En Turquie, la crise gouvernementale révèle la fragilité de M. Erdogan. Les tensions au sein du camp islamiste pourraient profiter au président Gül

Bayram Balci

Depuis juin 2013, le gouvernement de M. Erdogan fait face à de spectaculaires expressions de mécontentement populaire. Touché dans son autorité, le charismatique premier ministre subit un nouvel échec. La justice vient de mettre en examen pour corruption ses plus proches collaborateurs, dont trois de ses principaux ministres, qui viennent de donner leur démission. Depuis le 17 décembre, la coalition officieuse au pouvoir entre l'AKP et le mouvement de Fethullah Gülen vole en éclats. Tapi dans l'ombre, Gülen est une énigmatique figure religieuse, mais il est surtout à la tête d'un mouvement tentaculaire dont l'influence croissante est omniprésente en Turquie. Dans ce bras de fer, Recep Tayyip Erdogan a autant à perdre que Gülen.

Depuis 2002, l'AKP, parti dirigé par le premier ministre et issu de l'islam politique, gouverne la Turquie. Il jouit du soutien massif de la communauté religieuse fondée par l'influent Fethullah Gülen, et dont de nombreux sympathisants sont soupçonnés de noyauter la police et la justice. Cette coalition était cohérente à plus d'un titre. D'abord, ils partagent la même base sociale et incarnent le même islam : modéré, teinté de nationalisme, représentatif de l'Anatolie profonde, tout en étant ancré dans la modernité. Tous deux ambitionnent d'arrimer la nouvelle bourgeoisie conservatrice à l'économie mondiale. Tous deux sont les grands promoteurs de l'entrée du capital international en Turquie et s'opposaient au même adversaire, l'establishment kémaliste incarné par l'armée.

Or, après dix ans d'harmonie de façade, l'union sacrée s'est effritée. D'abord, l'armée et la bureaucratie kémalistes ont été marginalisées, et ont perdu la suprématie qu'elles avaient tant sur la gestion du pays que sur l'orientation de sa politique. Près de 300 hauts gradés et hauts fonctionnaires sont en prison pour tentative de coup d'Etat. L'armée muselée est déjà une victoire encourageante pour la démocratie, et la Turquie le doit à cette alliance Erdogan-Gülen. Or, des voix s'élèvent pour critiquer le remplacement de l'ancien système sécuritaire militaire par un nouveau système tout aussi autoritaire et centré sur le règne sans partage du premier ministre.

Les alliés gülenistes se méfient de cette dérive et ont engagé la résistance. Le combat par médias interposés révèle leur vraie nature. Rendu paranoïaque par le « printemps arabe » , la crise en Syrie, le coup d'Etat en Egypte qui souligne l'échec du modèle AKP pour le monde arabe, les mouvements de protestation de juin 2013 qui ont réuni l'opposition contre sa politique, M. Erdogan s'est enfermé dans une dérive autoritaire. Désorganisée et déconsidérée à cause de ses liens historiques avec le régime kémaliste dont elle n'arrive pas à faire la critique, l'opposition kémaliste s'est montrée incapable de contrer cette dérive, du moins jusqu'à ce jour. La seule résistance salutaire est venue du mouvement de Gülen, sans toutefois servir la démocratie. En effet, le mouvement de Gülen, infiltrant l'appareil judiciaire et policier, exerce une influence sur l'exécutif. Mais, par tradition, il agit dans le secret, loin de l'oeil public, ce qui nourrit une frustration vis-à-vis du pouvoir. Le vaste coup de filet du 17 décembre contre des dizaines de proches de M. Erdogan est l'oeuvre de procureurs et d'officiers de police proches de M. Gülen. Le fait est louable, mais il n'a été révélé au public qu'a posteriori. Il répond en représailles à la décision du premier ministre de fermer un vaste réseau de centres éducatifs qui font la force économique et sociale du mouvement en Turquie.

