oublier bien d’autres contributions, tel le développement des écoles, de l’alphabétisation et des premiers pas d’une pédagogie moderne, sous l’égide d’abord des protestants puis de religieux comme les Lasalliens. On pense souvent que notre monde occidental a été forgé par les valeurs du christianisme alors que vous montrez que ce sont bien plutôt les structures mises en place par le christianisme qui ont façonné nos institutions et de façon large, l’organisation de nos sociétés.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce phénomène unique au monde, cet exceptionnalisme occidental ?

Guy Hermet : Cette singularité transparaît déjà dans ce qui vient d’être observé : il n’y était en effet question que d’innovations d’ordre structurel ou quasiment bureaucratique, bien peu ou pas du tout de messages d’ordre évangélique ou spirituel. Mon intention n’est pas d’occulter ces derniers. Elle consiste simplement à mettre l’accent sur les éléments du christianisme occidental qui ont impulsé de la manière la plus décisive et directe la spécificité religieuse de l’Europe de l’Ouest et qui, par ce conduit, ont engendré la possibilité de son débouché politique démocratique. Ce ne sont pas les éléments d’ordre transcendantal qui ont joué le premier rôle sur ce plan, d’autant qu’il apparaît que les textes sacrés de toutes obédiences s’accordent pour la plupart à prodiguer à leurs fidèles de louables principes assez analogues et que le christianisme ne se distingue guère à ce niveau.

Je considérerai ici un seul exemple, au vrai primordial, de cette prééminence des facteurs non spirituels de l’exceptionnalisme du christianisme occidental : celui de l’involontaire promotion catholique des femmes dans le mécanisme qui mena à l’invention par l’Église du prototype de l’État comme administration. L’affaire se joua très vite. Dès le VIIIe siècle, l’Église de Rome avait achevé, sauf en Scandinavie, son entreprise de conversion massive du gros des populations européennes. Il lui fallait dès lors procéder autrement, non plus par le biais de baptêmes collectifs, excluant tout engagement personnel, mais grâce à des adhésions individuelles au christianisme, reposant à l’inverse sur un acte de foi individuel ou un calcul d’intérêt. Or un vaste public dispersé restait à conquérir : celui des femmes et en particulier des veuves, nombreuses et souvent riches, tenues coutumièrement captives avec tous leurs biens dans le lignage de leur défunt mari.

Bien que sans se préoccuper un instant de servir la « cause féminine », l’Église va de la sorte la promouvoir par mégarde. Elle va autoriser les femmes – riches – à sortir de ce lignage avec leurs possessions et en particulier leurs terres, pour se placer dans la plupart des circonstances sous la protection d’un couvent ou d’une institution catholique dans l’attente du moment où elles en feront leur héritière pour mieux accéder au Paradis. L’appareil ecclésiastique est devenu ainsi immensément riche, l’emportant sur tous en puissance, en ressources, également en personnel qualifié au sein d’un monde pratiquement analphabète et largement misérable. Dans ces conditions, il ne s’agissait plus de privilégier d’ineffables adorations, mais plutôt de développer une capacité administrative, d’innover, d’inventer de toutes pièces une espèce de gigantesque État clérical sans nul pareil dans l’espace laïc. L’Église créa ainsi le prototype de l’État, comme suite logique de sa prise de contrôle des richesses et de l’héritage des veuves en particulier.

Quelle est aujourd’hui l’influence du christianisme en Occident ? Celui-ci est-il, comme on l’entend souvent dire, en voie de disparition ou bien n’avons-nous pas encore pris la mesure de ses dernières évolutions ?

Guy Hermet : Manifeste, le déclin du christianisme occidental ne se traduit pas seulement par la chute de la fréquentation des lieux de culte catholiques et protestants historiques (luthériens ou réformés). Il découle tout autant du délitement des structures matérielles et des moyens humains sur lesquels reposent des églises de plus en plus vides. Les organes du christianisme occidental ont perdu la capacité de récupérer leur présence et leur influence passées, sauf miracle peu prévisible, et cela en dépit des sursauts qui s’observent chez les intégristes ou d’autres minorités « observantes », attachées à la préservation des rituels religieux traditionnels.

En même temps, pourtant, un nouvel épicentre d’un christianisme entendu au sens large se fait jour de manière impressionnante du côté des nouvelles Églises ou chapelles charismatiques catholiques ou protestantes, évangéliques, pentecôtistes, adventistes, parfois baptistes ou encore syncrétiques. Celles-ci commencent à pénétrer même l’Europe de l’Ouest ou l’Asie du Sud-Est, comme on l’a vu tristement, en Corée du Sud et en France, avec la propagation du coronavirus par le truchement de grands rassemblements néo-protestants. Toutefois, c’est surtout en Amérique latine et dans l’Afrique subsaharienne qu’elles tiennent depuis une trentaine d’années le haut du pavé, au point de réduire de façon significative la place du catholicisme établi, tant sur le plan spirituel que sur celui de la richesse et des moyens matériels de conquête de millions de fidèles. Le christianisme occidental risque peut-être de se comprendre assez bientôt au passé, avec lui une religion fondée sur des structures fortes au bénéfice d’autres christianismes cultivant l’émotivité sans négliger pour autant les contributions financières de leurs membres.

Propos recueillis par Corinne Deloy

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