Après la démission de trois de ses ministres le 25 décembre, le premier ministre turc doit faire face à de vives critiques et certains exigent que sa tête tombe. Cette crise sans précédent fragilise, voire met en danger l'avenir du premier ministre turc, de son parti AKP, mais elle pèse également sur l'image et le rôle régional de la Turquie.
M. Erdogan crie au complot et jure vengeance, en sous-entendant qu'il s'agit d'une machination de déstabilisation ourdie par des forces obscures jalouses du succès sans pareil de l'AKP. Ce discours va-t-en-guerre et ses gesticulations de déni ne font que trahir un peu plus sa faiblesse. Par réflexe d'autodéfense, dès que l'affaire a été rendue publique, il a procédé à des limogeages et des remaniements au sein de l'Etat pour enrayer la machine, fait peu glorieux pour un homme qui se veut démocrate.
La manière dont il vient de réorganiser son équipe trahit sa peur paranoïaque : sur les vingt ministres nommés, dix sont de nouvelles têtes. A ces purges peu honorables s'ajoute le doute chez un homme de plus en plus vulnérable et à l'image ternie. Son autoritarisme inflexible dans la gestion des manifestations massives contre son autorité au mois de juin ne l'a rendu que plus fébrile encore et a discrédité l'AKP aux yeux de ses électeurs, si bien que, depuis cette date, les expressions populaires anti-Erdogan sont légion. Se faisant, il s'éloigne à grands pas de son image modèle de leader musulman modéré et démocrate, et de force d'inspiration pour les dirigeants du monde arabo-musulman. Par ces choix politiques, M. Erdogan montre qu'il préfère emprunter une autre voie, celle autoritaire et arrogante d'un anti-modèle démocratique à la Poutine. Au-delà de sa personne, de sa fonction et de son parti, l'AKP, c'est tout le soft power de la Turquie, son image de pays stable, prospère et médiateur dans la région, qui va en pâtir.
La rupture entre Erdogan et Gülen apparaît définitive, et tous deux en sortent perdants. M. Erdogan est estampillé comme autoritaire et à la tête d'un gouvernement corrompu. Il a beau crier au complot, il n'en dément pas moins des faits de corruption indéniables. Quant à Gülen, il se présente comme un héraut de la lutte anticorruption et garant de la démocratie, mais il se discrédite en révélant son rôle dans les arcanes de l'Etat. Erdogan et Gülen perdant de leur prestige, les Turcs cherchent le troisième homme, intègre et droit, pour reprendre les rênes d'un Etat à la dérive. Pareil homme providentiel pourrait venir du camp séculier et laïc, mais cette gauche turque ne semble pas saisir une telle opportunité historique. En revanche, nombreux sont ceux qui misent sur le président de la République actuel, Abdullah Gül.

Fidèle d'Erdogan, avec qui il a fondé l'AKP en 2001, il pourrait bien, en cas d'aggravation de la crise, devenir l'homme providentiel pour sortir la Turquie de son marasme. Modéré, il est apprécié par une vaste proportion de la population. Lors de la révolte en juin, il avait tenu des propos d'apaisement qui avaient contrasté par leur sagesse avec ceux, vindicatifs, du premier ministre. En réponse au coup de tonnerre du 17 décembre, il s'est exprimé pour déclarer que si affaire de corruption il y a, une enquête doit clarifier les choses. 2014 et 2015 seront riches en élections (municipales puis présidentielle et générales). Le mandat d'Abdullah Gül arrive à terme à l'été 2014, et il intéresse M. Erdogan à condition que la Constitution révisée confère plus de pouvoirs à la fonction. Or, cette révision, voulue par M. Erdogan pour lui tailler une présidence forte, à la française, pourrait ne pas répondre à ses attentes, tant les secousses politiques pèsent sur le pays. Dans ce cas, M. Erdogan pourrait être tenté d'inverser les rôles : prendre la présidence, à condition qu'Abdullah Gül en premier ministre se laisse à nouveau assujettir et joue l'homme de paille pour un président de fait omnipotent.
L'homme sage et modéré qui occupe la fonction présidentielle jusqu'en août 2014 est-il prêt à ce nouveau sacrifice ou se révélera-t-il ambitieux? La sanction des urnes parlera bientôt, promet des campagnes acharnées et un débat riche. Toutefois, la crise est d'une telle ampleur qu'elle pourrait bouleverser toutes les échéances. Dans cette bataille où Erdogan et Gülen n'ont pas fini de s'étriper, rien n'indique que d'autres affaires de corruption ne verront pas le jour. En Turquie comme ailleurs, celles-ci surgissent plus fréquemment en période préélectorale.

Le Monde, 28 décembre 2013

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